Le chien d’or/I/28

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 382-388).


CHAPITRE XXVIII.

PASSÉ CHARMANT, RIANT AVENIR !

I.

Madame de Tilly et sa nièce se retirèrent dans leurs chambres pour faire leur toilette, puis elles descendirent au salon où venaient d’entrer Messire Lalande, le curé de la paroisse, plusieurs danses du voisinage, et deux ou trois officiers en retraite, qui trouvaient plus avantageux de vivre à la campagne, qu’à la ville.

Félix Beaudoin parcourait en vainqueur, pendant ce temps-là, sa vaste cuisine et faisait trembler les marmitons. Il s’agissait de mettre une table digne de ses hôtes et digne de lui-même.

Sur le balcon Pierre et Le Gardeur causaient intimement en regardant le ciel limpide ; les fleurs du parterre faisaient monter jusqu’à eux leurs senteurs embaumées.

Amélie sortit du salon après quelques instants sous prétexte d’aller chercher Le Gardeur. Elle ne voulait pas qu’il demeurât seul avec ses pensées noires.

Elle parut sur le balcon. Savait-elle que Philibert s’y trouvait ? Peut-être. Il est probable que non, cependant, car elle eut un adorable mouvement de surprise. L’air frais et pur de la campagne, le contentement intérieur, l’espoir de rendre le calme à son frère, donnaient à sa figure une douce animation. Elle était admirablement belle et simplement mise. Pour toute parure elle portait une croix d’or.

Philibert lui avait donné cette croix, à l’anniversaire de sa naissance, autrefois, pendant une vacance qu’il passait à Tilly. Il la reconnut. Comme il la regardait avec persistance, heureux sans doute, de la voir si fidèlement gardée, Amélie lui dit :

— C’est en l’honneur de votre visite, Pierre, que je porte aujourd’hui ce souvenir. Je suis fidèle à la vieille amitié, n’est-ce pas ?… Mais vous retrouverez ici d’autres amis qui ne vous ont pas oublié non plus.

— Si l’amitié est une richesse, Amélie, je suis plus riche que Crésus… mais une amitié sincère et pure vaut un prix infini.

— Et cette amitié que vous jugez inestimable, Pierre, vous…

La cloche de la tourelle l’interrompit tout à coup. Elle sonnait le dîner. Elle sonnait vivement, gaiement, comme pour témoigner son allégresse. Amélie continua en riant :

— Vous pouvez remercier la vieille cloche, Pierre, si vous perdez un joli compliment. Mais, comme dédommagement je vous choisis pour mon cavalier ; conduisez-moi à la table.

Elle s’attacha ingénument à son bras, et tous deux disparurent dans les longs corridors, en gazouillant comme les oiseaux qui se retrouvent, après un long hiver, sur le rameau fleuri où ils avaient ensemble chanté.

II.

Le dîner fut magnifique et Félix Beaudoin se reposa, satisfait de son œuvre. Le bon curé joignit les mains et récita les grâces avec une onction toute nouvelle. Puis tout le monde se rendit au salon.

Madame de Tilly s’assit à côté de Philibert et le curé avec deux vieilles douairières en turbans et un ancien officier de la marine royale, s’assirent à une table de cartes.

Ils aimaient le whist et le piquet à la folie : une passion assez inoffensive après tout, et que l’on cultive en vieillissant, la passion des petites villes, où les amusements ne pleuvent jamais.

Ils étaient deux contre deux, et, riant, disputant, bataillant pour un enjeu de rien, pour les cartes, la main, les honneurs, ils jouaient depuis un quart de siècle, et auraient voulu jouer sans changer de partenaires, jusqu’au jugement dernier.

Pierre Philibert se rappela les avoir vus, dès ses premières visites au manoir, assis à la même table, et jouant les mêmes jeux avec le même entrain. Il en fit l’observation à madame de Tilly qui lui dit en badinant :

— Mes vieux amis sont tellement habitués à vivre avec les rois de carton du royaume de Cocagne, qu’ils ne trouvent plus de plaisir que dans les amusements des rois, même des rois fous.

III.

Amélie s’était assise auprès de Le Gardeur, et, dans sa fraternelle affection, elle déployait pour le distraire toutes les ressources de son âme et de son intelligence. Il aimait sa tristesse et voulait se plonger dans l’abîme de douleurs qui semblait l’appeler. Elle-même, elle éprouvait une vague inquiétude, une mystérieuse crainte, mais son sourire et sa parole enveloppaient comme d’un voile nuptial les larmes de son cœur.

Pierre l’écoutait ravi. Il aurait voulu se jeter à ses pieds pour la bénir et la remercier ! Ah ! c’était bien là cette divine créature qu’il avait tant de fois évoquée dans ses rêves d’espérance !

De temps en temps Le Gardeur souriait. La bénigne influence calmait son trouble et faisait glisser un rayon de lumière dans les ténèbres de son esprit.

Amélie s’aperçut que Pierre Philibert la regardait : elle comprit qu’il l’admirait et elle en éprouva de la confusion.

Une harpe reposait dans un coin du salon. Elle se leva et vint jouer, avec une apparente indifférence, mais, en réalité avec une émotion difficilement maîtrisée, quelques mélodies simples et douces comme ses passions. Puis, elle chanta, dans le dialecte Provençal, une chanson pleine de tendresse et de mélancolie, qu’elle avait elle-même composée.

Il y eut un silence profond. Les joueurs de cartes eux-mêmes laissèrent, pour l’écouter, leur partie inachevée. C’était comme la voix d’un esprit qui aurait chanté dans le langage des hommes. Elle avait fini, et l’on écoutait encore ces dernières vibrations pleines de suavité qui mouraient lentement sur ses lèvres tremblantes et sur les cordes sonores de la harpe.

IV.

Les hôtes se retirèrent et ceux qui restaient formèrent un cercle devant le foyer. C’était la famille qui se resserrait dans une union plus intime, pour les confidences nouvelles, pour les épanchements sacrés.

Madame de Tilly s’était mollement enfoncée dans son grand fauteuil, et de son bras elle enveloppait affectueusement Amélie, assise sur un tabouret, à ses pieds. Elle invita Philibert à raconter ses voyages, ses études, sa carrière militaire, et le brave colonel répondit avec une extrême bienveillance et une grande modestie à sa curiosité.

Puis chacun se mit à faire des projets pour le lendemain, et pour les jours suivants. Des courses à cheval jusqu’aux seigneuries voisines ; des promenades dans le parc et le domaine pour herboriser ; des parties de pêche et de chasse ; des visites aux amis, et surtout une excursion au petit lac de Tilly. On établirait pour toute une journée une colonie dans la petite île ; on dresserait des tentes ; on choisirait un gouverneur, un intendant peut-être, même un roi et une reine, et l’on oublierait le monde jusqu’au retour au manoir. Tous ces projets, comme des trames ourdies de fils d’or, serviraient à enlacer Le Gardeur.

— Je donne mon assentiment à tout, conclut madame de Tilly.

— Je me laisse rouler dans vos mailles dorées, ajouta Le Gardeur, à condition que Pierre reste avec moi ; je suis un pauvre papillon que vous voulez prendre et fixer au mur de votre château en Espagne. Ainsi-soit-il !

Quand Amélie fut seule dans sa chambre elle se jeta aux pieds de la statue de la Vierge et fit monter au ciel de vives actions de grâces. Dans sa reconnaissance elle avait couronné de fleurs le front de la divine madone. Elle pria pour Philibert, pour Le Gardeur, pour toute la maison. Longtemps, dans son émotion, elle fit glisser entre ses doigts purs les grains de son chapelet béni !

Le lendemain le soleil se leva brillant sur la cime verte des bois et sur les prairies veloutées. L’air était pur ; les fleurs s’ouvraient pour offrir leurs parfums à Dieu.

Les rochers, les eaux, les arbres, tout se découpait avec une netteté merveilleuse. Pas un lambeau de brume, pas un flocon de fumée ne traînaient dans le ciel ; pas un rayonnement comme dans les grandes chaleurs ; pas un nuage de poussière dans la route étincelante du soleil !

Pierre Philibert sortit pour errer seul dans la solitude du parc. Il revit le promontoire avec le bosquet ombreux qui le couronnait et le fleuve immense qui dormait à ses pieds ; il revit la forêt où le cerf avait coutume de brouter, et les hautes fougères où se couchaient les faons. Là-bas, sur cette côte élevée, il allait s’asseoir avec Le Gardeur, pour compter les voiles tour à tour blanches et sombres des bateaux qui louvoyaient sur les flots agités. Il y retrouvait tout frais encore un lit de verdure où il s’était reposé jadis. Les œuvres du Seigneur ne vieillissent point !

C’est ici, dans ces sentiers, qu’il avait enseigné à Amélie l’art de monter à cheval. Il la revoyait comme elle était alors, jeune, belle, en robe blanche, les cheveux épars sur les épaules, le rire sur les lèvres, babillarde comme les oiseaux qui voltigeaient au-dessus de sa tête. Devant lui le petit ruisseau avec son pont rustique, les saules et les roches couvertes de mousse, autour desquelles venaient jouer les truites tachetées de rouge et les saumons presque noirs.

Il s’assit au bord du ruisseau, sur une roche, et prit plaisir à regarder se mouvoir ces armées de vairons vifs et petits, que le moindre signe effarouchait. Peu à peu toutes ses pensées se fondirent en une seule pensée, et tous les objets s’évanouirent pour faire place à une forme angélique qu’un souffle du ciel semblait avoir apportée. Il ne songeait plus qu’à Amélie, il ne voyait plus qu’elle… Il se demandait ce qu’elle pensait de lui, comment elle l’aimait, s’il pouvait espérer…

— Se souvient-elle de moi comme on se souvient de l’ami de la famille ? se disait-il… ou quelque sentiment plus tendre se cache-t-il au fond de son âme ?…

Il évoquait tous ces regards rapides qu’elle avait, involontairement peut-être, levés sur lui. Tous ? Oh ! non ! Il ne les avait pas tous surpris les regards pleins d’amour de la vierge timide ! Ces regards pour lesquels il eut donné tout un monde, il ne les avait pas vus !

Il entendait encore chacune de ses paroles, et cherchait à ses discours un sens qu’ils n’avaient peut-être point. Il ne voyait rien de défini, rien de certain, et pourtant son amour se cramponnait à ces vagues promesses d’un sourire et d’un regard…

— S’il est vrai que l’amour enfante l’amour, pensait-il encore, elle doit m’aimer… Ô présomption ! ô folie ! ajoutait-il aussitôt, je suis le jouet de mes désirs…

Il ne savait pas comme elle avait pensé à lui dans le secret du cloître, comme elle avait prié pour lui depuis le jour de leur séparation ! Prière ardente et désintéressée comme la prière pour les morts, car elle n’espérait plus le revoir.

Et maintenant qu’il était revenu, elle se sentait prise de crainte. Elle avait peur de cette flamme qui la consumait. Un rien pouvait la trahir et elle ne voulait point encore révéler le secret de son âme.

Pourtant elle savait bien qu’elle était aimée. Son instinct de femme ne la trompait point. Et durant cette dernière soirée n’en avait-elle pas acquis la certitude ? Elle aurait voulu s’enfuir alors dans sa chambre, pour se livrer sans contrainte aux délices de sa joie, pour bénir les paroles qu’elle venait d’entendre ! pour épancher son bonheur au pied de la croix !…