Le chien d’or/I/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 196-211).


CHAPITRE XV.

LA CHARMANTE JOSÉPHINE.

I.

Caroline de St-Castin s’était jetée sur un sofa.

Les mains croisées sur son cœur, elle se délectait dans les paroles affectueuses que Bigot venait de lui dire. C’était la manne bénie qui ranimait ses affections mourantes. Elle se sentait heureuse, car il ne l’avait pas trompée, cette fois ! Il était ému, il l’aimait encore ! C’était ainsi, dans les beaux jours de jadis, en Acadie, c’était ainsi qu’il la regardait, qu’il lui parlait…

— Oh ! j’étais trop fière de mon pouvoir sur lui, en ce temps-là ; et je croyais, pauvre insensée, qu’il valait le prix que je le payais ! murmurait-t-elle.

Ses pensées devinrent plus sérieuses et plus tristes :

— Hélas ! se dit-elle, pour lui j’ai oublié Dieu !… pour lui et pour moi ! Pour moi ! voilà le châtiment !

Je ne peux pas comprendre le mal que je fais en l’aimant !… Mon regret n’est pas sincère puisque j’aime encore son sourire ! Que je suis malheureuse ! Bigot ! Bigot ! Bigot ! je voudrais pouvoir t’oublier et je ne le puis !… Je voudrais mourir à tes pieds ! Oh ! ne me méprise pas, ne donne pas à une autre un amour qui m’appartient à moi seule, et qu’un jour je n’ai pas hésité à acheter au prix de mon âme immortelle !

Elle s’abandonna à d’amères réflexions. Peu à peu, le silence envahit la demeure. La bruyante orgie agonisait. Quelques voix encore retentirent, quelques pieds froissèrent le parquet, puis, tout bruit mourut. Le calme se fit profond comme dans un tombeau.

Elle comprit que les convives étaient partis, mais elle ne savait pas que Bigot était parti avec eux.

Un coup léger fut frappé à sa porte. Elle se leva, croyant que c’était lui qui venait lui dire adieu. Elle fut bien contrariée, c’était la dame Tremblay.

— Puis-je entrer, madame ? demanda la gouvernante.

Caroline arrangea du bout des doigts ses cheveux un peu en désordre, s’essuya les yeux avec son mouchoir et s’efforça de faire disparaître les traces de ses angoisses.

— Vous pouvez entrer, dit-elle.

II.

Dame Tremblay, jadis la charmante Joséphine du lac Beauport, était passablement rouée aujourd’hui. Cependant sous son corset antique battait encore un excellent cœur. Elle plaignait sincèrement cette jeune fille inconsolable qui passait les jours dans la prière et les nuits dans les pleurs. Elle aurait pu lui reprocher de ne pas apprécier davantage l’honneur de rester à Beaumanoir et l’amitié de l’Intendant.

Elle pensait, la vieille, dans sa vanité :

— Elle n’est pas plus belle que moi, au temps où l’on m’appelait la charmante Joséphine ! Je n’aurais pas dédaigné Beaumanoir alors ! pourquoi le dédaignerait-elle aujourd’hui ? Mais elle ne sera pas longtemps souveraine ici, c’est mon opinion.

À cette réponse : Vous pouvez entrer, elle ouvrit la porte, fit un respectueux salut à mademoiselle de St-Castin et lui demanda si elle avait besoin de ses services.

— Oh ! c’est vous, bonne dame ! fit Caroline. Quel est donc ce silence inaccoutumé dans le château ?

— L’Intendant et ses hôtes sont partis pour la ville madame. Le gouverneur les a mandés. Un officier est venu exprès. Assurément, la plupart de ces messieurs n’étaient guère en état de se mettre en route, mais les bains, la toilette… Enfin ils sont partis. Quel bruit quand ils se sont élancés au galop ! Je n’ai jamais rien vu de pareil. Vous avez sans doute entendu, madame ?

— Oui, j’ai entendu. Et l’Intendant, est-il sorti en même temps ?…

— Oui, madame, le premier et le plus frais de tous. Les veilles et le vin ne lui font aucun mal. Puis il est si galant, si délicat avec les dames !

Caroline baissa la tête :

— Pourquoi dites-vous cela, dame Tremblay ? demanda-t-elle.

— Je vais vous l’apprendre tout de suite, madame. C’est parce qu’en sortant du château, il m’a appelée et m’a parlé comme ceci :

— Dame Tremblay !…

Il m’appelle toujours « dame Tremblay, » quand il est sérieux ; mais souvent, dans ses moments de bonne humeur, il m’appelle encore « charmante Joséphine, » comme aux temps de ma jeunesse… Ma jeunesse ! il en a entendu parler… et à mon avantage, j’oserai dire.

— Pour l’amour de Dieu ! dites-moi ce que vous a recommandé l’Intendant en laissant le château, fit Caroline impatientée.

Dans l’état de souffrance et d’affaissement où elle se trouvait, le bavardage de la vieille femme ne pouvait que lui déplaire.

— Oh ! il m’a parlé de vous avec attendrissement, m’a recommandé de vous donner les plus grands soins, d’obéir à toutes vos volontés, et de ne laisser entrer personne.

Caroline fut ravie de ces paroles. Son imagination ardente y trouvait des promesses de félicité.

— Il vous a dit cela ? reprit-elle tout anxieuse. Dieu vous bénisse ! Dieu le bénisse lui aussi !

III.

Elle avait des larmes plein les yeux, de l’espoir plein le cœur.

— Oui, continua-t-elle, je resterai seule ; je ne veux recevoir personne, personne excepté vous ! Vient-il souvent de la visite au château ? Je veux dire des dames.

— Oui, madame, souvent. Les dames de la ville n’oublieront pas le bal et le dîner de l’Intendant, soyez en persuadée. Ce sera la plus belle fête possible. Aussi elle est attendue avec une impatience extraordinaire. Il y a une jeune fille, la plus belle et la plus enjouée de toutes, qui n’aurait pas d’objection, paraît-il, à devenir la fiancée de l’Intendant.

Le trait fut lancé par inadvertance ; il n’en alla pas moins au cœur de Caroline.

— Quelle est cette jeune fille ? demanda-t-elle, d’une voix enfiévrée.

— Ah ! madame, si j’allais la nommer, elle pourrait me le faire payer cher ! C’est la plus grande coquette de la ville. Les hommes l’adorent, les femmes la détestent.

Les femmes la détestent mais elles l’imitent ; elles copient ses modes et ses manières. Elles tremblent pour leurs fiancés quand Angélique Des Meloises arrive.

— C’est Angélique Des Meloises qu’elle s’appelle ? je n’ai jamais entendu prononcer ce nom là encore, observa Caroline en frissonnant.

Quelque chose lui disait que ce nom était pour elle de fatal augure.

— Que Dieu vous garde de l’entendre prononcer de nouveau ! reprit la gouvernante. C’est elle qui, un jour, se rendit chez le sieur Tourangeau et frappa sa fille Cécile de deux coups de fouet sur le front. Elle la marqua d’une croix sanglante qui paraîtra toujours. Pourquoi ? parce qu’elle avait osé, la pauvre enfant, sourire un peu tendrement à un jeune officier, Le Gardeur de Repentigny, un beau garçon qu’il est bien pardonnable d’aimer, je vous l’assure ! Ah ! si Angélique se met en frais de faire la conquête de l’Intendant, je plains celles qui se trouveront sur son chemin !

IV.

Caroline eut peur. Cette description de sa rivale probable, n’était pas faite pour la rassurer.

— Vous en connaissez plus long à son sujet, dame Tremblay ; dites-moi tout, même ce qu’il y a de pire, supplia-t-elle.

— Ce qu’il y a de pire ? je pense que personne ne peut ou n’ose le dire. Pourtant, je ne connais rien de mal d’elle, si ce n’est qu’elle veut se faire aimer de tous les hommes.

— Mais puisqu’elle s’est conduite d’une façon si brutale envers mademoiselle Tourangeau, c’est qu’elle aime beaucoup le jeune officier…

Caroline avait saisi ce rayon d’espérance.

— Oui, madame, elle l’aime beaucoup. Tout Québec le sait, si deux personnes connaissent une affaire à Québec, le secret est éventé. J’en sais quelque chose, moi ! Quand j’étais la charmante Joséphine, au dîner, tout le monde de la ville savait ce que j’avais fait le matin ; et les messieurs buvaient un verre de vin à ma santé.

— Vite ! dame Tremblay, parlez-moi du seigneur de Repentigny ! Angélique Des Meloises l’aime-t-elle ? Pensez-vous qu’elle l’aime ? demanda Caroline en fixant sur la « charmante Joséphine, » des yeux étincelants comme des étoiles.

— Les femmes se devinent entre elles, répondit celle-ci. Or, toutes les dames de Québec jureraient qu’elle l’aime. Cependant, je sais qu’elle épousera l’Intendant si elle le peut. Elle l’a ensorcelé par son esprit et sa beauté. Et vous savez qu’une femme adroite aura toujours le mari qu’elle voudra, si elle est prudente. Les hommes sont si fous !

V.

Mademoiselle de St. Castin s’évanouissait. Un brouillard s’étendait devant ses yeux.

— De l’eau ! madame, de l’eau ! murmura-t-elle avec peine.

Dame Tremblay courut chercher de l’eau et des sels. Elle ne tarissait pas en paroles de pitié. L’esprit était léger, superficiel, mais l’âme était bonne.

Caroline revint de son évanouissement. Elle demanda :

— Avez-vous vu ce que vous m’avez raconté, dame Tremblay, ou n’est-ce qu’une rumeur incertaine ? Oh ! dites-moi que ce n’est qu’un bruit qui court la ville ! que Bigot ne l’épousera point, cette fille !… qu’il n’oubliera point ces serments… qu’il m’a faits ! fut-elle sur le point d’ajouter ; mais elle ne le dit pas.

— Ces serments qu’il lui a faits, à la pauvre âme ! comprit bien dame Tremblay.

Et elle répliqua :

— Vous connaissez bien peu mon maître, si vous croyez qu’il se met en peine de tenir les promesses qu’il fait aux femmes. J’en ai trop vu de ces oiseaux-là pour ne pas les connaître du bec à la griffe ! Quand j’étais la charmante Joséphine, j’ai su ce que valaient les déclarations de ces messieurs : je ne me suis trompée qu’une fois. Leurs promesses sont grosses, vides et variables comme des nuages.

— Ma bonne dame ! je suis sûre que vous possédez un excellent cœur, dit Caroline, mais vous ne savez pas combien vous êtes injuste envers l’Intendant, en prétendant ainsi qu’il va…

Elle hésita un moment et se sentit rougir…

— Qu’il va se marier avec cette jeune fille, acheva-t-elle.

Les hommes se trompent sur son compte.

— Ma chère madame, ce sont les femmes qui disent cela, et voilà ce qui m’effraie. Les hommes se fâchent et n’en croient rien : les femmes sont jalouses et croient tout. En ma qualité de servante fidèle, je n’ai pas d’yeux pour épier mon maître ; mais je ne puis m’empêcher de voir qu’il est dans les serres de l’artificieuse Angélique. Puis-je vous dire franchement ce que je pense, madame ?

VI.

Caroline était suspendue aux lèvres de la loquace gouvernante. Elle se leva, donna un coup de peigne à ses cheveux pour les rejeter en arrière, et tout anxieuse s’écria :

— Parles ! parlez, bonne dame ! dites tout ce que vous pensez ! quand même vos paroles devraient me tuer, parlez !

— Oh ! ce que j’ai à vous dire ne vous fera aucun mal, madame, repartit la vieille Tremblay, avec un sourire significatif. Fiez-vous à une femme qui connaissait bien les ruses des hommes, quand elle était la charmante Joséphine !

De ce que le chevalier Intendant admire ou même aime Angélique Des Meloises, il ne s’en suit pas qu’il l’épousera. Ce n’est pas la mode de notre époque. Les hommes adorent la beauté et puis épousent l’argent. Il y a beaucoup plus d’amoureux que de maris, à Québec comme à Paris, à Beaumanoir comme à Versailles, et même au lac Beauport, comme je l’ai appris à mes dépens, quand j’étais la charmante Joséphine !

Caroline devint pourpre ; et elle affirma d’une voix tremblante d’émotion :

— C’est un péché que de profaner l’amour comme cela !

Néanmoins, je le sais, il nous faut, parfois, l’ensevelir au fond de notre cœur, et sans espoir de le voir renaître !

— Parfois ? presque toujours, madame ! Quand j’étais la charmante Joséphine… Écoutez, madame, mon histoire porte son enseignement. Quand j’étais la charmante Joséphine, j’avais commencé par croire que les hommes étaient des anges, envoyés par le ciel pour sauver les femmes ; je pensais que l’amour était, pour arriver au mariage, un meilleur passeport que l’argent. Que j’étais sotte ! j’avais toujours bon nombre d’adorateurs. Ils vantaient ma beauté, mes grâces, mon esprit ; ils m’appelaient la charmante Joséphine. J’étais un objet d’envie. Nul ne me proposa jamais de m’épouser. À vingt ans, je rêvais d’amour et j’étais oubliée. À trente, je me mariais pour l’argent et j’avais perdu mes illusions. À quarante, je suis entrée à Beaumanoir comme gouvernante et j’y suis restée. On y est bien.

VII.

Je sais parfaitement ce qu’est un Intendant. Le vieux Hocquart portait un bonnet de nuit toute la journée, prenait la prise toutes les minutes, et il négligea une femme en France, parce qu’elle n’avait pas une dot de duchesse à mettre à côté de son tas d’écus. Le chevalier Bigot attire à lui, par son regard et son sourire, toutes les filles de la cité, mais il ne se laissera jamais prendre. Angélique Des Meloises est sa préférée, mais il ne l’épousera point, je le sais aussi clairement que si c’était écrit dans ses yeux. Vous l’en empêcherez, du reste, madame.

— Moi ? exclama Caroline toute surprise. Hélas ! vous ne savez pas que mon influence sur lui est aussi légère que le duvet de chardon qui s’envole au vent !

— Vous êtes injuste envers vous même, madame : Écoutez : Un jour, vous étiez dans votre oratoire et l’Intendant vous voyait, mais vous ne le saviez pas. Vrai ! il vous voyait, et je n’ai jamais surpris un regard plus chargé de pitié que le sien ! Ses lèvres frémissaient, et une larme brillait sous sa paupière quand il se retira. Je l’ai entendu alors vous bénir ! je l’ai entendu maudire la Pompadour, parce qu’elle l’empêchait de suivre l’inclination de son cœur. J’étais une fidèle servante et n’avais pas à parler. Mais j’ai bien compris qu’il pensait plus à l’adorable captive de Beaumanoir qu’aux ambitieuses demoiselles de Québec.

Caroline se leva soudain, puis, oubliant sa réserve habituelle, agitée par une émotion profonde, elle jeta ses bras autour du cou de dame Tremblay.

— Vrai ? Est-ce bien vrai ? s’écria-t-elle, ô la meilleure des amies ! Le chevalier Bigot m’a bénie ? Il a maudit la Pompadour ? Il l’a maudite parce qu’elle l’empêche de suivre l’inclination de son cœur ?

L’inclination de son cœur ! vous ne savez pas ce que cela veut dire ; vous ne pouvez pas le deviner !

— Comme si je ne connaissais pas les désirs du cœur de l’homme ! riposta la gouvernante en souriant. Je suis une femme, je suppose ! Ce n’est pas pour rien que j’ai été la charmante Joséphine !…

VIII.

Caroline, dans son enthousiasme, l’embrassa.

— Est-ce bien vrai ! reprit-elle, qu’il me regardait avec la pitié que vous dites, pendant que j’étais là, en prière, ne soupçonnant point sa présence ?

Et son regard perçant fouillait les yeux de la bonne dame pour voir si elle ne mentait point.

— Je vous dis que c’est vrai, madame ! Il vous regardait comme on fait quand on aime sincèrement. Je sais comment regardent les hommes qui aiment, et comment regardent aussi ceux qui mentent en prétendant aimer. Je ne m’y laissais pas prendre quand j’étais la charmante, Joséphine.

Ave Maria ! fit Caroline avec dévotion, sans s’occuper des réminiscences de la belle du lac Beauport. Le ciel a écouté mes prières, je puis mourir heureuse !

— Que le ciel vous préserve de la mort, madame ! Vous, mourir ? L’Intendant vous aime. Il n’épousera jamais Angélique Des Meloises. II se mariera peut-être avec quelque riche marquise, pour avoir de l’or et des châteaux… Cela, si le roi le lui ordonne. C’est ainsi que se font les mariages des grands. Ils épousent une position et adorent une beauté. Le cœur d’un côté, la main de l’autre ! Je ne ferais pas autrement si j’étais un homme. Si une fille ne se marie pas par amour, elle se marie pour son argent ; si elle n’a pas d’argent, elle se marie par dépit. C’est ce que j’ai fait quand j’étais la charmante Joséphine.

— C’est une honte et c’est un crime que de se marier sans aimer ! s’écria Caroline avec chaleur.

— C’est mieux que rien, toujours, reprit dame Tremblay, qui regrettait cependant ce qu’elle venait de dire à cause de l’indignation de mademoiselle de St. Castin. Quand j’étais la charmante Joséphine, continua-t-elle, j’avais maints adorateurs, comme je vous l’ai dit, et pas un n’a demandé ma main, comme je vous l’ai dit aussi. Que faire alors ? Prendre une main ou aimer et languir, comme on dit à Alençon, où je suis née.

— On ne parle pas ainsi ! répliqua mademoiselle de St Castin, en lui jetant un regard de reproche.

Et elle se mit à songer aux paroles de Bigot. Elle les répétait tout bas, tout bas, et son âme exaltée tressaillait comme aux accords d’une mélodie céleste.

IX.

— Il m’a bénie ? Il a maudit la Pompadour ? demanda encore Caroline.

Elle n’en doutait pas, mais elle se plaisait à l’entendre affirmer.

— C’est comme je vous le dis ! répéta dame Tremblay.

Puis elle ajouta :

— Mais pourquoi l’Intendant n’écoute-t-il pas son cœur ? cette grande dame de France écoute bien le sien ! j’aurais bien voulu que quelqu’un se serait avisé de m’empêcher d’épouser le sieur Tremblay ! je m’en souciais comme d’une épingle, du sieur tremblay ! et je me serais mariée avec lui par malice et sur la branche, comme les corbeaux, s’il l’eut fallu !…

— Mais personne ne vous forçait, ni d’une façon ni de l’autre. Vous étiez libre. Vous étiez heureuse de pouvoir aller où votre cœur vous conduisait, observa Caroline.

Dame Tremblay éclata de rire :

— Pauvre Gile Tremblay ! le désir de mon cœur ! fit-elle en soupirant d’une manière ironique. Tenez, madame, écoutez : il faut que je vous fasse des confidences, moi aussi. Quand j’étais la charmante Joséphine, j’aimais quelqu’un, un seul de tout un troupeau. Malheureusement, ce quelqu’un avait une femme déjà. Alors, de désespoir, je jetai ma ligne à tout hasard, en eau trouble, et je pêchai ce pauvre Tremblay. Je l’épousai. Je l’enterrai presque aussitôt, gaiement et profondément. Pour l’empêcher de se relever, je fis mettre sur sa tombe une pierre pesante avec cette inscription que vous pouvez lire encore :

Le bonheur est, dit-on, fragile.
Je ne le trouve pas ainsi
Depuis que mon cher mari Gile
S’en est venu dormir ici.

Les hommes sont comme les chats ; aimez-les comme ils veulent l’être, et ils vous feront mille gentillesses ; caressez-les à rebours, ils vous égratigneront et se sauveront par la fenêtre. Quand j’étais…

— Ô bonne dame, merci ! c’est assez ! merci du bien que vous m’avez fait ! interrompit Caroline. Laissez-moi, maintenant, je vous en prie ! j’ai besoin de repos, ajouta-t-elle, en fermant les paupières, et s’appuyant la tête au dossier de son fauteuil.

— Le château est paisible maintenant, et les serviteurs fatigués sont tous plongés dans le sommeil, observa la gouvernante. Madame pourrait entrer dans son appartement qui est plus clair et mieux aéré. Elle y sera mieux qu’ici, dans cette lugubre chambre.

— C’est vrai, je n’aime guère cette chambre secrète. Elle convient, pourtant, à ma tristesse, mais j’ai besoin d’air et de soleil.

Elle suivit la vieille femme. Toutes deux montèrent l’escalier tournant. Caroline entra dans sa chambre et s’assit à la fenêtre. Le parc et les jardins se déroulaient avec magnificence devant elle. Plus loin, sur le flanc de la montagne, la forêt profonde décrivait une ligne sombre sur l’azur du ciel.

X.

Dame Tremblay laissa mademoiselle de St. Castin seule avec ses pensées, et s’en alla pour réveiller les serviteurs, afin qu’ils remissent tout en ordre dans le château.

Sur le grand escalier, elle rencontra le valet de l’Intendant, Froumois, un babillard qu’elle aimait bien, qu’elle régalait souvent d’une tasse de thé et d’un biscuit ; souvent d’un verre de vin, ou d’une goutte de cognac. Froumois lui racontait des histoires de la vie parisienne, les aventures de son maître et les siennes.

Un valet en livrée a ses prétentions. Elles ne dépassent pas l’antichambre, quelquefois la cuisine ; mais elles existent.

Elle l’invita à entrer chez elle. Il accepta.

Ils se mirent à parler, à qui mieux mieux, des faits et gestes de la société québecquoise. Tout en parlant ils prirent le thé.

Elle tenait entre ses doigts une coupe de porcelaine chinoise remplie.

— Je l’agrémente, dit-elle.

Et elle y versa du cognac. Elle appelait cela agrémenter son thé.

— C’est une vraie chasse à l’Intendant, Froumois, reprit-elle. Depuis que les jeunes filles savent qu’il admire un pied mignon, il n’y en a pas une qui ne pousse jusqu’à la folie le soin de sa chaussure… j’avais moi aussi un pied fort gentil quand j’étais la charmante Joséphine.

— Et vous l’avez encore ; je m’y connais, riposta Froumois en regardant sur le parquet.

— Vous devez être bon juge, en effet, Froumois. Un gentilhomme ne vit pas comme vous l’avez fait à la cour, sans rien apprendre…

XI.

La vieille était encore sensible aux compliments, tout comme aux beaux jours de sa jeunesse.

— Mais que pensez-vous de nos beautés de Québec ? Ne sont-elles point une bonne copie des beautés de Versailles ? demanda-t-elle.

— Une copie ? Mieux que cela ! Elles n’ont de supérieures nulle part. C’est l’opinion de l’Intendant et c’est aussi la mienne, répondit le loquace valet. Et comment ! continua-t-il, en ouvrant sa main chargée de bijoux, elles nous donnent des espérances sans fin, ici. Nous n’avons qu’à étendre les dix doigts, et dix de ces gentils oiseaux viennent s’y percher. C’est comme à Versailles.

— C’est ce qui rend jalouses les dame de Ville-Marie, observa la gouvernante. Tous les personnages qui viennent de France s’arrêtent ici d’abord, et nous les enchaînons. Quand ils partent, ils portent leur servitude écrite sur leur front. Les dames de Ville-Marie voient cela et meurent de dépit.

Je dis : nous. Vous comprenez que je parle du temps où j’étais la charmante Joséphine. Ma seule consolation maintenant, c’est de rappeler mes triomphes de jadis.

— Oh ! je ne sais pas… Vous êtes encore superbe, dame Tremblay !… Mais, dites donc, le maître a-t-il quelque chose aujourd’hui ? la belle inconnue s’est-elle montrée maussade ? Il n’était pas de bonne humeur, j’en suis sûr.

— Je ne saurais dire, Froumois : les femmes ont des mystères qu’il faut respecter.

La confidence de Caroline l’avait touchée, et elle n’aurait pas voulu commettre une indiscrétion, même pour Froumois.

XII.

Caroline était assise les mains jointes dans sa chambre solitaire. Les pensées se pressaient dans son imagination maladive. Elle ne voyait pas le magnifique spectacle que la nature déployait devant elle.

Elle était contente de pleurer et de souffrir pour expier sa faute.

— Je ne mérite pas que le regard des hommes se repose sur moi ! murmura-t-elle.

Elle écoutait les accusations de son âme : elle s’avouait coupable et tremblait comme dans l’attente du jugement. Et puis, la pauvre infortunée ! elle se surprenait à excuser Bigot. Un reflet d’espoir descendit vers elle, doux comme un vol d’oiseau dans des flocons de neige.

Il ne pouvait pas oublier à jamais celle qui avait tout oublié pour lui !

Elle porta ses regards vers l’infini et elle vit des nuages de pourpre et d’or rouler lentement dans un océan de lumière. Le soleil inondait tout l’Occident. Elle fut transportée d’admiration et leva les mains au ciel.

Elle avait été témoin d’un pareil coucher de soleil, au bord du Bassin des Mines. Alors, les grives et les loriots chantaient, près de leurs nids légers, leurs douces chansons du soir : les rameaux frémissaient, les arbres semblaient se draper dans un éclatant feuillage d’or, et, sur les eaux paisibles, une traînée lumineuse tombait comme un pont merveilleux qui aurait conduit à des rives célestes.

C’était ce soir-là que l’infidèle… Mais pourquoi ces amères souvenances ?

Le soleil descendait lentement, lentement. Les crêtes de la montagne étincelèrent tout à coup. On eut dit que la forêt dont elles étaient couronnées se tordait dans un immense feu de joie. Les ombres envahirent le pied des montagnes : elles montèrent peu à peu. Puis le sommet le plus élevé resta seul illuminé au milieu de ces flots sombres, comme l’espoir dans une âme endolorie.

Tout à coup, la brise du soir apporta, comme une voix d’un monde supérieur, les mélodieux tintements des cloches de Charlesbourg. C’était l’Angelus qui invitait les hommes à la prière et au repos.

XIII.

Les suaves vibrations de l’airain sacré flottèrent mollement sur la forêt et les coteaux, sur les plaines et les rivières, sur les châteaux et les chaumières, disant à tout ce qui vit, aime et souffre, qu’il faut louer le Seigneur et le prier. Elles rappelaient à l’homme la Rédemption du monde, par le miracle de l’Incarnation ; la gloire de Marie, bénie entre toutes les femmes, de Marie la vierge choisie par Dieu pour être la mère de son Fils éternel !

Les cloches sonnèrent ! sonnèrent !… Et dans les champs et les bois, les hommes élevèrent leurs cœurs vers Dieu et suspendirent leur travail ! Et près du berceau chéri les mères à genoux récitèrent la sainte prière, comme seules les mères savent la réciter ! Et les enfants vinrent s’agenouiller à côté de leurs mères pour apprendre comment un Dieu s’est fait petit comme eux, pour racheter les péchés du monde ! Le Huron qui tendait ses pièges dans la forêt et le pêcheur qui jetait ses filets dans les eaux ombragées, s’arrêtèrent tout à coup. Le voyageur qui passait en canot sur la rivière profonde, déposa son aviron, répéta les paroles de l’ange, et reprit sa course avec une vigueur nouvelle.

XIV.

Les cloches sonnèrent et elles parurent, à Caroline de St. Castin, remplies de consolations et de pitié.

Elle se mit à genoux, joignit les mains et récita cette prière que des millions de voix prononcent chaque jour :

Ave Maria, gratiâ plena !

Elle pria longtemps. On eut pu l’entendre se frapper la poitrine en s’écriant : Meâ culpâ ! Meâ maximâ culpâ !… qui me délivrera de ce corps de péché et d’afflictions ?

Les cloches sonnaient toujours. Elles lui rappelaient des voix aimées mais perdues à jamais ! voix clémente de son père, alors qu’elle avait encore sa divine innocence !… voix tendre de sa mère, morte depuis de longs jours ! Heureuse mort !… La pauvre mère ! elle mourrait de chagrin aujourd’hui ! Voix de ses compagnes d’enfance qui rougiraient d’elle maintenant ! Et parmi toutes ces voix, la voix irrésistible de l’homme qui lui avait juré qu’elle serait sa femme !

Et comme quelques notes jetées au hasard rappellent toute une mélodie oubliée, bientôt toutes ces réminiscences s’envolèrent et seules les paroles de ce matin vinrent captiver son âme. Au fond des ténèbres qui l’enveloppaient, elle entendit, comme la douce voix d’un ange qui va venir, cette bénédiction dont lui avait parlé la vieille gouvernante.

Les cloches ne souriaient plus. Son cœur était profondément touché. Ses yeux, arides comme les fontaines des brûlants déserts, se remplirent de larmes. Le tourment de ne pouvoir pleurer était fini. Ses pleurs coulèrent doux et abondants comme les eaux de la fontaine de Siloé.

Les cloches ne sonnaient plus depuis longtemps et Caroline priait encore… Elle priait pour lui !