Le chien d’or/I/16

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 212-229).


CHAPITRE XVI.

ANGÉLIQUE DES MELOISES.

I.

De Repentigny était de garde à la porte St. Louis. Angélique Des Meloises, faisant sa promenade journalière, arriva à la porte et aperçut le jeune officier. Elle arrêta brusquement son cheval tout près de lui.

— Le Gardeur, dit-elle, venez me voir ce soir.

Elle lui tendit la main.

— Venez me voir, dit-elle encore ; je ne sortirai pas ; je vous attendrai ; je ne recevrai personne. Voulez-vous ?

Le Gardeur eut-il été le plus indolent et le moins amoureux des hommes, qu’il se serait hâté de promettre, tant cette main frémissante qu’il pressait et cet œil qui le brûlait, lui laissaient peu de liberté.

— Si je le veux ! mais certainement, Angélique ! répondit-il tout rayonnant de joie. Mais dites-moi donc…

— Rien ! riposta-t-elle en jetant un éclat de rire. Rien avant que vous veniez. Ainsi, bonjour ! à ce soir !

Il aurait bien voulu la retenir, mais elle secoua vivement les rênes, et son cheval vigoureux s’élança du côté de la ville. Une minute après, le garçon d’écurie prenait soin de sa monture, et d’un pied agile elle montait le grand escalier qui conduisait à sa chambre.

II.

La maison des Des Meloizes s’élevait sur la rue St. Louis. Elle était grande et d’une apparence prétentieuse. Elle existe encore ; mais elle est vieille et triste maintenant. Elle porte le deuil de sa splendeur perdue. Aujourd’hui, le passant ne lève plus les yeux pour admirer sa large façade. Il en était bien autrement autrefois, alors que, dans les beaux soirs d’été, la ravissante Angélique et ses amies se mettaient aux fenêtres pour échanger des saluts et des sourires avec les jeunes officiers de la garnison.

Au moment où nous sommes, il n’y avait personne dans la maison. Une fantaisie de la belle jeune fille ! Son frère même, le chevalier Des Meloises avec qui elle habitait, venait de sortir pour aller rejoindre ses amis du régiment de Béarn. Et tous ces bruyants gascons discutaient avec chaleur, et à la fois, au tintement des verres et au murmure des ruisseaux de vin, la guerre et le conseil, la cour et les dames. Angélique était assise dans un fauteuil et Lisette, sa servante, lui remettait en ordre ses magnifiques tresses blondes qui tombaient jusqu’à terre.

— En vérité, dit l’espiègle fille, mademoiselle ressemble à une huronne avec ses longs cheveux sur le dos.

— N’importe Lisette ; dépêchez-vous !… Arrangez-les à la Pompadour. Mes idées sont aussi embrouillées que mes cheveux, reprit-elle. J’ai besoin de me reposer un peu. Souvenez-vous, Lisette, que je n’y suis pour personne, ce soir, excepté pour le chevalier de Repentigny.

Le chevalier est venu cet après-midi, mademoiselle, et il a paru bien chagrin de votre absence, répondit Lisette qui venait de surprendre une rougeur subite sur les joues de sa maîtresse.

— J’ai été à la campagne… C’est tout comme !

— Bon ! c’est fini, reprit-elle, en se regardant dans une glace Vénitienne. Ce n’est pas mal comme cela !

Elle était splendide dans sa robe de soie bleue, garnie de falbalas et de bouillons de dentelles. Homère aurait dit que ses bras d’ivoire excitaient la jalousie de Junon. Un petit épagneul, son favori, dormait la tête appuyée sur l’un de ses pieds.

III.

Son boudoir était un petit nid d’une élégance et d’un luxe extraordinaires. Les meubles, les objets d’art venaient de Paris. Les tapis ressemblaient à une nappe de fleurs. Les tables de marbre étaient chargées de vases de Sèvres et de porcelaine remplis de roses et de jonquilles. Partout, d’immenses glaces Vénitiennes où se reflétait là beauté de l’orgueilleuse déesse du lieu.

Dans un coin de la chambre, une harpe ; dans un autre, une bibliothèque avec des livres magnifiquement reliés.

Angélique n’aimait pas àlire ; cependant elle connaissait un peu la littérature de l’époque. Elle brillait dans la conversation, même dans les causeries littéraires, tant elle possédait un goût sévère et une conception vive. Ses yeux valaient des livres et il y avait plus de sagesse dans son rire argentin que dans la science d’une Précieuse. Ses réparties fines, son tact et ses grâces comblaient les vides de son instruction, et l’on était tenté de louer ses connaissances comme sa beauté.

Toute voluptueuse et sensuelle qu’elle fût, elle savait apprécier les œuvres d’art, et elle aimait beaucoup la peinture. Le caractère se révèle dans le choix des tableaux comme dans le choix des livres. On voyait dans sa chambre un Vanloo : des chevaux de race dans un champ de trèfle. Ils avaient brisé la clôture et faisaient bombance dans les pâturages défendus. Un le Brun : le triomphe de Cléopâtre sur Antoine. Elle prisait fort ce tableau où elle s’imaginait se retrouver sous les traits de la fameuse reine d’Égypte. On y voyait encore des portraits de ses amis intimes. Il y en avait un de Le Gardeur ; un autre, tout nouveau celui-ci, de l’Intendant Bigot. Sa tante Marie Des Meloises était là aussi, dans son costume d’Ursuline. Cette femme avait dit un soudain et irrévocable adieu au monde, pour s’enfermer dans le couvent. Elle possédait une voix de soprano magnifique, et quand elle chantait dans la vieille chapelle, les passants s’arrêtaient pour l’écouter. Ils croyaient entendre la voix d’un ange caché quelque part près de l’autel sacré… Ceux qui l’avaient connue jeune disaient qu’Angélique lui ressemblait beaucoup. Elle était peut-être aussi belle. Mais nulle ne chantait aussi bien.

IV.

Les cheveux, comme des guirlandes d’or, sur les épaules, Angélique se regardait dans son miroir. Elle se mettait en parallèle avec les plus jolies filles de sa connaissance, et savourait goutte à goutte, jusqu’au fond, la coupe enivrante de la vanité satisfaite. Elle se sentait la plus belle. Elle regarda le portrait de sa tante, si beau avec son expression mystique, et elle eut un ironique sourire.

— Elle était belle aussi, se dit-elle. Elle aurait dû être reine et elle est devenue nonne !… pour l’amour d’un homme ! Moi aussi je suis digne d’être reine ! et je donnerai ma main à celui qui me portera le plus haut. Mon cœur…

Elle s’arrêta un moment. Un léger frémissement agita ses lèvres !…

— Mon cœur expiera la faute de ma main !…

Sous sa froide ambition, sous son insupportable vanité, Angélique gardait encore une étincelle des passions de la femme. Elle trouvait Le Gardeur beau, et ne pouvait s’empêcher de l’aimer un peu. Il savait si bien flatter son orgueil ! Elle l’écoutait avec complaisance, devinait bien qu’elle était chérie. Son instinct de femme le lui disait. Elle avait pour lui des regards et des paroles qui troublent l’âme et font de l’homme un esclave.

Elle n’était point capable d’un grand dévouement, recherchait l’admiration et se montrait jalouse, mais avec son cœur de glace et ses passions de feu ; elle ne goûta jamais l’amour dans ce qu’il a de divin.

Elle songeait à épouser Le Gardeur, plus tard, quand elle serait fatiguée des amusements du monde. Elle n’avait pas peur de le voir s’échapper. Elle le tenait bien ! Elle pouvait rire, s’amuser, faire la coquette, l’irriter, le désespérer ; elle le ramènerait toujours comme l’oiseau que l’on tient avec un fil de soie. Elle inspirait l’amour si elle ne le ressentait pas. Elle se disait que les hommes avaient été mis au monde pour l’aimer, la distraire, la servir, l’aduler et la combler de présents. Elle acceptait tout comme chose due et ne donnait rien en retour.

V.

Quelque chose venait de troubler les amours de Le Gardeur et d’Angélique. Pour le jeune officier, c’était un nuage épais ; pour la belle coquette, c’était un coup de soleil.

Bigot était nouvellement débarqué à Québec avec le titre pompeux d’Intendant royal. Son rang, sa fortune colossale, ses relations à la cour, son état de garçon : c’était plus qu’il ne fallait pour réveiller l’ambition de l’orgueilleuse fille. Elle fut charmée de son esprit, de ses belles manières. Il mit le comble à son enthousiasme en la recherchant de préférence aux autres jeunes filles.

Elle regardait déjà l’Intendant comme un piédestal pour monter plus haut. Elle rêvait déjà les splendeurs royales. Bigot la présenterait à la cour. Les nobles et les princes s’attacheraient à ses pas, et le roi, quand il la rencontrerait dans les grands salons de Versailles, le roi lui décocherait ses plus doux sourires !

Cela pouvait arriver ; elle le sentait, il fallait seulement trouver le secret ; Bigot serait l’instrument.

— Si les femmes gouvernent la France en vertu d’un droit plus divin que le droit des rois, je règnerai ! se dit-elle en se regardant dans la glace étincelante. Je régnerai ! Mort aux prétendantes !

Et que faut-il pour cela, après tout ? pensa-t-elle en relevant les boucles blondes qui roulaient sur ses tempes palpitantes. Rien, que vaincre le cœur d’un homme ! Que de fois j’ai accompli cette prouesse, par plaisir ! Je vais l’accomplir par intérêt maintenant, et pour faire crever mes rivales de dépit !

VI.

Quand Angélique entreprenait quelque chose, par caprice ou par ambition, elle ne se laissait pas décourager facilement.

— Je n’ai pas encore rencontré un homme qui ne soit tombé à mes pieds quand je l’ai voulu, se dit-elle ; le chevalier Bigot ne sera pas l’exception, c’est-à-dire, s’il en dépend de lui, murmura-t-elle à voix basse.

Et elle continua !… S’il était délivré de l’influence de cette mystérieuse créature de Beaumanoir ! de cette femme qui se prétend son épouse !… Elle le regardera avec des pleurs, et elle excitera sa pitié peut-être, quand elle ne devrait soulever que son mépris… Mais les hommes ferment souvent les yeux sur les fautes d’une femme, et se montrent implacables pour la vertu d’une autre ! Tant qu’elle sera là, blottie comme une lionne, dans mon chemin, je ne pourrai devenir la châtelaine de Beaumanoir ! Non, jamais !

Angélique tomba dans une rêverie profonde. De temps en temps elle murmurait :

— Je n’aurai jamais Bigot tant qu’elle sera là… Mais comment l’éloigner ?

C’était l’énigme. De la réponse dépendait maintenant l’existence rêvée.

Elle tremblait en cherchant la solution du problème. Un frisson courut dans ses veines comme si le souffle glacé d’un esprit malfaisant eut passé sur sa tête. Quelquefois un mineur, en perçant le terrain, détache une pierre cachée qui l’écrase. Ainsi Angélique touchait, dans les profondeurs de son âme, une pensée affreuse, redoutable. Elle fut effrayée tout à coup.

— Non ! s’écria-t-elle, ce n’est pas cela que je veux ! Mère de Dieu !…

Elle fit le signe de la croix.

— Je n’ai jamais songé à une chose pareille ! je ne veux pas ! je ne veux pas !…

Et elle ferma les yeux et mit ses mains sur ses paupières, comme pour ne pas voir cette mauvaise pensée, cette pensée semblable à l’esprit de ténèbres, qui vient quand on l’évoque et refuse de partir quand on le lui ordonne.

VII

C’est dans une heure d’obscurité morale que les premières suggestions mauvaises rampent vers l’âme. Elles ressemblent au mendiant qui demande humblement à s’asseoir au coin de notre foyer. Il entre, se réchauffe et mange notre pain. Oublieux de notre dignité, nous causons et rions avec lui, sans crainte et sans soupçon.

Malheur à nous si nous avons donné l’hospitalité à un assassin !

À l’heure de minuit, il se lèvera furtivement, et plongera un poignard dans le sein de son bienfaiteur trop confiant.

Les mauvaises suggestions étouffent la conscience qui veille sur notre probité.

Angélique voyait passer et repasser devant elle, comme dans un enchantement, des figures étranges qu’elle n’avait jamais vues, et parmi toutes ces figures la belle et mélancolique Caroline de St. Castin. Elle crut entendre un bruissement d’ailes, un cri aigu, puis tout rentra dans le silence.

Elle se leva frissonnante, se dirigea vers une table de marbre, où se trouvait une carafe de vin, remplit une coupe de la délicieuse boisson et la vida tout entière. Elle se sentit plus forte. Elle en but une seconde et se mit à rire de sa frayeur.

Elle s’approcha de la fenêtre et regarda la nuit. Il y avait des étoiles au ciel, des lumières dans les rues. Cela lui donna de l’assurance. Les gens qui passaient, le bruit des voix la rendirent tout à fait à elle-même. Elle oublia la tentation, comme le patineur téméraire oublie l’abîme, dont seule le sépare une mince couche de glace. Elle était redevenue insouciante, comme l’oiseau dans les vagues de lumière. Mais elle n’avait point prié !

VIII.

Une heure encore venait de sonner au beffroi des Récollets. Les tambours et les trompettes de la garnison donnèrent le signal de fermer les portes de la ville. La garde se retira pour la nuit. La patrouille sortit à son tour. On l’entendit passer dans les rues, et les trottoirs résonnaient sous ses pas lourds et cadencés.

Les bourgeois honnêtes se hâtaient d’entrer, et les soldats en retard couraient, de peur de ne pas être rendus à leurs quartiers, lorsque les tambours auraient fini de battre le rappel.

Le galop d’un cheval retentit sur le pavé de pierre. Bientôt un officier descendit à la porte, il monta l’escalier d’un pied alerte et son fourreau d’argent tintait sur l’angle des marches solides. Il frappa. Angélique reconnut entre mille ces petits coups familiers ; elle s’avança. Le Gardeur entrait dans le boudoir. Elle le reçut avec un plaisir qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, car elle était fière de son amour, et le préférait à tous.

— Vous êtes le bien venu, Le Gardeur ! exclama-t-elle, en lui tendant ses deux mains. Je savais que vous viendriez. Vous allez être reçu comme l’enfant prodigue !

— Chère Angélique, dit-il, en lui baisant les mains, l’enfant prodigue devait revenir. Pouvait-il demeurer longtemps dans ce désert aride où ne croissent que des souvenirs ?

— Il s’est levé et il est revenu dans cette maison qui déborde de joie maintenant. Comme vous êtes bon d’être revenu, Le Gardeur ! Mais pourquoi avez-vous été si longtemps sans venir ?

Elle oubliait l’infidélité qu’elle méditait. Elle ramena les plis soyeux de sa robe et lui fit place près d’elle sur le sofa.

— Vous êtes bonne, Angélique ! reprit-il ; je n’espérais pas autant, après l’impertinence dont je me suis rendu coupable au bal du gouverneur. J’ai été méchant, ce soir-là ; pardonnez-moi !

— Je suis plus coupable que vous, Le Gardeur !

Elle se souvenait bien comme elle l’avait blessé, en lui manquant d’égards, et en prodiguant aux autres ses sourires.

— Je vous en voulais, dit-elle, à cause que vous portiez trop d’attention à Cécile Tourangeau.

IX.

Ce n’était pas vrai, mais elle ne se faisait pas scrupule de mentir à un amoureux. Elle savait bien que c’était par dépit, qu’il avait prétendu renouer d’anciennes relations avec la jolie Cécile.

— Mais pourquoi avez-vous fait le méchant, cette nuit-là ? reprit-elle en le regardant fixement.

Elle découvrit une rougeur dans ses yeux : les suites de la dissipation.

— Vous avez été malade ? demanda-t-elle.

Elle se doutait bien qu’il avait bu… pour noyer, peut-être, le chagrin qu’elle lui avait causé.

— Je n’ai pas été malade, lui répondit-il. Voulez-vous savoir la vérité, Angélique ?

— Toujours et tout entière !… Dites-moi pourquoi vous vous êtes fâché.

— Parce que je vous aimais à la folie, Angélique ! et qu’un autre m’a ravi la place que j’occupais dans votre cœur ! Voilà la vérité.

— Non, ce n’est pas là la vérité ! s’écria-t-elle, avec chaleur. Ce ne sera jamais la vérité si je me connais bien… si je vous connais bien ! Mais vous ne savez pas ce que sont les femmes, Le Gardeur ! ajouta-t-elle avec un sourire. Vous ne me connaissez pas, moi, la femme que vous devriez si bien apprécier !

Il n’est pas difficile de reconquérir une affection qui n’était point perdue. Angélique avait conscience de son pouvoir et se sentait disposée à l’exercer.

— Voulez-vous faire quelque chose pour moi, Le Gardeur ? lui demanda-t-elle d’un air coquet, en lui tapant les doigts avec son éventail.

— Comment ne voudrais-je pas ? Y a-t-il une chose que je refuserais de tenter sur la terre, au ciel ou dans les enfers, si vous m’accordiez en retour ce que j’estime plus que la vie même ?

— Qu’est-ce donc ?

Elle le devinait bien. Son cœur commençait à répondre à la passion qu’elle allumait.

— Qu’est-ce donc, Le Gardeur ? répéta-t-elle, en s’approchant.

— Votre amour, Angélique ! Votre amour ! ou je ne veux plus de la vie ! Votre amour ! et je vous serai le plus soumis et le plus dévoué des serviteurs !

C’était une parole téméraire, mais ils y crurent tous deux.

— Et si je vous le donne, Le Gardeur, fit-elle, en plongeant les doigts dans ses riches boucles dorées, si je vous le donne, serez-vous véritablement mon chevalier ? porterez-vous mes couleurs et combattrez-vous mes combats quels qu’ils soient ?

— Oui ! je vous le jure par tout ce qu’il y a de plus sacré ! Vous serez ma loi, Angélique ! votre plaisir sera mon devoir ! Vous serez mon but, mon motif et ma fin !

Ainsi s’égarait la raison du malheureux jeune homme.

— Le Gardeur, je vous aime ! fit Angélique avec transport.

Elle voyait que cet homme disait vrai ; mais elle ne pouvait pas mesurer la grandeur d’une telle passion.

Elle acceptait son amour, mais elle ne pouvait l’empêcher de déborder. Ainsi le vase qui s’emplit à la fontaine ne saurait empêcher le flot de couler toujours.

X.

Angélique oubliait presque ses projets tout à l’heure caressés. Elle comprenait que Le Gardeur était peut-être choisi par Dieu pour la sauver. Cependant, son ambition<m et sa vanité luttaient. Cet amour solennel qu’elle venait de promettre, il voltigeait encore sur ses lèvres, comme un oiseau à la porte de sa cage. Elle était tentée de le graver à jamais au fond de son cœur. Tout à coup, elle le chassa brusquement.

C’était toujours la vieille lutte, la lutte aussi ancienne que l’homme ; dans cette bataille du mensonge et de la vérité, l’amour est toujours un peu sacrifié.

L’égoïsme triompha ; elle fut infidèle encore. La pensée de Bigot, la perspective d’une vie de triomphes et de plaisirs la rendirent fourbe dans son âme. Elle encouragea les espérances de son ami et résolut de le tromper.

Le sort en était jeté. Cependant elle dit, la charmeuse cruelle, avec un accent de suave douceur :

— Ferez-vous bien tout ce que vous promettez, Le Gardeur ? Ma volonté sera votre loi ? Mon plaisir sera votre devoir ? Vous serez tout à moi et comme je le voudrai ? Un pareil dévouement m’épouvante !

— Mettez-moi à l’épreuve ; demandez-moi les choses les plus impossibles ! Ordonnez les forfaits les plus noirs que l’esprit puisse méditer et la main exécuter ! et, pour l’amour de vous, Angélique, je ferai tout !

Décidément, Le Gardeur devenait fou. Le reste de vertu qu’il possédait s’était fondu au feu des regards de l’enchanteresse.

— Mais, croyez-vous, fit-elle en riant, que je vais vous donner la mer à boire ? Peu de chose va me satisfaire. Mon amour n’est pas si exigeant que cela.

— Votre frère a-t-il besoin de moi ? demanda Le Gardeur. Je lui donne la moitié de ma fortune pour l’amour de vous !

Il savait que le prodigue chevalier Des Meloises était souvent dans la gêne ; tout dernièrement encore il lui avait prêté une forte somme, pour se débarrasser de ses importunités.

Angélique fit semblant de se fâcher :

— Mon frère ? et pourquoi me parlez-vous de lui, s’il vous plaît ? Je n’y pensais seulement pas. C’est de l’Intendant que je veux vous parler. Vous le connaissez mieux que moi.

XI.

Ce n’était pas vrai. Angélique avait étudié Bigot sur toutes ses faces. Elle avait pesé son esprit, jugé sa personne, estimé ses biens. Son œil inquisiteur et curieux n’avait pu toutefois pénétrer son âme tout entière ; car il y avait dans cette âme étrange des ténèbres que l’œil de Dieu seul savait pénétrer. Elle s’était aperçu qu’avec toute sa finesse elle ne l’avait pas encore compris.

— Vous voulez me parler de l’Intendant ! fit Le Gardeur surpris.

— Oui, une idée bizarre, n’est-ce pas !

Et elle se prit à rire de l’étonnement de son ami.

— Je pense vraiment que c’est le plus jovial gentilhomme de la Nouvelle-France, répondit Le Gardeur. Il est franc, généreux avec ses amis, et redoutable à ses ennemis. Son esprit est comme son vin, il ne fatigue jamais, et ne s’épuise pas. En un mot, j’aime l’Intendant, j’aime son esprit, son vin, ses amis, c’est-à-dire quelques uns de ses amis. Mais par dessus tout, je vous aime, Angélique ! et pour l’amour de vous, je l’estimerai davantage, car je sais aussi comme il s’est montré généreux envers le chevalier Des Meloizes.

L’Intendant avait donné au frère d’Angélique un bon nombre de parts dans la grande compagnie, et l’avait enrichi.

— Je suis enchantée de ce que vous voulez bien lui donner votre amitié, pour l’amour de moi seulement ! ajouta-t-elle avec coquetterie.

— Quelques uns de vos proches, continua-t-elle, ne l’aiment pas cependant. Votre sœur Amélie tremble comme une sensitive quand elle entend son nom, et votre tante de Tilly s’est armée de ses regards les plus sévères quand j’ai parlé de lui, aujourd’hui.

Au nom de sa sœur, De Repentigny regarda Angélique d’un air de doute :

— Ma sœur est un ange, dit-il, et pour qu’un homme trouve grâce à ses yeux, il faut qu’il soit presque divin. Quant à ma bonne tante, elle a entendu parler de la joyeuse vie de l’Intendant. Pardonnons-lui si elle a branlé la tête en signe de pitié…

— Le colonel Philibert aussi partage les sentiments de votre sœur et de votre tante ; pour ne rien dire de la haine de son père, le bourgeois, continua Angélique un peu piquée de l’air incrédule de Le Gardeur.

— Pierre Philibert ! Il peut se faire qu’il n’aime pas l’Intendant. Il a ses raisons. Mais je répondrais de son honneur sur ma vie. Jamais il ne se rendra coupable d’injustice envers qui que ce soit.

Le Gardeur ne condamnait pas ses amis si facilement que cela.

Angélique cacha adroitement le stylet qu’elle venait d’essayer :

— Vous avez raison, dit-elle hypocritement, Pierre Philibert est un gentilhomme digne de vous. Je déclare que je n’ai jamais vu un plus bel homme, d’abord. C’est un homme comme lui dont j’ai toujours rêvé. Quel dommage, Le Gardeur ? que je vous aie vu le premier ! ajouta-t-elle en lui tirant coquettement une mèche de cheveux.

— Je pense bien, Angélique, que vous me jetteriez aux poissons s’il devenait mon rival, répliqua De Repentigny en badinant : mais je n’appréhende aucun danger. Je sais où il a porté ses affections et je ne saurais être jaloux de ses succès.

— Je ne serai pas jalouse de votre sœur, Le Gardeur, dans tous les cas ! s’écria Angélique.

Et le souffle parfumé de ses lèvres enivrait Le Gardeur.

— Je ne vous donnerai pas mon amour parce que vous l’avez déjà, ajouta-t-elle… Mais pour aujourd’hui, ne me demandez rien de plus que cela.

Et elle lui passa au doigt un riche diamant.

Ce gage d’un amour auquel d’avance la perfide Angélique était parjure, fut comme un sceau fatal qui scella la destinée du jeune chevalier. Et, durant de longs temps encore, Le Gardeur croyant rencontrer chez mademoiselle Des Meloizes, un amour sans mesure comme le sien, but à longs traits comme un nectar, les paroles enivrantes qui sortaient de cette bouche astucieuse.

Hélas ! Il eut mieux valu pour lui, ne jamais naître, que de boire ainsi le poison de ces lèvres enchanteresses.

XII.

— Maintenant, Le Gardeur, répondez-moi, commença-t-elle, après une pause pleine de ravissements.

Nouvelle Dalilah, elle jouait avec la chevelure de Le Gardeur et le dépouillait de sa vertu.

— Il y a une femme à Beaumanoir, reprit-elle, dites-moi donc qui elle est et ce qu’elle est.

Le Gardeur n’aurait pas hésité à trahir le ciel pour elle ; mais il ne put en aucune façon lui donner les renseignements qu’elle désirait. Il ne savait pas en quelle qualité cette femme vivait à Beaumanoir. Angélique se mit à rire et à causer, avec un sang-froid étonnant, des fantaisies galantes de l’Intendant. Elle avait manqué son but. Elle fit promettre à Le Gardeur de bien s’informer et de venir lui rendre compte du résultat de ses recherches.

Minuit sonna à la cloche des Récollets. Angélique regarda son ami avec un sourire qui voulait dire : Entendez-vous ? et de son doigt effilé, elle lui donna sur la joue les douze coups de l’heure qui s’en allait.

Elle se leva et jeta un coup d’œil à la fenêtre.

Les étoiles scintillantes paraissaient débordantes de vie. Dans l’hémisphère nord, à l’horizon, on voyait le Charriot renversé ; le Bouvier avait conduit son étincelant troupeau dans les plaines éthérées de l’Occident.

Quelques tresses de ses cheveux d’or tombaient négligemment sur ses épaules et sur sa poitrine. Elle s’inclina vers Le Gardeur. Un instant encore, son projet égoïste tomba dans la poussière et elle fut tentée de le fouler aux pieds ; un instant elle eut envie d’être ce qu’il la croyait, lui, une femme sincère et dévouée.

— Lisez ma destinée, Le Gardeur, dit-elle vivement. Vous avez été au séminaire. On dit que les prêtres de cette maison étudient à fond la science des astres, et que leurs élèves y deviennent habiles.

— Je ne regarde que mon ciel à moi : vos yeux, Angélique ! Puis-je le désirer plus beau ? C’est là que je lis ma fortune et mon destin !

XIII.

Angélique était tourmentée par des passions diverses. Elle avait sur les lèvres des paroles de vie et des paroles de mort. Son cœur battait plus fort que la pendule d’or qui était là, près d’elle, sur la table de marbre. Le bon mouvement s’envola encore comme un oiseau effrayé.

— Regardez, Le Gardeur, fit-elle en montrant la constellation de Persée qui s’élevait à l’Orient, voilà mon étoile. Mère Malheur… Vous connaissez mère Malheur ?… Mère Malheur m’a dit que c’était mon étoile, et qu’elle influerait sur ma destinée.

Comme toutes les personnes qui s’abandonnent à leurs passions, Angélique croyait à la fatalité.

Elle montrait Algol, cette étrange étoile qui passe en quelques heures, de l’éclat le plus beau à l’obscurité la plus incompréhensible, et qui a le pouvoir dit-on, de changer en pierre le cœur de l’homme.

— Mère Malheur en a menti ! exclama Le Gardeur, en se plaçant entre la fenêtre et la jeune fille, comme pour la protéger contre la pernicieuse influence de l’astre.

— Cette étoile de malédiction n’a pas présidé à votre naissance, Angélique ! continua-t-il. C’est un démon ! c’est Algol !

Angélique frissonna soudain.

— Mère Malheur n’a pas voulu me dire ce qu’annonçait cette étoile, reprit-elle d’une voix mal assurée, mais elle m’a recommandé de veiller et d’espérer, ou de veiller et de prier, selon que je serais vertueuse ou pécheresse. Que me présage donc Algol, Le Gardeur ?

— Rien, mon amour ! Foin de toutes les étoiles du ciel ! Vos yeux ont plus d’éclat et votre influence est plus grande. L’harmonie des sphères célestes n’a plus de charmes pour moi, quand j’entends ta voix suave, ô ma bien-aimée Angélique !

XIV.

Il parlait encore lorsqu’une bouffée de mélodies s’échappa de la chapelle des Ursulines. Les religieuses offraient des prières et des chants pour le salut de la Nouvelle-France.

Au milieu de toutes ces voix ravissantes qui flottaient sur l’aile de la nuit, avec les notes solennelles de l’orgue, on distinguait la voix merveilleuse de Ste Borgia, la tante d’Angélique.

Elle allait se détachant de plus en plus du chœur sacré, comme une flamme qui se joue au-dessus du foyer ; elle montait, dans ses fugues saisissantes, comme un esprit qui vole aux deux !

Angélique savait cet hymne nouveau. C’était sa tante qui l’avait composé. Quand le chœur des religieuses eut fini de chanter, elle le récita avec un accent ému. Le Gardeur écoutait avec une religieuse attention.

Soutenez, grande Reine !
Notre pauvre pays !
Il est votre domaine
Faites fleurir nos lis !
L’Anglais sur nos frontières
Porte ses étendards,
Exaucez nos prières !
Protégez nos remparts !

Angélique et Le Gardeur demeurèrent silencieux. L’homme du guet cria l’heure dans le calme de la nuit.

— Que Dieu bénisse la prière de ces saintes femmes ! fit Le Gardeur. Que Dieu vous bénisse, Angélique ! Bonne nuit ! Maintenant, je me retire.

Il sortit, après avoir glissé une pièce blanche dans la main de Lisette, qui lui fit une de ses plus belles révérences et lui donna son meilleur sourire.

Angélique se mit à sa fenêtre pour écouter le galop cadencé du cheval qui s’éloignait. Quand le dernier bruit mourut au loin, elle se jeta sur sa couche et se prit à pleurer en silence. La musique divine l’avait touchée. L’amour de Le Gardeur était comme une masse d’or qui l’écrasait. Elle ne pouvait ni la remuer, ni l’ôter.

XV.

Elle s’endormit, et son sommeil fut troublé par des songes pénibles.

Elle se vit mourant de soif dans une solitude sauvage, au milieu de sables brûlants. Elle tenait à la main un vase plein d’eau froide ; mais au lieu d’y tremper ses lèvres desséchées, elle la renversa malicieusement sur le sol.

Elle allait tomber dans un abîme sans fond, et elle repoussait l’unique main qui pouvait la retenir.

Elle était dans une rivière profonde : Le Gardeur se précipita à son secours. Elle s’arracha de ses bras et fut perdue.

Tout autour de son lit voltigeaient des fantômes, des formes indéfinies d’esprits mauvais.

Quand elle s’éveilla, le soleil rayonnait dans ses fenêtres, une brise rafraîchissante agitait le feuillage, les oiseaux chantaient dans le jardin et les rues étaient pleines de monde !

Il était grand jour. Elle redevint ce qu’elle avait été. Ses rêves d’ambition de la veille surgirent de nouveau, ses rêves d’amour de la nuit dernière s’envolèrent ; ses craintes s’évanouirent, ses espérances se réveillèrent toutes pompeuses, et elle se mit à songer au moyen de forcer Bigot à venir lui rendre visite.