Le chien d’or/I/13

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 164-180).


CHAPITRE XIII.

LE CHIEN D’OR.

I.

Sur la rue Buade, — une rue qui garde le nom du vaillant Frontenac, — s’élevait depuis peu, un vaste et imposant édifice, bâti par le bourgeois Philibert. Le bourgeois, c’est ainsi que le peuple de la colonie aimait à appeler Nicholas Jaquin Philibert, le puissant et riche marchand de Québec, qui luttait vaillamment contre le monopole odieux de la grande compagnie.

C’était un édifice en pierre, d’un style simple, d’une apparence solide et sévère. On trouvait, dans la Nouvelle-France, que c’était une merveille d’architecture ; on en parlait avec admiration, depuis Tadoussac jusqu’à Ville-Marie. Il comprenait la demeure du bourgeois et les bureaux et les magasins nécessaires à son immense commerce.

Il n’y avait aucun ornement, mais on voyait reluire au soleil, sur la façade, ce morceau de sculpture qui piquait si fort la curiosité des habitants et des étrangers, et fut longtemps un sujet de conversation, dans toutes les seigneuries de la Province. La tablette du Chien d’Or, avec son inscription énigmatique, était là, défiant l’interprétation, au-dessus de la rue active et agitée. Elle est là encore aujourd’hui. Le passant qui la regarde se demande ce qu’elle signifie, et il se sent ému à la pensée du drame de sang dont elle garde seule le triste souvenir.

Un chien couché ronge un os humain. Au-dessus et au-dessous de ce chien, creusée dans la pierre, comme si les générations futures devaient lire et méditer ses avertissements mystérieux, on peut lire cette fatidique inscription :

Je suis un chien qui ronge l’o,
En le rongeant je prend mon repos.
Un temps viendra qui n’est pas venu,
Que je morderay qui m’aura mordu.

II.

Dans les magasins du bourgeois Philibert, venaient s’entasser presque tous les articles de commerce de la Nouvelle-France. Les balles de fourrures qu’avaient apportées, des régions lointaines du Nord-Ouest, des flottes de légers canots : Peaux du castor timide, de la loutre gentille, du renard noir et argenté, toutes si riches d’aspect et si douces au toucher, toutes tant désirées par les orgueilleuses beautés de partout ! Peaux de veaux-marins pour garnir les toges des gros bourgmestres, et d’hermines pour border les manteaux des nobles et des rois. Dépouilles des loups, des ours, des bisons, rendues moelleuses comme l’étoffe par le travail des Indiennes. Peaux destinées à assurer la chaleur et le confort aux rapides traîneaux, quand l’hiver arrive, que les vents du nord-est soulèvent, comme une poussière d’argent, les tourbillons de neige, ou que, dans leur marche glorieuse, les aurores boréales s’avancent comme une armée de lanciers, sous le ciel froid du nord.

Et puis, tous les produits de la colonie : le blé, la laine, le lin, le bois de construction, le fer des forges royales des Trois-Rivières, le ginseng des forêts, qui valait son poids d’or, et pour lequel les Chinois donnaient leur thé, leurs soies et leur argent.

Le bourgeois aurait pu bâtir une flotte entière avec le bois qu’il avait sur les quais et les rivages du fleuve. Ses pins superbes auraient fait des mâts dignes du plus grand vaisseau amiral.

III.

Il possédait Belmont, une demeure splendide d’où l’œil embrassait toute la pittoresque vallée de la rivière St. Charles. Mais le nuage qui avait obscurci le bonheur des autres, s’était aussi arrêté sur sa tête. Il avait vu, lui aussi, partir son dernier enfant, son bien-aimé Pierre. Le jeune homme avait dû laisser le toit paternel, pour aller étudier l’art militaire en France. La maison de Belmont resta déserte pendant l’absence de Pierre. Le bourgeois préférait demeurer en ville. Il pouvait surveiller de plus près ses nombreuses affaires. La compagne qui avait partagé avec lui une vie de bonheur, était morte depuis longtemps, laissant dans son cœur un vide que rien n’avait pu combler. Sa maison hospitalière s’ouvrait toujours grande pour les nombreux amis. Il était, cependant, grave, seul, et ne s’occupait du présent que pour ceux qui dépendaient de lui. Il vivait avec le souvenir ineffaçable de la chère morte, et avec l’espoir d’un brillant avenir pour son fils.

Il méritait d’attirer l’attention. Il inspirait la confiance. Il était le bras qui soutient, la sagesse qui conseille, la sympathie qui console. Grand, fortement découplé, il avait l’air noble des gens de hautes castes, une belle tête couronnée de cheveux grisonnants, une de ces têtes où la vie se concentre, que le temps ne dépouille point et qui emportent dans la tombe, la neige de leur centième année. Son œil vif vous devinait avant que vous eussiez parlé. Il était beau, ne riait pas souvent, car la gaieté avait déserté son cœur. Il pouvait prodiguer ses bontés, mais n’oubliait pas une injure, et exigeait une satisfaction complète.

IV.

Au moment où nous sommes arrivés, le bourgeois était assis à une table, dans son riche salon de la rue Buade, et lisait en les annotant, les lettres que la frégate lui avait apportées de France.

Une seule personne était avec lui : une vieille dame à cheveux blancs, vêtue d’une robe noire, selon la coutume sévère des Huguenots, et coiffée, au grand désavantage de sa figure effilée, mais très-douce, d’une capeline blanche attachée sous le menton. Pas un bout de ruban, pas un bout de dentelle. Cette vieille puritaine ne concédait pas l’épaisseur d’un cheveu aux vanités du siècle, ce qui ne l’empêchait point d’avoir le meilleur cœur du monde. Elle était vêtue avec tant de modestie que l’on devinait presque un sacrifice. Le monde pervers est si friand de tout ce qui ressemble à la liberté ! Une tresse qui s’égare, un ruban qui se détache, en voilà assez pour faire rêver l’œil curieux.

Madame Rochelle, — c’était le nom de cette grave personne, — ne manquait, certes ! pas d’intelligence et gouvernait dignement la maison du bourgeois Philibert. Elle venait du Languedoc ; cela, du reste, se devinait à ses yeux noirs et surtout à son parler. Elle avait gardé l’accent suave, la douce intonation de son pays natal. Elle était fille d’un ministre calviniste. Elle vint au monde dans la célèbre année de la révocation de l’édit de Nantes, alors que Louis XIV, détruisant l’œuvre de Henri IV, permit les rigueurs administratives qui accompagnèrent la guerre civile, et força une partie de la population, avec ses industries et ses richesses, à s’en aller chercher un asile chez les nations étrangères.

V.

Elle vit les scènes pénibles des grandes luttes religieuses de ce temps, et elle perdit, dans les guerres des Cévennes, tout ce qu’elle possédait de plus cher : son père, ses frères, presque tous ses parents, et finalement son fiancé, un gentilhomme du Dauphiné. Elle vint s’agenouiller sur la place de l’exécution, et quand il arriva, ce martyr de sa croyance, elle mit ses mains dans les siennes et lui jura une éternelle fidélité. Son serment fut irrévocable.

Un officier du roi, le comte Philibert, frère aîné du bourgeois, fut témoin de cette scène touchante. Il eut pitié de la pauvre enfant, et l’amena dans sa famille, où elle demeura toujours. Le Bourgeois succéda à son frère mort sans enfants ; puis la maison fut ruinée. L’orpheline ne voulut pas se séparer de ses bienfaiteurs tombés dans l’infortune, et elle les suivit dans la Nouvelle-France. Elle avait été la fidèle amie de madame Philibert, dont elle avait élevé les enfants. Maintenant, sur ses vieux jours, elle était la sage confidente du Bourgeois, et gouvernait sa maison. Son temps se partageait entre ses devoirs religieux et les soins du ménage. Bien que la lumière surnaturelle qui l’éclairait n’arrivât à elle que par l’étroite fenêtre d’une croyance étroite, cette lumière gardait encore quelque chose de sa divine origine. Sa joie était satisfaite, et elle possédait la résignation, l’espérance et la tranquillité.

Ses livres préférés étaient la bible, les hymnes de Marot et les sermons du célèbre Jurieu. Elle avait entendu les prophéties de la Grande Marie, et reçu le souffle inspirateur de De Serre, le prophète huguenot, au sommet du mont Peira.

Elle croyait bien maintenant que parfois encore s’éveillait cette faculté de lire dans l’avenir, dont sa jeunesse avait été douée. C’était peut-être les révélations d’un grand sens naturel et d’une vive intelligence, les gages d’une âme pure.

Les persécutions que l’on fit souffrir aux calvinistes des Cévennes, firent naître chez ces gens le fanatisme du désespoir. De Serre fut suivi d’une foule immense. Il prétendait donner aux croyants, en soufflant sur eux, le Saint Esprit et le don des langues. Des exilés ont apporté ses doctrines en Angleterre ; leurs singulières idées se sont perpétuées jusqu’à nos jours. On peut voir encore une secte qui croit au don des langues et prophétise selon qu’il fut enseigné autrefois dans les Cévennes.

VI.

La vieille dame tenait son livre ouvert devant elle ; cependant elle ne lisait pas, et ses lunettes gisaient en travers de la page. Assise, rêveuse, près de la fenêtre ouverte, elle regardait quelquefois dehors, mais rarement, car ses pensées ne sortaient point de la maison. Elle ressentait beaucoup de joie et de reconnaissance, à cause du retour de Pierre Philibert, l’enfant qu’elle avait élevé, et elle arrangeait dans sa mémoire les détails d’un festin que le Bourgeois voulait donner en l’honneur de ce fils unique.

Le Bourgeois finit la lecture de ses lettres et se mit, aussi lui, à songer en silence. Il était comme la bonne dame, tout occupé de son fils. Il paraissait rayonnant de bonheur, comme le vieillard Siméon, quand il s’écria du fond de son âme : Nunc dimittis, Domine !

— Dame Rochelle, commença-t-il, — et elle se retourna promptement à sa voix — Dame Rochelle, si j’étais superstitieux, je craindrais que la joie immense dont je suis rempli depuis le retour de Pierre, ne se change en une profonde douleur.

— Dieu bénisse Pierre ! répondit-elle. Pierre ne peut apporter que du bonheur à la maison. Il faut remercier le Seigneur de ce qu’il nous donne et de ce qu’il nous ôte ! Il nous a enlevé un adolescent ; il nous a rendu un homme digne de marcher à la droite du roi et de commander ses armées, comme Benaiah, le fils de Joïada, commanda les armées de Salomon.

— Grand merci de la comparaison ! fit le Bourgeois en souriant, mais Pierre est français, et il aimerait mieux commander une brigade dans l’armée du Maréchal de Saxe, que l’armée entière de Salomon. Tout de même, je me trouve parfaitement heureux aujourd’hui, Débora, — il l’appelait ainsi quand il était ému, — et je ne veux pas gâter mon bonheur par une crainte futile. Bah ! c’est la réaction : j’ai eu trop de félicité à la fois, je suis faible devant tant de joies.

— Il est une douce voix intérieure, Maître, qui nous parle ainsi, afin que nous cherchions notre appui dans le ciel et non pas sur la terre où tout passe, où tout est incertain. L’homme qui a vécu de longues années et s’en réjouit, ne saurait oublier les jours de ténèbres, car ils sont nombreux. Nous ne sommes pas étrangers, Maître, aux vanités et aux misères de la vie humaine. Le retour de Pierre est comme un rayon de soleil qui traverse les nuages. Dieu aime que nous nous réchauffions au rayon de soleil qu’il nous envoie.

— C’est juste, madame, et c’est ce que nous allons faire. Les vieux lambris de Belmont vont tressaillir d’allégresse à l’arrivée de leur futur maître.

VII.

Cette dernière parole ravit la vieille dame. Elle savait que Belmont était destiné à Pierre et le Bourgeois avait eu la même pensée qu’elle. C’était à cela sans doute qu’il songeait tout à l’heure.

— Maître, dit-elle, Pierre sait-il que le chevalier Bigot était concerné dans les fausses accusations portées contre vous, et que c’est lui qui, poussé par la princesse de Carignan, fit exécuter l’inique décret de la cour ?

— Je ne crois pas, Débora ; je n’ai jamais dit à Pierre que Bigot fût autre chose que l’avocat du roi, dans la persécution que j’ai endurée. C’est ce qui me trouble au milieu de ma joie. Si Pierre savait que l’Intendant s’est fait mon accusateur, pour plaire à la princesse, il ne remettrait son épée au fourreau qu’après l’avoir trempée dans son sang. C’est à peine si je puis me contenir moi-même.

La première fois que je l’ai rencontré ici, sous la porte du Palais, je l’ai bien reconnu, et je l’ai regardé en pleine face. Il m’a reconnu lui aussi. Il est hardi, l’animal ! et n’a pas baissé les yeux. S’il avait souri je l’aurais frappé. Mais nous sommes passés sans rien dire, échangeant le plus mortel salut, que deux ennemis peuvent échanger. Il est heureux, peut-être, que je n’aie pas eu mon épée ce jour-là, car j’ai senti ma colère s’éveiller. Une chose que je redoute : Pierre ne resterait pas calme comme moi, s’il connaissait l’Intendant comme je le connais, son sang est jeune. Mais je n’ose rien lui dire. Il y aurait tout de suite du sang de répandu, Débora.

— Je le crains en effet, Maître. En France, j’avais peur de Bigot ; j’en ai peur ici, où il est bien plus puissant. Je l’ai vu passer un jour. Il s’est arrêté pour lire l’inscription du Chien d’Or. Il est reparti vite, il avait l’air d’un démon. Il avait bien compris.

— Ah ! et vous ne m’avez pas dit cela, Debora ! fit le Bourgeois.

Et il se leva tout excité. Il reprit :

— Bigot a lu l’inscription, dites-vous ? L’a-t-il toute lue ?

J’espère que chaque lettre a brûlé son âme comme un fer rouge.

— Cher Maître, ce n’est pas là le langage d’un chrétien, et vous ne pouvez en attendre rien de bon. « Je suis le Dieu de la vengeance, dit le Seigneur. »

VIII.

Madame Rochelle allait continuer sa leçon de morale, quand tout à coup un grand bruit monta de la rue. Il était causé par une foule de personnes, — des habitants surtout, — attroupées en face de la maison. Le Bourgeois et sa vieille amie s’interrompirent, vinrent regarder à la fenêtre et aperçurent tous ces gens excités dont le nombre allait toujours grossissant.

C’étaient des curieux qui venaient voir le Chien d’Or dont on parlait tant, et peut-être aussi qui voulaient connaître le bourgeois Philibert, ce grand marchand, défenseur fidèle des droits des habitants, l’adversaire implacable de la Friponne.

Le Bourgeois regardait cette multitude qui croissait toujours : des habitants, des gens de la ville, des femmes, des jeunes gens, des vieillards. Il se dissimulait cependant pour n’être pas vu. Il n’aimait pas les démonstrations, encore moins les ovations. Il put entendre plusieurs voix assez distinctement et comprendre de quoi il s’agissait. Ses regards tombèrent plusieurs fois sur un jeune homme vif et remuant, qu’il reconnut pour Jean La Marche, le joueur de violon, un censitaire de Tilly. C’était un original et tout le monde l’entourait.

— Je veux voir le bourgeois Philibert ! cria tout à coup ce Jean La Marche, c’est le plus honnête marchand de la Nouvelle-France et le meilleur ami du peuple. Vive le Chien d’Or ! À bas ! la Friponne !

— Vive le Chien d’Or ! À bas ! la Friponne ! exclamèrent cent voix.

— Chante donc, Jean, fut-il demandé.

— Pas maintenant, j’ai fait une chanson nouvelle sur le Chien d’Or, je vous la chanterai ce soir… si vous y tenez, c’est-à-dire.

Jean prit un grand air de modestie pour dire cela : il riait sous cap, car il savait bien que sa chanson serait accueillie avec autant d’enthousiasme, à Québec, que l’ariette nouvelle d’une prima dona, à l’opéra de Paris.

— Nous viendrons tous pour l’entendre, Jean… Mais prends garde à ton violon : il va se faire écraser par la foule.

— Comme si je ne savais pas avoir soin de mon cher marmot, répliqua Jean, en élevant l’instrument au-dessus de sa tête. C’est mon seul enfant, continua-t-il. Je le fais rire et pleurer, aimer et gronder, comme je veux, et je puis vous faire faire de même, à vous tous, rien qu’à toucher les cordes de son âme.

Jean était venu à la corvée, le violon sous le bras. C’était son outil. Il ne savait pas qu’Amphion avait bâti les murs de Thèbes en jouant de la lyre, mais il savait que son violon ranimait le zèle des travailleurs. Il disait souriant :

— Mon violon est joyeux comme les cloches de Tilly, quand elles sonnent pour une noce ; il repose de la fatigue et fait aller au travail avec gaieté.

IX.

On entendait un grand murmure de voix, des éclats de rire continuels, pas de contredits. Les habitants d’en haut et ceux d’en bas étaient là, mêlés dans une parfaite harmonie, ce qui n’arrivait pas souvent. Personne même, d’entre les Canadiens qui parlaient bien le français, ne songeait à taquiner les Acadiens à cause de leur rude patois.

Quand l’Acadie tomba aux mains des Anglais, un grand nombre de ses habitants montèrent à Québec. C’étaient des gens hardis, robustes, querelleurs, qui s’en allaient çà et là provoquer les autres avec leur provocante interrogation : Étions pas mon maître, monsieur ?

Mais ce jour-là, tous se montraient civils, ôtaient leurs tuques et saluaient avec une politesse que n’auraient pas dédaignée les rues de Paris.

X.

La foule augmentait toujours dans la rue Buade. Max Grimau et Bartémy, les deux vigoureux mendiants de la porte de la Basse-ville, surent cependant garder leur place accoutumée dans les marches de l’escalier et firent une fameuse récolte de gros sous. Max était un vieux soldat en retraite, encore vêtu de l’uniforme qu’il portait à la défense de Prague, sous le maréchal de Belle-Île ; mais l’uniforme était en guenilles.

Bartémy était aveugle et mendiant de naissance. Le premier était un bavard, un importun ; le second un homme silencieux, qui ne faisait que tendre au passant sa main tremblante. Pas un ministre de finances, pas un intendant royal n’ont jamais cherché avec autant d’ardeur et autant de succès, peut-être, les moyens de taxer un royaume, que Max et l’aveugle, les moyens de taxer les passants.

C’était une bonne journée pour nos deux mendiants. La nouvelle que l’on faisait une ovation au bourgeois s’était vite répandue, et les habitants montaient par groupes à la Haute-Ville, les uns suivant la côte escarpée, les autres prenant les grands escaliers bordés des tentes des colporteurs basques : des coquins qui avaient la langue bien pendue, ces colporteurs !

Les escaliers partaient de la rue Champlain, pour aboutir dans la côte. C’était un casse-cou que les vieillards et les asthmatiques n’aimaient guère, mais ce n’était rien pour les grimpereaux, comme les habitants appelaient les petits garçons de la ville, ni pour le pied agile des fillettes qui couraient à l’église ou au marché.

XI.

Max Grimau et l’aveugle Bartémy avaient fini de compter leur monnaie. Les gens arrivaient toujours, et depuis la porte de la basse-ville jusqu’à la cathédrale, la rue était remplie d’une foule paisible qui voulait voir le chien d’or et connaître le bourgeois.

Alors, des gentilshommes qui chevauchaient à toute vitesse s’engagèrent dans la rue Buade et voulurent se frayer un passage. Ils n’y réussirent pas, et restèrent enfermés.

C’étaient l’Intendant, Cadet, Varin et tous les vils hôtes de Beaumanoir qui revenaient à la ville. Ils parlaient, criaient, riaient, faisaient tout le tapage possible, comme font d’ordinaire les désœuvrés, surtout quand ils ont bu.

— Que signifie ce tumulte, Cadet ? demanda Bigot, je crois que ce ne sont pas vos amis. Cet individu voudrait vous voir chez le diable, ajouta-t-il en riant.

Il montrait un habitant qui criait à pleine tête : À bas Cadet !

— Pas plus les vôtres, riposta Cadet. Ils ne vous ont pas encore reconnu, Bigot. Laissez faire, vous allez avoir votre tour. Ils ne vous placeront pas moins chaudement que moi.

Les habitants ne connaissaient point l’Intendant, mais ils connaissaient bien Cadet, Varin et les autres, et quand ils les aperçurent ils leur jetèrent des malédictions.

— Est-ce que ces gens-là nous arrêtent pour nous insulter ? demanda Bigot. Il n’est pas naturel pourtant de supposer qu’ils connaissent notre retour.

Et tout impatient, il essaya de faire avancer son cheval, mais inutilement.

— On ! non, Excellence ! c’est la populace que le gouverneur a mandé pour la corvée du roi. Elle vient présenter ses hommages au Chien d’Or. Le chien d’or, c’est son idole ! J’imagine qu’elle ne s’attendait pas à nous voir la troubler dans ses dévotions

— Les vils moutons ! ils ne valent pas la peine d’être tondus ! s’écria Bigot avec colère, en regardant le Chien d’Or qui semblait le défier.

— Rangez-vous, vilains ! fit-il aussitôt, en éperonnant son cheval. Lancez au milieu d’eux votre vaillant Flamand, Cadet, et n’épargnez pas les pieds.

XII.

C’était justement ce que Cadet voulait :

— Venez, Varin, cria-t-il, venez tous ! donnez de l’éperon et ouvrez vous un chemin dans cette tourbe.

Tous les cavaliers s’élancèrent frappant de droite et de gauche avec leurs pesants fouets de chasse. Il s’ensuivit une violente mêlée. Plusieurs habitants furent foulés aux pieds des chevaux et plusieurs gentilshommes vidèrent les étriers. L’Intendant était furieux : son sang gascon s’échauffait vite. Il frappait de son mieux, et on pouvait le suivre à la trace ensanglantée qu’il laissait.

Il fut reconnu à la fin, et une clameur immense retentit :

— Vive le Chien d’Or ! À bas la Friponne !

Quelques uns des plus hardis se risquèrent à crier :

— À bas l’Intendant ! à bas ! les voleurs de la grande compagnie !

Par bonheur, les habitants n’avaient point d’armes. Ils se mirent à lancer des pierres et essayèrent de démonter les gens à cheval. Ils en renversèrent plusieurs. L’amour de Jean La Marche, son cher violon, périt écrasé dans la première charge. Jean se précipita à la bride du cheval de l’Intendant, mais il reçut un coup qui le renversa.

L’Intendant et ses amis tirèrent l’épée. Une catastrophe était imminente. Alors, le bourgeois envoya un messager au château, puis il s’élança au milieu de la foule, suppliant et menaçant.

On le reconnut aussitôt et il fut acclamé. Avec toute son influence, il n’aurait pas réussi, cependant, à calmer la fureur soulevée par les violences de Bigot ; mais les soldats s’avançaient et le roulement de leurs tambours couvrit le bruit de la bagarre.

Quelques minutes encore, et une longue file de baïonnettes étincelantes, ondula dans la rue du Fort. C’étaient les troupes du colonel St. Rémi. Elles se préparèrent à charger la foule. Mais le colonel, qui était un homme de sens, vit d’un coup d’œil ce qui se passait, et il commanda la paix avant d’employer la force pour la rétablir. Le peuple obéit aussitôt, et calme et silencieux, se retira paisiblement devant les troupes. Il n’avait assurément pas l’intention de résister à l’autorité. Les soldats ouvrirent un chemin et l’Intendant put s’éloigner avec ses amis.

Ils furent poursuivis par une volée d’imprécations. Ils répondirent bien, du reste ; et, jurant, blasphémant, ils traversèrent la Place d’Armes au galop, et se précipitèrent pêle-mêle sous la porte du château St. Louis.

Tout rentra dans le silence. Quelques uns des plus timides avaient peur, cependant, des conséquences de cet attentat sur la personne de l’Intendant royal. Mais tous s’en allèrent, par groupes ou seul à seul, espérant bien qu’on ne leur demanderait jamais compte de l’affaire de ce jour.

XIII.

L’Intendant et ses amis arrivèrent à toute bride dans la cour du château. Ils étaient furieux : Plusieurs avaient perdu leurs chapeaux ; tous étaient ébouriffés, et dans un état déplorable. Ils descendirent de leurs chevaux, s’élancèrent dans les corridors, jurant comme des démons et faisant retentir les dalles sous leurs pas irrités. Ils entrèrent dans la salle du conseil.

Bigot avait des flammes dans les yeux, des flammes dans toute la figure. Un éclair dans une tempête ! Il s’approcha de la table, salua le gouverneur et, faisant un violent effort pour se contenir ; — il dit d’une voix encore courroucée :

— Votre Excellence et messieurs du conseil nous pardonneront notre retard, quand ils apprendront que moi, l’Intendant royal de la Nouvelle-France, j’ai été insulté, assailli et menacé de mort, même, dans les rues de Québec, par une vile populace.

— Je le regrette beaucoup, et je vous prie de croire que je partage votre indignation, répondit le gouverneur. Je me réjouis de vous voir sain et sauf, continua-t-il. J’ai envoyé des troupes à votre secours, mais j’ignore encore, cependant, la cause de cette sédition.

— La cause de cette sédition ! c’est la haine que le peuple m’a vouée, parce que je fais exécuter fidèlement les ordonnances royales ; mais celui qui soulève la foule et lui donne l’exemple de l’insubordination ; celui qui est au fond de toutes les insultes que l’on nous fait ici, c’est ce notoire Philibert, Philibert le marchand !

Le gouverneur regarda l’Intendant avec assurance, et lui répondit :

— Le sieur Philibert est marchand, c’est vrai, mais il est gentilhomme de naissance, et ses principes sont des plus loyaux. Il serait, j’en suis sûr, le dernier homme qui voulut fomenter quelque trouble. L’avez vous vu, chevalier ?

— La multitude encombrait la rue, en face de ses magasins, et criait des vivats pour le Chien d’Or. Nous essayâmes de passer ; cela fut impossible ! Je ne l’ai aperçu lui, qu’au moment où la confusion était à son comble.

— Et je suis certain, chevalier, qu’il n’encourageait pas les émeutiers.

— Je ne l’accuse point ; mais ces canailles-là, c’étaient ses amis et ses partisans. Néanmoins, je serai assez juste pour déclarer qu’il a fait son possible pour nous protéger, ajouta-t-il, car il savait bien qu’il lui devait la vie probablement.

Il reprit aussitôt :

— J’accuse Philibert de semer l’esprit de révolte, qui produit les émeutes ; je ne le crois pas émeutier lui-même.

— Moi, je l’accuse de ces deux crimes et de tout le mal qu’a fait la populace ! hurla Varin, enragé d’entendre l’Intendant parler avec modération. La maison du Chien d’Or est un repaire de traîtres, fit-il. Il faudrait la renverser de fond en comble, et en prendre la pierre pour élever un monument d’infamie sur le cadavre de son propriétaire… de son propriétaire que l’on aurait fait pendre comme un chien, d’abord, sur la place du marché.

— Silence, Varin ! exclama le gouverneur avec sévérité. Je ne veux pas que l’on parle en termes injurieux du sieur Philibert. L’Intendant ne l’accuse point d’avoir pris part à cette émeute, et vous non plus, n’est-ce pas ?

— Pour Dieu ! Varin, vous ne le ferez point, non ! et vous allez me rendre compte des paroles que vous venez de prononcer ! s’écria de La Corne St. Luc, indigné de voir son ami le bourgeois si cruellement outragé.

— La Corne ! La Corne ! nous sommes dans un conseil de guerre, et ce n’est pas le lieu de faire des récriminations, dit le gouverneur.

Il parlait presque avec véhémence. Il prévoyait une rencontre, et voulait la conjurer. Il ajouta :

— Asseyez-vous, mon vieil ami, et puis aidez-moi à faire ce que demandent de nous le roi et la colonie ; nous sommes ici pour cela.

— De La Corne reprit son siège. Ces paroles l’avaient désarmé.

XIV.

Le gouverneur continua en s’adressant à l’Intendant :

— Vous avez parlé du bourgeois Philibert d’une manière généreuse, chevalier Bigot ; cela me fait plaisir. Le colonel Philibert, mon aide de-camp, vient justement d’entrer : il sera heureux de vous voir rendre ainsi justice à son père.

— Foin de la justice ! marmotta Cadet. Que j’ai été bête de ne pas profiter de la chance qui s’est offerte !… j’aurais dû lui passer mon épée au travers du corps, à ce bourgeois.

Le gouverneur raconta à Philibert ce qui venait d’avoir lieu. Philibert s’inclina en regardant Bigot :

— Je suis fort reconnaissant à l’Intendant, dit-il, mais je m’étonnerais que l’on osât impliquer mon père dans cette affaire. L’Intendant n’a fait que se montrer juste.

Bigot n’aimait pas mieux le colonel Philibert que le bourgeois, et cette observation lui déplut. Il répliqua froidement :

— J’ai dit, colonel, que votre père n’avait pas pris une part active à l’émeute ; et c’est vrai : mais je ne saurais l’excuser de se mettre à la tête du parti qui nous outrage continuellement. Je n’ai pas peur de dire la vérité. Quand j’ai mon opinion sur un homme, je l’ai. Je me soucie du bourgeois comme de la dernière toque bleue de son entourage.

XV.

C’étaient des paroles malheureuses ; il le comprit bien. Mais il regrettait presque d’avoir rendu témoignage au bourgeois. Il avait dit la vérité parce qu’elle est plus facile à dire. Il ne se gênait jamais, c’était son principe. Il n’était point poltron, n’avait peur de rien et ne respectait personne. S’il faisait un mensonge, c’était sans scrupule, de propos délibéré et quand la chose en valait la peine. Mais alors même il s’accusait de n’être pas un homme.

Le colonel Philibert ressentit vivement l’injure faite à son père. Il regarda Bigot en face :

— Le chevalier Bigot, dit-il, n’a fait que rendre simple justice à mon père, en cette occasion. Mais qu’il veuille bien se rappeler, le chevalier, que mon père, bien que marchand ici, est avant tout un gentilhomme Normand, — un gentilhomme qui n’a jamais forfait à l’honneur, — un gentilhomme dont l’ancienne noblesse peut rendre jaloux l’Intendant lui-même.

Bigot élança un regard courroucé au colonel. C’était une allusion à sa noblesse de fraîche date.

— J’ajouterai un mot, reprit Philibert, en fixant tour à tour Bigot, Cadet et Varin ; quiconque attaque mon père m’attaque moi-même, et nul, s’il le fait, qu’il soit petit ou grand, n’échappera au châtiment que je lui réserve.

La plupart des officiers s’approchèrent de la table en donnant des marques d’approbation à Philibert. Personne d’entre les amis de l’Intendant, ne releva le défi. Ils se bornèrent à se regarder les uns les autres. Bigot dissimula sa fureur, et pour prévenir toute réplique nouvelle, il se leva et pria le gouverneur d’ouvrir la séance.

— Nous perdons, dit-il, en récriminations personnelles, un temps précieux que nous devons au roi. Je saisirai le tribunal de cette affaire, et j’espère que les instigateurs de l’émeute comme les émeutiers, seront sévèrement punis de l’outrage qu’ils ont fait à l’autorité royale.