Le chien d’or/I/12

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 150-163).


CHAPITRE XII.

LE CHÂTEAU ST. LOUIS.

I.

Le comte de La Galissonnière et plusieurs des premiers officiers, en grande tenue, se promenaient à pas lents sur la galerie du château, en attendant l’ouverture de la séance du conseil de guerre. L’heure de la réunion était sonnée, mais l’Intendant et quelques-uns des hauts dignitaires de la colonie n’étaient pas encore arrivés de Beaumanoir.

Le château St. Louis s’élevait fièrement dans son vêtement de pierre, sur le bord du cap, immédiatement au-dessus des rues étroites et tortueuses de la basse ville. Il était flanqué de pavillons carrés. De la galerie de fer, on apercevait en bas, à une grande profondeur, le clocher de la vieille église de Notre Dame des Victoires, avec sa girouette dorée.

Du marché de Notre-Dame et du quai où les vaisseaux étaient amarrés, montaient des voix et des bruits de toutes sortes : c’étaient les matelots, les charretiers, les habitants qui se hélaient et s’apostrophaient ; et tous ces cris mêlés et confus, formaient un étrange et assourdissant concert. Le gouverneur se plaisait à ce tintamarre. Il préférait les honnêtes clameurs du travail et de l’industrie, aux accords de la musique

À l’ancre, sur les flots profonds, tout près des caps élevés, on voyait des vaisseaux marchands qui avaient trompé la vigilance des croiseurs anglais. Au milieu de ces navires, le Fleur de lys, un vaisseau de la marine royale, nouvellement arrivé, se berçait tout couvert de pavillons et glorieux comme un cygne dans une volée de sarcelles.

Le Gardeur, comme officier de la garnison, se rendit d’abord auprès du commandant, mais Philibert et de La Corne St. Luc montèrent sur la galerie.

II.

Le gouverneur prit Philibert à l’écart.

— J’espère, lui dit-il, que vous n’avez pas eu de difficulté à trouver l’Intendant.

— Aucune, Excellence, je les ai entendus, lui et ses amis, longtemps avant de les voir.

Il sourit d’une façon un peu moqueuse en disant cela, et le gouverneur comprit bien.

— Ah ! ils festoyaient encore à cette heure du jour ? demanda-t-il. Étaient-ils tous ?… Vraiment, j’ai honte à dire comment. L’Intendant a-t-il pu au moins comprendre mes ordres ?

Le gouverneur paraissait plus triste que surpris ou fâché, car il s’attendait à cela.

— Je crois qu’il était moins ivre que la plupart des autres. Il a reçu votre message avec plus de politesse que je n’aurais pensé, et m’a promis d’être ici à l’heure du conseil.

— Ivre ou sobre, Bigot est toujours poli. Son esprit fortement trempé semble défier le vin, comme son cœur, la morale. Mais vous n’êtes pas resté longtemps à Beaumanoir, j’imagine, ajouta le gouverneur en frappant légèrement le plancher, de la pointe de sa canne.

— Je suis sorti de là aussi vite que je serais sorti de l’enfer. Le temps de capturer, comme je vous l’ai dit, mon ami de Repentigny, et en route !

— Vous avez bien fait, Philibert. L’Intendant est en train de ruiner la moitié des jeunes nobles de la colonie.

— Il ne ruinera pas Le Gardeur, si je peux l’en empêcher, répliqua Philibert d’un ton résolu. Puis-je compter sur l’aide de votre Excellence, ajouta-t-il ?

— Certainement, Philibert, dans tout ce que vous croirez devoir faire pour sauver ce noble jeune homme de l’amitié de Bigot. Mais je ne sais pas combien de temps je resterai ici. Il y a des gens intéressés à mon départ. Ils sont à l’œuvre et leurs intrigues sont puissantes. Peu m’importe mon rappel, cependant, si l’on n’y joint pas l’outrage.

— Vous avez donc reçu des nouvelles aujourd’hui, par la frégate ? demanda Philibert en laissant tomber un regard sur le navire à l’ancre dans le port.

— Des nouvelles ? oui, Philibert ! j’en ai reçu des nouvelles, répondit La Galissonnière avec découragement. Il faudrait la sagesse de Salomon pour gouverner cette colonie, et la force d’Hercules pour nettoyer ces nouvelles étables d’Augias. Et je n’ai aucune influence à la cour, vous le savez.

— Mais tant que vous serez gouverneur, vos avis devront prévaloir.

— Mes avis prévaloir ? Écoutez, Philibert ; qui a répondu, pensez-vous, aux lettres que j’ai adressées au roi et au ministère de la marine et des colonies ?

— En vérité, je ne saurais le deviner, si les réponses ne sont pas venues par le canal ordinaire.

— Je le crois bien. Personne ne pourrait deviner, en effet, que c’est la marquise de Pompadour… Oui, c’est cette femme qui répond aux lettres que j’adresse à mon souverain !

— La Pompadour ? s’écria Philibert tout indigné. Elle, la maîtresse du roi, elle ose répondre à vos dépêches ? La France est-elle donc comme la Rome des empereurs, gouvernée par des courtisanes !

— Oui ! et vous comprenez ce que signifie cet outrage, Philibert ! On veut me forcer à résigner. C’est ce que je vais faire, aussi, dès que mes amis seront à l’abri. Je servirai le roi sur mer, mais plus jamais dans une colonie. Cette malheureuse terre que nous foulons, est condamnée à tomber aux mains de l’ennemi, si la paix n’est bientôt conclue ! La France nous refuse son secours.

— Ce n’est pas possible ! Excellence ! La France ne trahira jamais ses enfants du Nouveau-Monde… Non, ce n’est pas possible !… Et puis nos ressources ne sont pas toutes épuisées, et nous ne sommes pas encore au pied du mur, Excellence.

— Il ne s’en faut guère, Philibert, je vous l’assure… Mais nous en saurons plus long après le conseil.

— Que disent les dépêches, Excellence, au sujet des négociations ?

Philibert savait comme les prévisions du gouverneur étaient justes d’ordinaire.

— Elles annoncent la paix, et je crois qu’elles sont exactes, Philibert. Vous comprenez que le roi ne peut aisément maintenir, en même temps, ses armées et ses maîtresses. La guerre ou les femmes, pas de milieu ! Or, comme ce sont les femmes qui règnent à la cour et au camp, il est facile de prévoir ce qui arrivera.

— Penser qu’une femme, ramassée dans les égouts de Paris, gouverne la France et répond à vos dépêches ! c’est assez pour rendre fou un honnête homme, reprit Philibert avec colère… Et que dit la Pompadour, ajouta-t-il.

— Elle se montre très fâchée de l’opposition que j’ai faite aux mesures fiscales et à la politique commerciale, — comme elle appelle cela, — de son ami l’Intendant. Elle approuve le monopole de la grande compagnie et prétend que je n’ai pas le droit, comme gouverneur, de contrôler l’Intendant, dans l’administration des finances de la colonie.

Philibert sentit profondément l’insulte faite à l’honneur et à la dignité de son chef. Il lui serra la main avec chaleur.

— Vous êtes un véritable ami, Philibert, lui dit le gouverneur fort touché, dix hommes comme vous pourraient encore sauver la colonie !…

Mais l’heure du conseil est passée et Bigot ne vient pas. Il a sans doute oublié mes ordres.

— Je ne pense pas, Excellence, mais il a dû attendre que Varin, Cadet, Deschenaux et les autres fussent en état de se mettre en route.

— Ô Philibert ! quelle honte ! quelle honte ! murmura le gouverneur. Des voleurs comme ces gens-là, ont le droit de venir siéger avec des hommes d’honneur !… Ils ont le pouvoir ici, et nous, nous n’avons qu’un vain titre et une mortelle responsabilité… Restez à dîner avec moi, Philibert, après le conseil ; j’ai bien des choses à vous confier.

— Pas ce soir, Excellence. Mon père a tué le veau gras pour fêter le retour de l’enfant prodigue, et… il faut bien que je dîne avec lui.

— Fort bien ! demain alors. Venez mercredi. Votre père est un gentilhomme qui garde dans le commerce les principes de la véritable noblesse. Vous êtes heureux dans votre père, comme votre père l’est dans son fils.

Le gouverneur, après ces paroles, salua Philibert et alla retrouver les autres officiers.

III.

Un éclair jaillit, puis une colonne de blanche fumée monta tout à coup de la grande batterie, à côté du château. C’était le deuxième signal de la réunion du conseil.

Le comte de la Galissonnière prit le bras de La Corne St. Luc, et suivi des officiers, se dirigea vers la grande salle d’audience. Il alla s’asseoir dans le fauteuil vice-royal, sous un dais, au bout d’une longue table recouverte d’un tapis cramoisi. Les secrétaires se mirent près de lui. Les membres du conseil prirent de chaque côté de la table, la place qui leur était assignée, suivant leur rang et leurs privilèges.

Une longue suite de sièges restèrent inoccupés ; c’étaient ceux de l’Intendant et de ses compagnons.

La grande salle du château St. Louis était vraiment digne d’un palais par sa grandeur et ses ornements. Au dessous des hauts plafonds cintrés, courait une corniche avec architrave à frise sculptée, supportée par des pilastres de chêne poli. Les panneaux de la boiserie étaient encadrés entre de jolies arabesques, et portaient des peintures d’un intérêt tout historique : les portraits des rois, des gouverneurs, des Intendants et des ministres qui avaient été mêlés à la colonisation de la Nouvelle-France.

Au-dessus du fauteuil du gouverneur, les armes royales brillaient sur un riche écusson, et comme drapées dans un faisceau de pavillons blancs semés de lis d’or, emblème de la souveraineté de la France.

Le portrait du dernier roi et celui du roi régnant, étaient suspendus de chaque côté du trône. Parmi les autres portraits qui ornaient les murs, on remarquait celui de Richelieu, qui le premier donna un gouvernement politique aux établissements du Saint-Laurent, un reflet du régime féodal de la France ; celui de Colbert qui utilisa leurs richesses et leurs ressources, en leur envoyant la fleur de la population de la mère patrie, des nobles et des paysans de la Normandie, de la Bretagne et de l’Aquitaine. Là aussi, l’on pouvait voir les franches et hardies figures de Cartier, le premier découvreur, et de Champlain le premier explorateur de la terre nouvelle, et le fondateur de Québec. Là aussi, le vaillant et actif Louis Buade de Frontenac, à côté de la belle comtesse, sa femme, surnommée la divine à cause de son extrême amabilité. Et Vaudreuil qui passa une longue vie au service de son pays ! Et Beauharnois qui résista non seulement aux cinq nations coalisées, mais à la ligue bien plus redoutable encore de la Nouvelle-Angleterre ! Et Laval, avec ses traits pleins d’intelligence et de finesse, Laval qui organisa l’Église et l’instruction dans la colonie dont il fut le premier évêque. Et Talon, le plus sage des Intendants, qui s’efforça de développer l’agriculture et le commerce, et d’assurer le bien être à tous les nouveaux sujets du roi.

Mais il était là un portrait plus frappant encore que tous ceux-ci, un portrait digne d’être mis à côté de ceux des plus grands hommes d’états de la France, le portrait calme, pâle, ravissant d’inspiration de la mère Marie de l’Incarnation, la première supérieure des Ursulines de Québec. Pour obéir aux ordres du ciel, qu’elle croyait entendre, l’illustre femme laissa la France et vint fonder des écoles pour les enfants des nouveaux colons ; elle vint inculquer ses vertus aux jeunes filles qui devaient être les mères de la Nouvelle-France.

IV.

Le gouverneur avait invité deux ou trois ecclésiastiques à prendre part aux délibérations du conseil, et à l’aider de leurs lumières et de leurs avis. Leurs têtes portaient la tonsure comme une couronne, et leurs robes noires formaient un étrange contraste avec les brillants uniformes des officiers. C’étaient l’abbé Métavet, missionnaire chez les Algonquins du Nord, le père Oubal, jésuite, missionnaire chez les Abénaquis de l’est, et le père Larichardie, missionnaire des sauvages tribus du grand ouest.

Mais de tous ces habiles et influents missionnaires qui gouvernèrent véritablement les nations alliées de la France, le plus remarquable fut l’abbé Piquet, sulpicien, le missionnaire du roi, et l’apôtre des Iroquois, comme l’appelaient les ordonnances royales. Il fit d’immenses efforts pour gagner les cinq cantons à la France, quand s’éleva entre elle et l’Angleterre, la grande lutte pour la suprématie dans l’Amérique du Nord.

Sur la muraille, derrière le siège vice-royal, était suspendue une large carte géographique dessinée par cet abbé. Sur cette carte, on voyait toutes les possessions de la France dans l’Amérique du nord ; on voyait aussi les pays qu’elle réclamait. Une ligne rouge, partant de l’Acadie, s’étendait à l’ouest jusqu’au lac Ontario, qu’elle prenait, puis courait au sud le long de la crête des Monts Appalaches. De sa main hardie, l’abbé la poussait jusqu’à la Louisiane, et il réclamait pour la France, les grandes vallées de l’Ohio et du Mississippi, et les vastes territoires arrosés par le Missouri et le Colorado, enfermant ainsi les Anglais, entre la muraille des Appalaches, à l’ouest, et les bords de la mer à l’est.

V.

L’abbé Piquet venait de descendre la Belle rivière en canot. La Belle rivière, c’était le nom que les voyageurs donnaient à l’Ohio. Il avait partout arboré, dans les endroits les plus élevés de ses rives, depuis ses sources jusqu’à sa réunion avec le solitaire Meschacébé, il avait partout arboré les armes de France, et fixé partout des tablettes de plomb portant la fleur de lys, et l’orgueilleuse inscription : Manibus date lilia plenis. Lys destinés, hélas ! à être foulés aux pieds par les Anglais, victorieux, après une lutte acharnée pour la possession du territoire.

Effrayé des dangers qui menaçaient la colonie, l’abbé entreprit avec un zèle extraordinaire, la tâche d’amener les nations indiennes sous les étendards de la France, et d’en faire des alliées. Déjà il avait gagné les puissantes tribus des Algonquins et des Nipissingues et les avait placées aux Deux Montagnes, pour protéger la cité de Ville-Marie II avait créé une scission profonde entre les cinq nations, en réveillant adroitement leur vieille haine contre les Anglais qui empiétaient sur leur domaine du lac Ontario. Et dernièrement, des bandes d’Iroquois s’étaient rendues auprès du gouverneur de la Nouvelle-France, pour dénoncer l’Anglais qui méprisait leurs droits, et leur disputait la possession du sol.

— « Les terres que nous possédons, dirent-ils au grand conseil de Ville-Marie, les terres que nous possédons, nous ont été données par le maître de la vie, et nous ne reconnaissons point d’autre maître. »

L’abbé caressait alors un plan qu’il devait réaliser plus tard. Sous sa direction, un grand nombre d’Iroquois quittèrent leurs villages de la rivière Mohawk et de la rivière Génésie, et vinrent se fixer autour du fort de la Présentation, sur le St. Laurent. Ils fermèrent ainsi cette route aux bandes dévastatrices qui étaient restées fidèles à l’Angleterre.

VI.

En attendant l’arrivée de l’Intendant royal, les membres du conseil causaient familièrement. La plupart s’entretenaient des sujets dont ils seraient saisis officiellement dans un instant, de l’état de la province, des mouvements de l’ennemi ; et ils ne pouvaient s’empêcher de témoigner de l’impatience et du mécontentement à cause du retard de Bigot.

Ils savaient bien ce qui se passait à Beaumanoir, et leurs regards s’allumaient de colère, et leurs lèvres exprimaient du mépris.

— J’apprends, par les lettres privées que m’a apportées le Fleur de Lys, dit de Beauharnois, qu’entre autres rumeurs, il en est une fort intéressante et fort inquiétante pour nous. Il paraîtrait que nous allons recevoir l’ordre de démolir et les travaux de défense que nous avons faits, et ceux qui existaient auparavant. On pense, là-bas, qu’il vaut mieux donner le prix de ces fortifications à quelques favoris politiques et à certains grands personnages de la cour.

Il se tourna vers le gouverneur :

— Votre Excellence a-t-elle entendu parler de quelque chose ? demanda-t-il.

— Oui, c’est assez vrai, je crois, ce que vous dites là. J’ai reçu aussi moi quelques communications à ce sujet, répondit le gouverneur, en faisant un effort inutile pour paraître calme, et dissimuler la honte et le dégoût qu’il éprouvait.

Un frémissement de colère passa dans l’assemblée ; plusieurs officiers ouvrirent la bouche pour protester. Le bouillant Rigaud de Vaudreuil fut le plus prompt. Il frappa la table d’un coup de poing.

— Nous ordonner, s’écria-t-il, de discontinuer la construction des murs de Québec ? nous ordonner de défaire ce qu’a fait la corvée du roi ? Ai-je bien entendu, Excellence ? Le roi est-il fou ?

— Oui, Rigaud, c’est comme je vous l’ai dit. Mais il nous faut obéir aux ordres du roi, et ne prononcer son nom qu’avec respect, comme il convient à de fidèles sujets.

— Ventre Saint-Gris ! quel canadien, quel français a-t-il jamais entendu pareille folie ? riposta de Beauharnois. Démantibuler Québec ! Mais, au nom de Dieu ! comment défendre alors les domaines du roi et ses fidèles sujets ?

Rigaud s’animait. Il n’avait pas peur, et n’était pas d’humeur, comme chacun le savait, à cacher sa pensée. Il l’aurait dite au roi lui-même.

— Excellence, continua-t-il, soyez sûre que ce n’est pas le roi qui outrage ainsi la colonie. Ce sont ses ministres, ce sont ses maîtresses ! des gens qui savent bien comment dépenser l’argent qu’il nous faudrait, pour entourer de murailles notre bonne vieille cité ! Oh ! qu’êtes-vous devenus, vieil honneur, antique esprit chevaleresque de ma France bien-aimée ? qu’êtes-vous devenus !

VII.

Rigaud s’assit. Il était furieux. Les officiers ressentaient trop vivement eux-mêmes l’indignation dont il était rempli, pour ne pas lui donner des marques d’approbation. Quelques uns seulement demeurèrent froids : des amis de l’Intendant, qui obéissaient en aveugles aux désirs de la cour.

— Quelle raison Sa Majesté donne belle, pour agir ainsi ? demanda de La Corne St. Luc.

— L’unique raison alléguée se trouve au dernier paragraphe de la dépêche. Je permettrai au secrétaire de lire ce paragraphe, mais rien de plus, avant que l’Intendant arrive.

Le gouverneur jeta sur la grande horloge, dans un coin de la salle, un regard chargé de dépit ; il avait l’air d’appeler sur la tête de l’Intendant, tout autre chose que des bénédictions.

La dépêche disait cyniquement :

« Le comte de La Galissonnière devrait savoir que les gouverneurs des colonies ne peuvent entreprendre que par ordre du roi, des ouvrages comme ceux de Québec. C’est donc le désir de Sa Majesté que Votre Excellence suspende les travaux commencés, dès qu’elle aura reçu la présente dépêche. Plus les fortications sont étendues et plus il faut de troupes pour les défendre. Or, la guerre d’Europe a complètement épuisé les ressources du royaume. Il est donc impossible de continuer la guerre ici, et de payer à tout instant des rançons énormes pour l’Amérique du Nord. »

VIII.

Le secrétaire plia la dépêche et reprit son siège, sans qu’une ligne de son visage ne trahît sa froide impassibilité. Il n’en fut pas ainsi des autres. Tous étaient excités, et sur le point de donner libre cours à leur indignation, mais le respect dû au roi les retint. Seul, Rigaud de Vaudreuil, laissa éclater sa colère, dans un juron énergique, et lança ce sarcasme :

— Ils peuvent vendre tout de suite la Nouvelle-France à l’ennemi, s’ils laissent Québec sans défense ! Ils manquent d’argent pour continuer la guerre en Europe ! Oui ! ils peuvent bien en manquer d’argent, pour la guerre ! ils le prodiguent tout aux complaisants et aux arlequins de la cour !

Le gouverneur se leva soudain, en frappant la table, avec le fourreau de son épée. Il voulait arrêter Rigaud dans ses remarques téméraires et dangereuses.

— Pas un commentaire de plus ! Chevalier Rigaud ! dit-il d’un ton bref et sévère, pas une parole ! Ici, l’on parle du roi et de ses ministres avec respect, ou l’on n’en parle pas du tout. Asseyez-vous, chevalier de Vaudreuil ; vous êtes un imprudent.

— J’obéis à votre Excellence. Je suis, je le sais, un imprudent, mais j’ai raison !

Rigaud obéissait, mais il n’était pas dompté. Il avait eu son franc-parler, tout de même. Il se rejeta violemment sur son siège.

— Il faut accepter la dépêche du roi avec respect, et lui donner toute notre loyale attention, observa De Léry, un grave et savant officier du génie. Je ne doute pas, continua-t-il, que sur l’humble demande du conseil, le roi ne consente gracieusement à reconsidérer ses ordres. La chute de Louisbourg est un triste présage pour Québec. Il est indispensable de fortifier la ville pour arrêter l’invasion qui nous menace. La perte de Québec entraînerait la perte de la colonie, et la perte de la colonie serait la honte de la France, et la ruine de notre contrée.

— Je suis parfaitement d’accord avec le chevalier De Léry, approuva de La Corne St. Luc. Il y a plus de bon sens dans ses paroles, qu’il n’y en aurait dans toute une cargaison de dépêches, comme celle qui vient de nous être communiquée. Non ! Excellence, continua le vieil officier en souriant, je ne ferai pas à mon souverain, l’injure de croire qu’une missive si inopportune vient de lui. Soyez sur que sa Majesté n’a jamais vu, ni sanctionné pareille dépêche ! C’est l’œuvre du ministre et de ses maîtresses, mais non du roi.

— La Corne ! la Corne ! fit le gouverneur. Puis levant le doigt, et jetant un regard qui était un avertissement, il dit :

— Nous ne discuterons pas davantage, tant que nous n’aurons pas l’honneur d’avoir l’Intendant avec nous. Il ne saurait tarder maintenant.

À ce moment là, l’on entendit un bruit de voix ; des cris, des clameurs qui paraissaient venir de loin.

IX.

Un officier de service entra précipitamment dans la salle, et vint dire quelque chose à l’oreille du gouverneur.

— Une bagarre dans les rues ! exclama celui-ci. La populace qui attaque l’Intendant ? Vous n’êtes pas sérieux ! Capitaine Duval ! faites sortir la garde ; dites au colonel St. Rémy qu’il en prenne le commandement, qu’il aille au devant de l’Intendant, chasse les perturbateurs et rétablisse la paix dans nos rues.

Plusieurs officiers se levèrent.

— Veuillez vous asseoir, messieurs, pria le gouverneur ; le conseil ne doit pas s’ajourner maintenant. L’Intendant sera certainement ici dans quelques minutes, et nous saurons la cause de ce désordre. Ce n’est rien, j’en suis sûr : quelques habitants tapageurs, qui auront fait une petite escapade.

Le bruit recommença soudain, et de la salle du conseil l’on entendit distinctement les clameurs.

De La Corne St. Luc dit avec ironie :

— C’est le peuple qui acclame l’Intendant. Morbleu ! Quel vacarme ! Voilà ce que c’est que d’être populaire à Québec !

Ce sarcasme fit rire. Quelques amis de l’Intendant en furent choqués cependant.

— Le chevalier de La Corne tient un langage assez hardi, quand l’Intendant n’est pas là, observa le colonel Lebœuf. Un gentilhomme donnerait plus volontiers un louis d’or, pour un fouet avec lequel il pourrait flageller la canaille, qu’un sou pour ses applaudissements. Je ne paierais pas un hareng saur l’estime de tout Québec.

De La Corne St. Luc riposta d’un ton méprisant :

— On dit en France, colonel, que le son du roi est meilleur que le blé du peuple, et que le poisson qui s’offre sur le marché, ne vaut pas le poisson qui est dans l’eau. C’est aussi ce que je pense, moi, et je prouverai que c’est vrai, à quiconque soutiendra le contraire.

Il y eut un éclat de rire. De La Corne faisait allusion à la marquise de Pompadour, dont le nom primitif était Jeanne Poisson. Ce nom avait donné lieu à bien des plaisanteries, à bien des sarcasmes, chez les grands comme chez les petits.

Tout violent qu’il fut, le colonel Lebœuf n’osa pas se quereller avec de La Corne St. Luc. Il s’assit, dissimulant sa colère sous un air boudeur. Il aurait bien voulu sortir et voler au secours de l’Intendant, mais le gouverneur le tenait là, comme il tenait les autres.

Les tambours de la garde battirent l’appel, et l’on entendit, dans la cour du château, le cliquetis des armes et le piétinement des soldats. Les membres du conseil s’approchèrent des châssis. Les troupes se formaient en colonnes. De St. Rémy en tête, elles défilèrent sous la vaste porte. Pendant qu’elles marchaient vers la scène du désordre, par les rues étroites, les roulements des tambours couvraient tous les bruits et faisaient trembler toutes les fenêtres.