Le chien d’or/I/29

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 389-404).


CHAPITRE XXIX.

UNE JOURNÉE AU MANOIR.

I.

Amélie se leva. Elle était rose et gaie comme les reflets du matin. Elle n’avait guère dormi, pourtant, à cause des émotions nouvelles qui avaient agité son âme. Mais le bonheur ne fatigue guère et elle se trouvait heureuse.

Elle fit une toilette simple, noua un ruban bleu dans ses cheveux noirs, se coiffa d’un chapeau de paille à larges bords et descendit au jardin. Elle souriait à tous les objets et bénissait tout le monde.

Elle s’informa à Félix Beaudoin, de son frère Le Gardeur.

— Où est mon frère, Beaudoin, le savez-vous ? l’avez-vous vu ce matin ?

— Oui, mademoiselle, répondit le vieux Félix en saluant respectueusement, il vient justement de faire seller son cheval pour aller au village. Il a demandé une carafe de cognac. La carafe a été apportée.

— Merci ! fit-il, remportez-la ; je ne boirai pas une goutte.

Le valet le regardait tout surpris.

— Je ne boirais pas même le nectar des dieux dans ce manoir, ajouta-t-il.

Et comme le valet se retirait :

— Faites seller mon cheval, s’il vous plaît, demanda-t-il, je vais me rendre au village. Les gosiers altérés comme le mien trouvent là une excellente liqueur préparée par le diable.

— Pauvre Le Gardeur ! soupira Félix Beaudoin, essayez de le retenir ici, mademoiselle ! essayez !…

II.

Amélie fut attristée de cela. Sa vive allégresse de tout à l’heure s’envolait déjà. Elle se mit à la poursuite de son frère, dans le jardin, et elle l’aperçut bientôt qui marchait à grands pas. Il avait l’air fâché et de sa cravache il décapitait les passe-roses et les dahlias qui bordaient les allées.

Il portait son costume d’écuyer et attendait le groom avec son cheval.

Elle courut à lui, l’enchaîna de ses deux bras et, le regardant avec douceur, lui dit :

— Le Gardeur, ne va pas au village maintenant, attends-nous.

— Ne pas aller au village maintenant ? et pourquoi ? je reviendrai pour le déjeuner. Je n’ai pas faim cependant. J’espère qu’une petite course à cheval me rendra l’appétit.

— Attends après le déjeuner ; nous irons tous ensemble à la rencontre des amis qui doivent venir nous visiter ce matin. Héloïse de Lotbinière, notre cousine, vient pour vous voir, Philibert et toi. Il faut que tu sois ici pour lui souhaiter la bienvenue. Les galants sont bien rares ici, et il serait mal à nous de laisser partir le plus beau en cette occasion.

Un combat terrible s’engageait dans l’âme de Le Gardeur entre le devoir et la passion. Il se sentait invinciblement attiré par l’amorce du plaisir, et il craignait de désoler sa sœur.

Amélie le tenait toujours, le regardait en souriant, lui disant cent choses aimables. Elle voulait venir à bout du démon qui le tentait. C’était la lutte de l’ange contre l’esprit du mal. Une pareille affection ne pouvait pas être vaincue : elle devait triompher.

— Chère enfant, s’écria tout à coup, Le Gardeur, je ne suis pas digne de toi !

Et il l’embrassa tendrement. Il avait des pleurs dans les yeux.

— Pourquoi faut-il qu’une pareille amitié soit inutile ? acheva-t-il avec tristesse, un instant après.

— Oh ! ne dis pas cela, Le Gardeur, ne dis pas cela !… je donnerais ma vie pour te sauver.

Elle s’appuya la tête sur son épaule et se prit à sangloter. Sa douceur et son dévouement venaient d’obtenir ce que les remontrances ou la sévérité n’auraient jamais obtenu.

— À toi la victoire, mon Amélie, reprit Le Gardeur, à toi la victoire aujourd’hui ! je n’irai au village qu’avec toi…

Oh ! pourquoi ne se trouve-t-il pas d’autres femmes aussi bonnes que toi ! je ne serais pas un maudit…

Tu seras mon bon ange… Je veux t’obéir… Essaie de me sauver. Si tu n’y parviens, tu pourras toujours dire que tu as fait ton possible et plus que ton devoir !…

III.

— Le Brun, cria-t-il au groom qui venait d’amener son cheval, reconduis Noir César à l’écurie.

Il lui jeta en même temps la cravache qui avait rasé tant de fleurs.

— Le Brun, clama-t-il encore, écoute ! Si jamais je t’ordonne de m’amener ma monture avant déjeuner, amène-la sans bride et sans selle, avec un licou seulement, afin que j’aie l’air d’un clown et non d’un gentilhomme.

Le Brun n’en revenait plus de sa surprise. Il crut que le jeune seigneur voulait faire une maîtresse plaisanterie ; il crut un peu aussi qu’il devenait fou ; et c’est ce qu’il s’empressa de chuchoter à l’oreille de ses compères.

— Pierre Philibert est descendu pêcher le saumon, allons le rejoindre et lui souhaiter le bon jour ? proposa Amélie.

Ils partirent joyeusement côte à côte. Philibert se leva et courut au devant d’eux sitôt qu’il les aperçut à travers la ramure. Leurs mains se pressèrent dans une sincère étreinte. La main d’Amélie s’attarda un moment dans celle de Philibert. Ce fut lui qui la retint, mais si peu de temps que Dieu seul s’en aperçut, Dieu, elle et lui !

Amélie sentit une effluve chaude lui brûler les joues : elle détourna les yeux.

L’amour se manifeste d’une façon merveilleuse par ce toucher de la main si fugitif qu’il soit. Il est le prélude mystérieux de cette étrange, intime et ravissante liaison qui va pour toujours unir deux personnes.

Ils comprirent tous deux ce qu’ils ne s’étaient pas encore avoué. Le silence d’un instant leur révélait de plus doux secrets que les entretiens tant de fois recommencés.

IV.

Il y a de ces moments qui sont toute une vie. Nos amours, nos espérances, nos déceptions tiennent dans la goutte de fiel ou de nectar que nous buvons. Nous sommes arrivés à une étape nouvelle ; le passé s’efface complètement et le présent se forme de tout ce qu’il contenait. C’est la fin d’une existence déjà vieille et le commencement d’une nouvelle carrière.

Pierre Philibert se sentait aimé et il était triste. Non, il demeurait grave et silencieux. Amélie perdait aussi sa gaieté. C’était le recueillement de l’âme à l’annonce de la félicité longtemps attendue ; c’était l’enivrement de l’esprit dont les rêves caressés prennent une forme indestructible et deviennent la réalité.

Le Gardeur ne soupçonnait point la cause de leur silence. Il croyait qu’ils prenaient de la peine à son sujet, et s’efforçait de se rendre aimable. Il leur montrait diverses choses, dans ce paysage enchanteur, et racontait les souvenirs qu’elles rappelaient.

Ils s’assirent tous trois sur une longue pierre, un immense caillou apporté là probablement depuis des millions d’années, par quelque banquise vagabonde, alors que l’océan glacial s’étendait sur une grande partie de l’Amérique. Peu à peu l’enjouement revint et la causerie recommença toute pétillante de gaieté.

Ils parlèrent des projets de la veille, des amis qu’ils allaient recevoir, de ceux qu’ils iraient voir. Ils se promèneraient en canot, dîneraient sous les arbres, feraient du chant, de la musique, de la danse.

Le Gardeur était le plus éveillé des trois maintenant et il s’amusait à critiquer le programme d’Amélie ; affaire de rire. Tantôt il paraissait sérieux, tantôt il plaisantait évidemment.

— Vous avez beau faire, dit-il à la fin ? des amusements de manoir ne valent pas les plaisirs du Palais de l’Intendant.

Cette parole fit venir une larme dans les yeux de sa sœur. Il s’en aperçut :

— Pardonne-moi, chère Amélie, fit-il, tout ému, pardonne-moi, je ne voulais pas te blesser… je serais content de voir ce palais réduit en cendre, et moi avec !

— Oh, ! tu ne m’as nullement blessée, Le Gardeur ! je sais bien que tu plaisantes… Ma sensibilité est tellement grande, vois-tu !… et j’éprouve pour ce palais une si invincible horreur que je ne puis en entendre parler sans me sentir mal à l’aise.

— Pardonne-moi ! je ne t’en parlerai jamais plus de ce palais, excepté pour le maudire, comme j’ai fait mille fois depuis que je suis revenu à Tilly.

— Merci, petit frère, fit-elle en l’embrassant.

V.

Le bugle fit retentir ses notes aiguës. Il sonnait le déjeuner. C’était le privilège d’un vieux serviteur de la famille, qui avait été trompette dans les troupes du seigneur de Tilly, de réunir ainsi, au son de son instrument, les habitants du manoir, pour le repas du matin.

Il avait bien sollicité la permission de sonner aussi le lever, dès le point du jour, mais madame de Tilly s’était montrée impitoyable. Elle voulait protéger le sommeil de ses gens.

Philibert reconnut l’appel d’autrefois. C’était le même cor qui vibrait sous les bois, le même souffle qui le remplissait.

— C’est Éole ! dit-il.

Éole, c’était le sobriquet du vieux serviteur.

— Vous vous souvenez de lui ? demanda Amélie.

— Oui, et je me souviens, qu’un jour, nous l’avons suivi sous les bois, ou plutôt c’est lui qui nous accompagnait. Il faisait chaud ; il était fatigué ; il ne trouva rien de mieux à faire qu’à s’étendre à l’ombre et dormir. Nous nous enfonçâmes dans la forêt et un instant après nous étions égarés.

— Je m’en souviens comme si c’était hier, Pierre : oui, je m’en souviens ! j’ai bien pleuré alors, je m’en tordais les mains de désespoir. J’avais faim ; ma robe était tout en lambeaux ; j’avais perdu un soulier…

Oui, je m’en souviens ! Le Gardeur et vous, vous étiez aussi découragés que moi et cependant vous me portiez tour à tour, ou ensemble sur vos mains enlacées comme une chaîne. Mais vos forces s’épuisèrent et tous ensemble nous tombâmes au pied d’un arbre en pleurant.

Et alors nous nous rappelâmes toutes ces histoires d’enfants perdus dans les bois, et d’ours qui s’approchaient d’eux en grognant pour les dévorer… Je me souviens que nous nous mîmes à genoux pour réciter nos prières, et pendant que nous demandions au bon Dieu de nous prendre en pitié, nous entendîmes soudain les éclats de la trompette du vieux Éole.

Il était tout près de nous… Et comme il soufflait, comme il soufflait dans son cuivre pour se faire entendre !… Le pauvre homme, il était si content de nous retrouver, il nous embrassait si fort, il nous secouait si violemment que nous aurions aimé autant être égarés encore.

VI.

Le vieux Éole répéta son appel sonore, comme pour corroborer le récit d’Amélie.

— Allons, fit Le Gardeur, sinon nous pourrions subir encore la touchante amitié du vieux trompette.

Ils suivirent le sentier fleuri qui conduisait au manoir. Les merles et les loriots chantaient sur leur passage, et partout, sur les branches et dans les fougères, les insectes luisants trottinaient au soleil.

Madame de Tilly les attendait sur le seuil de la grande porte :

— Venez, mes enfants, leur dit-elle, comme je suis heureuse de vous revoir ensemble, et de vous faire asseoir ensemble à ma table !

Amélie pensa en la regardant :

— Je ne sais pas si elle compte Pierre parmi ses enfants.

Vous saurez, continua la noble châtelaine, en suivant le grand Félix Beaudoin dans la salle à déjeuner, vous saurez que les Iroquois se sont éloignés de notre frontière. Il est probable qu’ils ne feront plus guère parler d’eux. C’est un messager spécial qui m’a apporté cette nouvelle… Une bonne nouvelle, n’est-ce pas ?

— Excellente ! bonne tante, répondit Amélie…

Le Gardeur fit un signe de la tête qui signifiait le contraire,

— Pierre Philibert remarqua :

— Les Iroquois sont de vieilles connaissances que j’aime bien à revoir… au bout de mon épée.

— Vous ne laisserez donc pas le manoir, maintenant, mes braves guerriers, reprit madame de Tilly en s’adressant à Philibert et à Le Gardeur, et vous aurez tout le temps nécessaire pour vous entendre avec Amélie au sujet de vos amusements.

— C’est tout arrangé, tout, fit Amélie avec vivacité.

Nous avons tenu cour plénière ce matin, et préparé un code de lois pour votre règne de huit jours.

Il ne manque plus que la sanction royale. La donnez-vous ?

— Et je la donne. Il le faut bien puisque tout est réglé, décidé, arrêté. Je devance mon époque et je deviens une souveraine constitutionnelle.

— C’est comme cela que doit être une royauté pour rire, riposta Amélie : constitutionnelle.

— C’est comme cela surtout que devrait être une royauté sérieuse, affirma gravement Philibert.

VII.

Le Gardeur et Pierre vont aller au village après le déjeuner, commença Amélie.

— Au-devant d’Héloïse votre cousine, qui doit descendre de Lotbinière aujourd’hui, acheva madame de Tilly.

— Tu viendras avec nous, Amélie, c’est convenu, tu sais, dit Le Gardeur fort sérieusement.

— Je ne voulais pas être un embarras, répondit la jeune fille, mais si tu l’exiges, j’irai… Au reste, c’est pour toi que vient Héloïse, et non pas pour moi. Elle a perdu un cœur, ici, à la fête de la St. Jean, et elle revient pour le chercher, ajouta-t-elle, en jetant les yeux sur Philibert.

— Vraiment ! Et comment cela ? questionna Pierre.

— Comment ? écoutez. Elle a vu, dans le boudoir de ma tante, votre portrait et celui de Le Gardeur. Elle les trouvait si beaux l’un et l’autre qu’elle ne pouvait faire de choix entre les deux.

— Décide, toi, me dit-elle ; donne-moi celui que tu voudras.

— Ah ! et comment avez-vous décidé ?

— Elle m’a donné, se hâta de dire Le Gardeur… Héloïse n’a pas eu son Abélard !… Jugement erroné.

— Non pas ! Le Gardeur, riposta Amélie, Héloïse a consulté le sort. Elle a pris trois petites boîtes semblables, a mis un nom dans chacune, les a mêlées pour ne point les reconnaître, puis d’une main tremblante a ouvert la… mauvaise ! Pas de chance ! Ensuite, la veille de la St. Jean, elle s’est tenue dans le porche de l’église pour voir l’ombre de son futur quand il entrerait… Hélas ! elle n’a vu que l’ombre d’une femme, m’a-t-elle assuré.

— Une femme qui allait s’agenouiller devant la statue de Notre-Dame, j’en suis certain, observa Le Gardeur.

Il continua, s’adressant à Pierre Philibert, et sa voix prit un accent presque douloureux :

— Te souviens-tu de la veille de la St. Jean, Pierre ? je m’en souviens toujours, moi. C’est la veille de ce grand jour que tu m’as sauvé de la mort… Ah ! la pauvre et inutile existence que tu m’as rendue alors !… Mais nul ici n’est ingrat envers toi, et Amélie se rend toujours à l’église, ce jour-là, pour remercier le Seigneur.

— Nous avons bien des actions de grâces à rendre au ciel, mon frère, et j’espère que nous n’oublierons jamais les devoirs de la reconnaissance, ajouta Amélie rougissante et attendrie.

C’est moi, en effet, continua-t-elle, qu’Héloïse vit entrer dans l’église, ce matin-là, mais elle n’en fut pas sûre et crut autant que c’était mon spectre. N’importe, j’acquis des droits sur elle, alors, et m’en prévalus, je disposai de son cœur et c’est à toi que je l’offris, Le Gardeur. Cruel ! tu as dédaigné la plus charmante enfant de la Nouvelle-France !…

Le Gardeur partit d’un éclat de rire.

— Héloïse tenait trop de l’ange, fit-il, pour un démon comme Le Gardeur de Repentigny. Mais je vais tâcher de faire oublier ma faute en lui portant les plus délicates attentions aujourd’hui. Je fais amener les chevaux à l’instant même et nous allons courir au-devant d’elle.

Philibert aida mademoiselle de Repentigny à se mettre en selle. Elle allait bien à cheval et montait seule ordinairement. Mais ce jour-là, la galanterie avait ses droits.

Ils partirent tous les trois, Amélie, Pierre et Le Gardeur, par la grande avenue garnie de tuf, au petit pas, en répondant aux saluts de madame de Tilly qui agitait son mouchoir blanc à travers les feuillages verts des arbres. Quand ils furent sur la route ils se mirent au galop. Amélie paraissait très élégante dans sa longue amazone bleu foncé.

Ils eurent vite atteint le village.

VIII.

Héloïse de Lotbinière les attendait. Elle se jeta dans les bras de sa cousine et l’embrassa avec une tendresse réelle. Elle tendit la main à Le Gardeur et à Philibert.

Le Gardeur devina que c’était surtout sur lui que se concentrait l’affection de mademoiselle de Lotbinière. Il en éprouva peut-être un peu d’orgueil, mais il resta insensible.

— Je vous reconnais bien, colonel Philibert, dit-elle, et je sais que la Nouvelle-France est fière de vous…

Aussitôt, elle regarda Amélie de façon à lui faire comprendre comme elle la félicitait d’être aimée de cet homme, et comme elle partageait son bonheur.

Philibert, en s’inclinant avec respect, répondit :

— La Nouvelle-France est fière de tous ses enfants, et elle veut que le soldat se sacrifie pour ses frères.

Héloïse de Lotbinière était belle, gaie, spirituelle et sensible. Elle aimait Le Gardeur depuis longtemps et sans espoir. Elle s’était en quelque sorte repliée sur elle-même, comme ces plantes frêles que brise le premier souffle glacé de l’hiver.

Amélie avait vu avec peine l’indifférence de son frère. Elle savait qu’il était déjà dans les filets de la charmeuse Angélique Des Meloises et elle voulait combattre l’amour par l’amour, comme dans les prairies, on combat le feu par le feu. Mais Le Gardeur était irrévocablement perdu pour l’amour chaste et fidèle, et nulle femme au monde ne pouvait lui faire oublier Angélique.

Amélie, pour consoler un peu la malheureuse enfant, lui voua une sympathie profonde et un irrévocable attachement. Héloïse cacha son chagrin au fond de son âme et personne ne le vit, que sa cousine et Dieu. Elle pleura mais en secret, son regard fut toujours serein, son visage souriant. Elle déployait à se torturer, une énergie indomptable. Sa volonté était de fer et son cœur de feu.

IX.

Les jeunes gens revinrent aussitôt au manoir. Ils furent suivis par un grand nombre d’amis qui voulaient féliciter madame de Tilly de son heureux retour.

Tous avaient du bonheur à revoir Le Gardeur, qu’ils ne rencontraient pas souvent à Tilly maintenant, et Philibert dont la renommée volait déjà au loin.

Plusieurs avaient supposé que le colonel aspirait à la main d’Amélie. La supposition devint une certitude en se transmettant de bouche en bouche. C’était un secret que tout le monde savait. Les confidences chuchotées à l’oreille se répandent aussi vite que les nouvelles proclamées à son de trompe. Mystère ! Quelques intimes amies répétèrent à Amélie ce qu’elles avaient appris, et la félicitèrent de tout leur cœur.

Amélie rougit, sentit, nia, affirma que rien n’était moins vrai, moins sûr, moins probable, et tout le temps, son cœur chantait. Elle se plaisait à entendre ces rumeurs et ces promesses de félicité. Elle éprouvait une certaine confusion mais une joie plus grande encore. Elle était fière de voir que le monde savait que Philibert l’avait choisie entre tant d’autres.

Toutes ces paroles, c’était comme des perles qu’elle recueillait avec soin, et qu’elle admirait en silence, sous l’œil de Dieu… Sous l’œil de Dieu, car elle se soumettait d’avance à sa volonté sainte, soit qu’il mît le sceau à la félicité qu’elle espérait, soit qu’il brisât comme un jouet ses suaves espérances.

X.

Les jours passaient bien agréablement à Tilly et le programme élaboré par Amélie était fidèlement suivi. Les amusements se succédaient sans relâche et avec une aimable variété.

Le matin, les messieurs allaient à la chasse ou à la pêche, les dames lisaient, faisaient de la musique, du dessin ou divers travaux d’aiguille ; l’après-midi, tout le monde se réunissait ; puis la soirée avait lieu tantôt au manoir, tantôt chez les amis d’alentour.

L’hospitalité était la même partout. Le peuple de la Nouvelle-France ressemblait à une grande famille intimement unie. Ce phénomène social a triomphé de la conquête anglaise et du temps.

Chaque jour, madame de Tilly passait une heure ou deux avec maître Côté, son Intendant, pour traiter les affaires de la seigneurie.

Le régime féodal imposait aux seigneurs de grands devoirs et de graves obligations. Les seigneurs avaient des intérêts dans toutes les fermes et se trouvaient partie à toutes les transactions qui se faisaient dans leur domaine.

L’acquéreur d’une propriété était tenu de jurer foi et hommage et de payer les arrérages dus par le vendeur.

Le sieur Tranchelot venait justement d’acquérir la ferme du Bocage ; une lisière de trois arpents de largeur sur une lieue de profondeur qui aboutissait au fleuve. Il arriva au manoir pour rendre foi et hommage.

C’était à l’heure du midi. Madame de Tilly passa dans la grande salle, accompagnée d’Amélie, de Philibert et de Le Gardeur. Tous étaient revêtus de leurs habits de cérémonie. Ils s’assirent sous le dais et maître Côté se plaça en face, à une table, avec son livre de procès-verbaux ouvert devant lui. Sur cette table, une épée nue et une coupe de vin.

Trois coups furent frappés dans la porte et le sieur Tranchelot entra tête nue, sans épée et sans éperons, car il n’était pas gentilhomme. L’Intendant le conduisit devant la châtelaine.

Il s’agenouilla et fit hommage en la forme voulue par la loi.

« Madame de Tilly, madame de Tilly, madame de Tilly ! je vous rends la foi et hommage, en qualité de propriétaire de la ferme du Bocage que j’ai acquise du sieur Marcel, en vertu d’un acte fait et passé devant le digue notaire Jean Pothier dit Robin, le lundi de Pâques 1748. Je promets payer les cens et rentes et tous les autres droits quelconques ; je vous prie d’être ma bonne dame suzeraine et de recevoir ainsi mon hommage. »

Madame de Tilly accepta sa foi et hommage et lui donna la coupe de vin, qu’il vida debout devant elle. Elle le fit reconduire par le régisseur et lui souhaita la prospérité sur sa belle ferme du Bocage.

XI.

Philibert se trouvait de plus en plus heureux et s’enivrait sans cesse de la présence d’Amélie. Il prenait plaisir à voir se développer ses admirables perfections. Elle était si naïve, si simple dans ses manières, si prévenante, si vertueuse ! Elle était si aimante ! Elle se cachait moins maintenant et ses regards parlaient souvent si ses lèvres se taisaient encore…

— Je suis téméraire, pensait-elle, je suis coupable, peut-être, de donner mon cœur avant qu’il me soit demandé… Je m’en veux !… mais je n’y puis rien. Je l’aime !… Il m’a préférée aux autres !… Il m’a voué toute son affection… je le sais !… je suis fière de son amour… oui, j’en suis fière !

Et cependant, quand elle paraissait devant lui, elle éprouvait un serrement de cœur, presqu’une angoisse ; car il pouvait lire au fond de son âme maintenant, et le mystérieux voile de pudeur qui dérobe aux regards les intimes pensées de la vierge était à demi-levé. Le moment ne devait pas tarder à venir non plus, où elle entendrait le solennel aveu qui tremblait depuis longtemps sur ses lèvres.

Il arriva.

L’heure de la naissance et l’heure de la mort sonnent quand Dieu le veut ; mais c’est le cœur de la femme qui annonce l’heure de l’amour. Heure fortunée si l’amour est pur et l’intention droite ; heure de malédiction s’il est menteur et perfide !

La femme marchera dans le sentier de la vie, doucement appuyée sur l’homme qui la protège et la chérit, honorée et bénie de ses enfants, enviée et admirée de tous ; ou bien elle deviendra une esclave inutilement rebelle au joug, et traînera ses pas ensanglantés dans les épines du chemin…

XII.

Le moment arriva de se rendre au petit lac de Tilly. Tout le monde répondit à l’appel. Pas d’absent dans les rangs ! Le matin frais et clair promettait la chaleur ; mais les bois avaient de l’ombre.

Six canots partirent chargés de monde et de provisions, et remontèrent la petite rivière. Le voyage fut assez court, et très gai. Rendus au lac, tous se dispersèrent sous les ramures et mille cris joyeux effrayèrent les oiseaux surpris.

Au frais matin succéda une journée chaude et une brise agréable se mit à souffler. Les vieux chênes que traversaient quelques rayons de soleil, laissaient tomber leur ombre comme un tapis capricieusement tissé et toujours changeant ; les pins antiques versaient leur senteur résineuse, et plus loin, les oiseaux remis de leur terreur, chantaient avec une ardeur nouvelle.

La journée fut bien employée. Les uns cherchèrent des fleurs sauvages sur les bords de l’eau ou au fond de la forêt ; les autres jetèrent l’hameçon aux poissons affamés ; ceux-ci luttèrent de vitesse dans leurs canots d’écorce ; ceux-là dépistèrent le lièvre ou la perdrix ; d’autres passèrent le temps à chanter ou à causer.

L’heure du dîner réunit toute l’ardente troupe, et pendant que le brasier allumé sous les bois s’éteignait, et que la fumée se dissipait déchirée par les rameaux, l’allégresse prit un nouvel élan. Des clameurs de joie firent retentir la forêt, et les oiseaux y répondirent de toutes parts.

Quelques étoiles commençaient à paraître dans l’azur du firmament. Elles ne devaient pas briller beaucoup, cette nuit-là, car la lune qui se levait déjà sur la solitude des bois resplendissait d’une manière étrange et les noyait dans ses flots de clarté.

XIII.

Il fallait, avant le départ, faire ensemble le tour du lac. Chacun prit place dans les canots, légers qui s’élancèrent sur les vagues endormies au milieu de leur retraite sauvage. Les Indiens n’auraient pas mieux ramé que ces gentilshommes accoutumés aux délices des salons. Les canots décrivirent la courbe de la jolie nappe d’eau, en longeant le rivage où les grives éparpillaient leurs dernières notes plaintives.

Jean La Marche et deux joueurs de flûte, à l’avant du premier canot, se tenaient prêts à exécuter les plus riches morceaux de leur répertoire. Ils n’attendaient que le signal. Mademoiselle Héloïse de Lotbinière prit sa guitare.

— Je vous accompagne dit-elle… La musique rapproche les esprits les uns des autres et les élève tous vers Dieu…

— N’oubliez pas la poésie qui est la plus divine des choses terrestres, ajouta une douce voix de femme.

Le violon, les flûtes et la guitare firent aussitôt entendre leurs accords. En même temps Jean La Marche entonna, d’une voix nette et puissante qui eut son écho dans la forêt :

À saint Mâlo-beau port de mer,
À saint Mâlo beau port de mer,
Trois gros navir’ sont arrivés,
Nous irons sur l’eau nous y prom’ promener,
Nous irons jouer dans l’île !

Tout le monde fit chorus. Jamais le lac, jamais la forêt n’avaient tressailli aussi doucement. Le chant ne cessa point jusqu’à ce que les canots fussent arrivés en face d’un petit promontoire… Alors, tout à coup, le silence se fit.

— Voyez donc ! avait crié l’une des jeunes filles, en montrant de la main quelque chose de superbe, au sommet de la côte.

C’étaient trois pins majestueux qui se découpaient sombres et forts au milieu d’un océan de lumière.

— On dirait les flammes d’une immense fournaise allumée par Dieu, remarqua Héloïse de Lotbinière…

— La fournaise ardente dont parle l’Écriture sainte, ajouta Le Gardeur, et au milieu, les trois enfants qui chantent les louanges du Dieu d’Israël.