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Le dix août/Les Fédérés

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 43-69).

CHAPITRE III
LES FÉDÉRÉS
La haine pour le roi était devenue un instinct populaire.
Rœderer.


La prise de la Bastille avait été l’œuvre des seuls Parisiens appelés à la révolte et armés par les soins du Comité des Électeurs qui avaient élu leurs députés aux États généraux. La prise des Tuileries fut au contraire l’œuvre de la France entière. À côté des Sectionnaires parisiens combattirent coude à coude les Fédérés des départements.

Bien que le décret du 8 juin, qui ordonnait la formation à Soissons d’un camp de 20 000 fédérés, eût été frappé du veto, dans plus d’un département il avait été cependant mis en vigueur. Ainsi à Toulon. Dès la nouvelle du renvoi des ministres girondins, les Jacobins mettent en marche la commune et le district. Le Département fait observer que le décret ne lui est pas encore connu officiellement. La commune de Toulon passe outre. Elle décide d’envoyer immédiatement 15 gardes nationaux à Paris pour assister à la Fédération et défendre l’Assemblée. Les communes voisines imitent son exemple : Hyères envoie 5 fédérés, La Seyne 3, La Baume 4, Solliès 2, etc. Mais le Département apprend le veto. Il refuse d’autoriser de nouvelles levées.

Le ministre de l’Intérieur Terrier lance une circulaire, datée du 30 juin, pour prescrire aux départements d’empêcher, « au besoin par la force », les gardes nationaux volontaires de se rendre à Paris. Il les invite à employer la police, la gendarmerie, toute la force publique pour « dissiper tout rassemblement de gens armés marchant sans réquisition ni autorisation légale hors de leur territoire, quand même ils prendraient pour prétexte l’intention de se rendre à Paris ». Cette circulaire comminatoire arriva trop tard dans le Var.

Les 65 fédérés du département étaient déjà partis. On ne les arrêta pas en route, car, dans l’intervalle, l’Assemblée avait tourné le veto royal.

Sur la proposition du député Lacuée, au nom de la Commission des Douze, l’Assemblée avait décrété, le 2 juillet, que les fédérés déjà en marche se rendraient, à leur arrivée, auprès de la municipalité de Paris qui leur délivrerait des billets de logement. Ils assisteraient au serment fédératif et se rendraient ensuite au camp de Soissons. Le décret ainsi rendu fut porté le jour même à la sanction du roi qui n’osa user de son veto, Un décret complémentaire du 12 juillet alloua aux fédérés cinq sous par lieue depuis le chef-lieu de leur département jusqu’à Paris.

Recrutés en général dans l’artisanat et la petite bourgeoisie, les fédérés représentaient l’élite du patriotisme. Ils avaient le sentiment qu’on les appelait à sauver la patrie. Ceux du Var, qui furent parmi les premiers arrivés, bien qu’ils aient eu le chemin le plus long à parcourir, avaient averti le club de Marseille, dès le 25 juin, qu’ils partaient pour demander la déchéance de Louis XVI.

Dans le lointain Finistère, les choses ne se passèrent pas autrement que dans le Var. Le 24 juin, le directoire du district de Brest et les officiers municipaux de la ville décidèrent de lever une compagnie de 100 hommes parmi les citoyens actifs et d’expédier cette compagnie à Paris en payant ses membres cinq sous par lieue et vingt sous par jour après leur arrivée. Le Département, à son tour, décida de lever un bataillon. La correspondance du capitaine Desbouillons de la compagnie brestoise montre qu’il n’était pas moins convaincu que les Varois de la nécessité de la déchéance. « Ce nest plus le temps de parler, écrit-il le 26 juillet, il faut agir et il n’y a qu’un mouvement universel qui puisse nous sauver ! »

De tous les coins de la France les fédérés se mirent en marche vers la capitale. Il en vint de tous les départements. Mais ceux qui ont fait le plus d’impression sur les contemporains, sans doute parce qu’ils étaient les plus nombreux, ce furent les Marseillais. La levée du bataillon de Marseille fut provoquée par une lettre de Barbaroux qui représentait à Paris depuis plusieurs mois les intérêts de sa ville natale dont il était secrétaire-greffier. Le lendemain de l’échec de la manifestation girondine, le 21 juin, il peignit sous de sombres couleurs la situation créée par le veto. Une proposition de Couthon pour supprimer le veto sur les décrets de circonstance avait été repoussée le jour même. Il déclara en conséquence à ses compatriotes qu’il n’y avait plus qu’une chose à faire : exiger la revision de la Consti= tution. Il rappela que si la Constituante avait ajourné cette revision après un intervalle de neuf ans, elle avait du moins consacré le principe qu’une nation a toujours « le droit imprescriptible de changer sa Constitution quand il lui plaît ». Il conseillait à la municipalité de réunir les citoyens actifs et de leur faire émettre le vœu que la Constitution fût revisée et qu’en attendant les décrets de circonstance fussent exécutés sur-le-champ. Barbaroux n’était ici que l’écho de ses amis de Paris, de Robespierre, qu’il avait fréquenté dès son arrivée, aussi bien que de Brissot et de Roland qu’il avait vus ensuite,

Mais Barbaroux recommandait encore à ses concitoyens un autre moyen d’action qu’il jugeait sans doute plus efficace que le pétitionnement. « Il faut désespérer, disait-il, que la Cour change de système si nous ne lui donnons un plus grand effroi que ne peut lui inspirer l’insurrection des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau… Il faut effrayer tout de bon le pouvoir exécutif ou se soumettre à être égorgé par lui, au nom et dans les formes de la Constitution. Or, pour l’effrayer, le moyen le plus court est d’exécuter spontanément le décret sur la formation d’un camp de gardes nationales auprès de Paris, en formant le nombre de ces citoyens-soldats beaucoup plus haut qu’il n’est indiqué par le même décret. Marseille pourrait fournir 600 hommes. » Le conseil de Barbaroux tombait sur un terrain préparé. Avant même d’avoir reçu sa lettre, le club de Marseille avait demandé à la municipalité d’ouvrir un registre pour inscrire les volontaires destinés à la Fédération. Le 21 juin, le médecin Mireur, de la ville de Montpellier, y avait prononcé un brûlant discours contre Louis XVI : « Comme tu te fais un métier de trahir tes serments, nous te déclarons encore une fois que si tu t’écartes de la ligne constitutionnelle, nous allons t’appliquer le décret de la déportation que tu as refusé de sanctionner. » Au banquet du lendemain, Mireur entonna le chant de guerre de l’armée du Rhin, encore inconnu. Chaque fédéré reçut à son départ un exemplaire de la chanson nouvelle. On exigea de chacun des volontaires un certificat de civisme et la preuve qu’il avait fait son service personnel dans la garde nationale depuis le 14 juillet 1790. Tous les enrôlés étaient des citoyens domiciliés soit à Marseille, soit en Provence. Ce n’était pas un ramassis de brigands, d’échappés de la Glacière d’Avignon, de Nizzards ou d’Italiens comme les représentèrent aussitôt les journaux de la Cour. Au moment du départ, le 2 juillet, le maire de Marseille, le vieux Mouraille, encore vert malgré ses soixante-dix ans, les harangua : « Allez faire pälir le tyran sur son trône qu’il ne mérite plus ! Allez lui dire que le peuple souverain est là pour sanctionner les décrets qu’il a frappés de son monstrueux veto ! » Le bataillon partit, marchant à petites étapes, précédé de deux canons et suivi de trois voitures pour porter les bagages. Il mit vingt-sept jours pour faire la route, semant à tous les échos les paroles de la Marseillaise et enfiévrant les villes et les villages de la passion patriotique dont il brûlait.

Chacun savait que les fédérés préparaient la revanche du 20 juin. Ils étaient encore trop peu nombreux pour tenter un coup de main, le jour de la Fédération. Les premiers arrivés, les Bordelais qui se logèrent à la section des Lombards, la section des épiciers en gros et des denrées coloniales, les Limousins, les Normands, les Jurassiens, qui refusèrent l’invitation que leur fit leur compatriote, le ministre Terrier, de se loger dans son hôtel, etc., n’étaient pas plus de quelques centaines. D’un état fourni par la mairie de Paris à la date du 18 juillet, il résulte que sur les 2 900 fédérés qui s’étaient fait inscrire à la mairie, 2 000 étaient partis pour le camp de Soissons. Il n’y en avait donc que 900 en résidence dans la capitale.

Le ministre de la Justice Déjoly aurait voulu que le roi se rendit à la cérémonie dans les rangs de l’Assemblée nationale. Le roi s’y refusa. On lui avait fait craindre un attentat. Il s’entoura d’une escorte imposante de gendarmerie, de gardes suisses et de grenadiers et alla se poster à l’Ecole militaire d’où il ne sortit que pour prêter serment sur la première plate-forme de l’autel de la Patrie, n’ayant pas pu accéder au sommet dont s’étaient emparés les fédérés. Dans sa précipitation il oublia de mettre le feu à l’arbre de la Féodalité, qui fut brülé par la main de quelques députés avec les croix, les écussons héraldiques, les casques, les cordons qui pendaient à ses branches. Petion fut le héros du jour. Sur leurs chapeaux les assistants avaient écrit à la craie : Vive Petion ! On cria beaucoup : Vive la Nation ! À bas Lafayette ! Lafayette à la guillotine ! Les cris de : Vive le Roi ! furent rares.

Une feuille aristocrate, le Journal général de France, fit remarquer que les Sans-Culottes occupèrent dans la fête une place exagérée : « Aucun arrangement, aucun ordre, aucune dignité, les habits gris mêlés avec les habits bleus, les piques froissant les bayonnettes, des femmes armées de sabres marchant au milieu des grenadiers, des enfants, des vieillards, des filles, des prêtres en habit ecclésiastique portant des bandoulières et des

UNE SÉANCE AU CLUB DES JACOBINS


Elle se tient dans l’ancienne bibliothèque du couvent des Jacobins désaffecté. À droite, la tribune, face au bureau du Président. (Musée Carnavalet, Photo Hachette).

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épées, les bonnets rouges confondus avec le panache du militaire et le plumet noir du magistrat, un peuple immense, innombrable, mais aucun spectacle propre à flatter l’œil ; enfin un assemblage informe, monstrueux, image de l’anarchie et du désordre dans lesquels la France est plongée. » Ce désordre fraternel, ce mélange des classes réjouissait au contraire la girondine Chronique de Paris, qui se félicitait aussi qu’on eût supprimé la cérémonie religieuse qui avait tenu tant de place dans la première Fédération. « La patrie était la seule divinité et la fête de tous les peuples n’a point été profanée ou rétrécie dans son objet par la domination d’aucune secte religieuse. »

Il semblait que Louis XVI était de plus en plus isolé au milieu de son peuple. Et cependant il était au moment même l’objet des sollicitations secrètes et opposées des Feuillants et des Girondins, qui, les uns par la persuasion, les autres par les menaces, s’efforçaient d’en faire l’instrument de leurs politiques opposées.

Quelques jours avant la Fédération, Lafayette avait chargé Adrien Duport d’être son intermédiaire auprès du ministre Terrier pour qu’il soumit au roi un plan de fuite. Le plan devait s’exécuter primitivement le 12 juillet. Mais la date fut reculée au 15, parce que le roi voulut assister à la Fédération. Lally-Tollendal fit savoir au roi, le 9 juillet, que Lafayette s’était entendu avec Luckner : « Ils proposent que Sa Majesté sorte publiquement de la ville entre eux deux, en l’écrivant à l’Assemblée nationale, en lui annonçant qu’elle ne dépassera par la ligne constitutionnelle et qu’elle se rend à Compiègne. Sa Majesté et toute sa famille seront dans une seule voiture. Il est aisé de trouver 100 bons cavaliers qui l’escorteront. Les Suisses au besoin et une partie de la garde nationale protégeront le départ…

M. de Lafayette, toutes ses places garnies, ainsi que son camp de retraite, a de disponible pour cet objet dans son armée 10 escadrons et l’artillerie à cheval. Deux marches forcées peuvent amener toute cette division à Compiègne. Si, contre toute vraisemblance, Sa Majesté ne pouvait sortir de la ville, les lois étant évidemment violées, les deux généraux marcheraient sur la capitale avec une armée. Les suites de ce projet se montrent d’elles-mêmes : la paix avec toute l’Europe par la médiation du roi, le roi rétabli dans tout son pouvoir légal, une longue et nécessaire extension de ses prérogatives sacrées… » Pour décider le roi, Lafayette lui remontra, dans une lettre du 8 juillet, qu’en restant à Paris, lui et sa famille seraient à la merci des factieux et qu’à la première défaite qu’il considérait comme certaine, les factieux s’empareraient de leurs personnes pour les emmener dans le Midi.

Comme d’habitude, Louis XVI en référa à sa femme qui fit échouer le projet, sur lequel elle consulta Fersen, qui ne cessait de lui recommander de ne pas sortir de Paris, surtout sous l’égide de Lafayette. Louis XVI répondit à celui-ci, en manière d’excuse, que le plan était impraticable. S’il s’enfuyait du côté du Nord, il aurait l’air d’aller au-devant des Autrichiens !

Lafayette ne vint donc pas à Paris. Luckner y parut seul, le jour même de la Fédération, aux côtés du roi. Mais le vieux reître fut imprudent. Dans une conversation chez l’évêque Gobel, il parla trop. Il fit allusion à la proposition que Lafayette lui avait faite de conduire son armée sur Paris. Ses paroles furent recueillies par plusieurs députés girondins et donnèrent lieu à de vifs incidents dans l’Assemblée. Luckner démentit les propos que les députés disaient avoir entendus de ses lèvres, mais son démenti ne parut pas convaincant et il devint suspect à beaucoup de patriotes qui jusque-là l’avaient porté aux nues. Quant à Lafayette, il s’efforça de nouveau de négocier un armistice avec l’Autriche par l’intermédiaire de Mercy-Argenteau, auquel il adressa un agent secret, Masson de Saint-Amand, sans plus de succès d’ailleurs qu’à sa première tentative. L’Autriche ne voulait traiter qu’avec Louis XVI.

Cependant Marie-Antoinette, qui avait repoussé l’offre de Lafayette, était loin d’être rassurée. Le 24 juillet, elle écrivit à Fersen une lettre affolée : « Dites donc à M. de Mercy que les jours du roi et de la reine sont dans le plus grand danger, qu’un délai d’un jour peut produire des malheurs incalculables, qu’il faut arranger le manifeste sur-le-champ, qu’on l’attend avec une extrême impatience, que nécessairement il ralliera beaucoup de monde autour du roi et le mettra en sûreté, qu’autrement personne ne peut en répondre pendant vingt-quatre heures. La troupe des assassins grossit sans cesse. » Ce manifeste sauveur, dont la reine pressait l’envoi dans son aveuglement, était le fameux manifeste signé du duc de Brunswick qui menaçait de passer par les armes les Français qui se défendraient et de démolir et d’anéantir Paris si le roi et sa famille n’étaient pas remis en liberté sur-le-champ. Ce manifeste absurde, qui devait centupler la volonté des Français de résister, fut connu à Paris le 28 juillet. Alors que les journaux aristocrates se réjouissaient, que le Journal de la Cour et de la Ville prédisait la fin prochaine de la Constitution « sous le fer allemand », la plupart des journaux fayettistes atterrés voulaient douter de l’authenticité du manifeste. L’Indicateur lui-même s’étonnait de la dureté et de l’arrogance de ses expressions et invitait le roi à se proclamer hautement le défenseur et le soutien de l’indépendance nationale. Il lui conseillait encore d’accepter les offres de Lafayette et de quitter Paris sous sa protection : « Y a-t-il rien d’aussi étonnant que le courage du roi de rester à Paris malgré tous les dangers dont il est entouré et les desseins bien connus de ceux qui ameutent le peuple ? Cela est admirable sans doute, mais tout ce qui est admirable n’est pas pour cela utile. »

Cette fois encore Adrien Duport était l’écho de Lafayette qui avait tenté une ultime démarche pour décider Louis XVI à se réfugier dans son armée ou tout au moins à quitter Paris. Les principaux Feuillants, Montmorin, Bertrand de Moleville, Clermont-Tonnerre, Lally-Tollendal, Malouet, dans une réunion qui dura trois heures, le 4 août, projetèrent de faire sortir le roi à tout prix, sous une escorte de Suisses et de gardes nationaux dévoués. Le duc de la Rochefoucauld-Liancourt avait offert de venir de Rouen au-devant du roi. Lafayette avait promis aussi son concours. Montmorin, Lally pressèrent Louis XVI qui les renvoya d’abord à ses ministres Bigot de Sainte-Croix et Dubouchage qui avaient, de leur côté, réfléchi à la question. Le candide Dubouchage avait remis au roi un mémoire où il lui conseillait de demander à l’Assemblée de lui désigner une ville de France où il se rendrait seul, laissant sa famille à Paris. Dans la ville désignée, il convoquerait une nouvelle Constituante qui reviserait la Constitution et, en même temps, il inviterait l’ennemi à arrêter les hostilités ! Finalement Louis XVI refusa, une fois de plus, de sortir de Paris en disant qu’il aimait mieux s’exposer à tous les dangers que de risquer de donner le signal de la guerre civile.

De même qu’il avait repoussé les offres de protection des Feuillants, Louis XVI repoussa les avances que lui prodiguaient en même temps les Girondins, dont il méprisa les menaces.

Rœderer, qui a bien connu les chefs girondins — il fut lié d’amitié avec Vergniaud — et qui a été mêlé à leurs intrigues, a dit que les Girondins étaient peut-être plus royalistes que les Fayettistes. « Ils ne demandaient, dit-il, qu’un ministère dévoué à leurs principes. M. de Lafayette voulait de plus une Cour qui professät les principes constitutionnels et, pour cet effet, il voulait s’en rendre maître par la reconnaissance du roi envers lui et son parti. » Il y a beaucoup de vérité dans ce jugement en apparence paradoxal.

Dès que les ministres feuillants eurent donné leur démission, le 10 juillet, les chefs girondins firent des efforts inouïs pour obliger Louis XVI à leur donner comme successeurs des hommes pris dans leur propre parti.

Entre le 16 et le 18 juillet, ils lui firent parvenir, par le peintre Boze et le valet de chambre Thierry, un mémoire rédigé par Gensonné et signé aussi de Guadet et de Vergniaud, où ils lui disaient que sa couronne était en danger s’il ne changeait pas promptement de politique. Même si l’ennemi triomphait et rétablissait le roi dans son ancienne autorité, celle-ci serait toujours précaire et ne durerait qu’autant que l’occupation ennemie. Pour rétablir la confiance, Louis XVI devait déclarer solennellement qu’il n’accepterait en aucun cas d’augmentation de pouvoir que du peuple français et non de l’ennemi. Il ferait bien d’essayer d’obtenir un armistice et, en tout cas, de ne rien négliger pour écarter le soupçon qu’il favorisait l’ennemi. Le seul moyen efficace était de choisir ses ministres parmi « les hommes les plus prononcés pour la Révolution ». Il ferait bien d’offrir à l’armée les fusils et les chevaux de sa garde, de publier les comptes de sa liste civile, de choisir pour le prince royal un gouverneur populaire, de retirer à Lafayette son commandement. Le roi fit répondre : « 1o Qu’il n’avait garde de négliger le choix des ministres ; 2o qu’on ne devait la déclaration de guerre qu’à des ministres soi-disant patriotes ; 3o qu’il avait mis tout en œuvre dans le temps pour empêcher la coalition des puissances et qu’aujourd’hui, pour éloigner les armées de nos frontières, il n’y avait que les moyens généraux. » Malgré cette réponse tant soit peu ironique et illusoire, les Girondins s’obstinérent. Leurs journaux firent courir le bruit du futur rappel des ministres patriotes. Gorsas se défendit d’être républicain : « On peut mépriser, haïr un roi parjure et ne point haïr la royauté. » La Sentinelle de Louvet mit en garde contre les agitateurs et essaya jusqu’au 10 août d’empêcher l’insurrection.

Dans l’Assemblée les chefs girondins freinaient maintenant le mouvement. Si Vergniaud obtenait, le 21 juillet, un décret pour inviter le roi à recomposer le ministère, il conseillait, trois jours plus tard, de ne rien précipiter. Il trouvait qu’on parlait trop de la déchéance. Il craignait la guerre civile. Son langage parut si nouveau qu’il recueillit les applaudissements du centre et de la droite, pendant que la gauche murmurait. Brissot évoluait comme Vergniaud et menaçait, le 25 juillet, la faction des régicides : « Si ce parti de régicides existe, s’il existe des hommes qui tendent à établir à présent la République sur les débris de la Constitution, le glaive de la loi doit frapper sur eux comme sur les amis actifs des deux Chambres et sur les contre-révolutionnaires de Coblentz. » Les Jacobins crurent que Vergniaud et Brissot avaient été achetés par la Cour.

Guadet proposa, le lendemain, un message au roi pour l’inviter une dernière fois à se rallier à la Nation en écartant de sa personne les ennemis de la Constitution. Appuyant Guadet, Brissot montrait qu’il fallait soumettre le monarque à une dernière épreuve avant de recourir aux moyens de rigueur, ménager ceux qui attachent au titre de roi une vertu magique qui préserve leurs propriétés, repousser le projet cher à Robespierre de convoquer les assemblées primaires. Délibérer devant l’ennemi était impossible ! Il n’était pas encore temps de déchirer la Constitution ! Écarter la déchéance comme périlleuse, écarter l’appel aux électeurs comme impossible, c’était permettre au roi de continuer son jeu dilatoire.

La gauche murmura de nouveau.

Les chefs girondins s’obstinèrent dans leur politique de suicide. Ils pouvaient compter sur Dejoly et Rœderer. Dejoly reprit auprès du roi le rôle auquel s’étaient déjà employés Boze et Thierry. Le 27 juillet, Dejoly déclara au roi qu’il était devenu l’objet de la haine publique. Il lui lut une injurieuse brochure, La Vente de la Ménagerie royale, où il était trainé dans la boue avec sa femme. Il lui demanda de renvoyer de sa Cour les prêtres réfractaires et les nobles, il le supplia de nommer des ministres agréables à l’Assemblée. « Faites mieux, fortifez votre conseil de personnes irréprochables, investissez-vous de la confiance publique, approchez de Votre Majesté quatre membres de l’Assemblée Constituante, sans qualité, sans émoluments, appelez le maire de Paris, le procureur général du Département, qu’ils participent à nos délibérations, qu’ils instruisent tous les citoyens de la manière dont nous travaillons. » Dejoly fut soutenu par le ministre des Contributions Beaulieu, mais combattu par le ministre de la Marine Dubouchage. « Le sacrifice de la liste civile était impossible. Le roy manquerait des premiers moyens. L’appel au Conseil de quatre membres de l’Assemblée Constituante contrarierait la Constitution. La présence de M. Petion et celle de M. Rœderer seraient impolitiques… » Dejoly n’était, en cette affaire, que l’instrument de Vergniaud qui lui remit, le 29 juillet, un mémoire dont il fit lecture au Conseil. Vergniaud y conseillait, en toutes lettres, de faire entrer au Conseil les quatre constituants, Camus, Tronchet, Fréteau et Rabaut de Saint-Étienne, et d’y adjoindre aussi Petion et Rœderer. Il ajoutait, comme pour répondre à l’objection de Dubouchage, qu’il avait sans doute connue par Dejoly : « Pas d’inconvénient à nommer le maire de Paris ; s’il refuse, le roi n’aura pas moins eu le mérite de le nommer. » Si les documents authentiques n’étaient pas là, on aurait peine à croire qu’un homme d’État de la réputation de Vergniaud se soit mépris à ce point qu’il ait cru sauver la Monarchie et empêcher l’insurrection au moyen d’expédients aussi pauvres. On comprend que Louis XVI les ait dédaigneusement écartés.

Mais, ce qu’il y a de plus étrange, c’est que, même après ce second refus, les chefs girondins persistèrent dans leur aveuglement et firent tous leurs efforts pour

MAXIMILIEN DE ROBESPIERRE (1759-1794)


Le plus mystérieux de ces hommes de la Révolution qui moururent si jeunes et dont la vie fut si remplie. Durant la période d’hésitation qui précéda le 10 Août, c’est Robespierre qui maintint le principe de la déchéance du Roi.

(Musée Carnavalet, Photo Hachette).
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empêcher l’insurrection, conserver non seulement la forme monarchique mais la couronne de Louis XVI.

Si on en croit un récit du neveu de Guadet, celui-ci se serait rendu au château un soir à la demande du roi. La reine, prenant elle-même un bougeoir, l’aurait conduit dans la chambre où le dauphin dormait. Guadet aurait embrassé l’enfant. Mais ce récit n’a pour garant que la femme du député qui désira sans doute après la Révolution faire montre de sentiments royalistes. Il me paraît difficile d’admettre que le roi, qui faisait à Vergniaud et à Gensonné des réponses sèches et dérisoires, ait tenu à l’égard de Guadet une attitude toute différente, à moins de supposer que Guadet avait donné des gages particuliers à la Cour. Il n’est que juste aussi de noter que Brissot n’approuva pas l’idée de Vergniaud de faire entrer des Constituants dans le Conseil du roi. Il y vit un piège : « Par là, dit-il, le roi couvrirait ses ministres du manteau de la popularité des Constituants populaires, par là il dépopulariserait ces derniers et amuserait la nation et gagnerait le moment de la Contre-Révolution. »

Pendant que les politiciens, constitutionnels ou girondins, intriguaient dans l’ombre, les Fédérés agissaient en pleine lumière. Dès leur arrivée à Paris ils se rendaient aux Jacobins comme au quartier général de la Révolution. Les Jacobins leur donnèrent un local, les logèrent chez eux, organisèrent des collectes en leur faveur, leur offrirent des repas.

Très habilement, les Fédérés évitaient de s’isoler de la population parisienne. Ils décidaient, le 15 juillet, qu’ils ne formeraient qu’une seule armée, qu’un seul corps avec la garde nationale et qu’ils communiqueraient aux bataillons de Paris les pétitions qu’ils se proposaient d’adresser à l’Assemblée. Le même jour ils organisaient un Comité central formé, en principe, d’un fédéré par département. Billaud-Varenne et Robespierre ne se bor- nérent pas à rédiger leurs pétitions, mais il les mirent en garde dès le début contre les Girondins. On n’avait que trop négocié, disait Billaud-Varenne, le 15 juillet, il fallait en finir, ne pas se contenter de demi-mesures, reconduire le roi et sa famille immédiatement hors des frontières, renouveler tous les corps administratifs et les tribunaux, supprimer toute distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, mettre en arrestation Lafayette et Luckner, décharger de tout impôt quiconque n’aurait pas plus de 600 livres de revenu !

Robespierre rédigea la pétition que les Fédérés présentèrent à l’Assemblée le 18 juillet et qui porte, entre autres, les signatures de son jeune frère, de son correspondant de Strasbourg le journaliste Frédéric Simon, de Vaugeois du Loir-et-Cher, de Garet de la Haute-Saône, etc. On lisait dans le texte qu’il avait préparé : « Faites du pouvoir exécutif ce que le salut de l’État et la Constitution même exigent dans le cas où la nation est trahie par le pouvoir exécutif, » Cela voulait dire : prononcez la déchéance. Mais l’orateur des Fédérés, le Caennais Louis Caille, de peur de n’être pas assez bien compris, rejeta la périphrase : « Pères de la Patrie, dit-il, suspendez provisoirement le pouvoir exécutif dans la personne du roi ! »

Dans cette atmosphère enfiévrée les Fédérés haussaient le ton. Ceux de la Charente promettaient au club, le 12 juillet, de ne quitter Paris « qu’après que l’Assemblée nationale aura mis en activité le pouvoir exécutif national. » Îls entendaient par là l’autorité nouvelle qui remplacerait Louis XVI déchu. « Si l’Assemblée nationale n’a pas le droit de rendre la souveraineté au peuple, ajoutait un fédéré de la Drôme, le peuple le reprendra. » Des Fédérés la fièvre gagnait l’extrême gauche de l’Assemblée, d’autant plus facilement que les Fédérés siégeaient maintenant dans la salle où une grande tribune leur avait été réservée. Les futurs Montagnards, Choudieu, Duhem, Huguet, Chabot, Basire réclamaient la déchéance à chaque séance et ne se faisaient pas faute de dénoncer les lenteurs suspectes, « le système hermaphrodite » de la Gironde.

Les Fédérés s’impatientaient. Leur seconde pétition pour la déchéance présentée le 23 juillet n’ayant pas eu plus de succès que la première, ils songèrent à recourir sans plus tarder à l’insurrection. Déjà le tocsin avait retenti au clocher de Saint-Roch le 21 juillet. Le Comité central des Fédérés, trop nombreux, décida de constituer dans son sein un directoire secret, qui se réunit d’abord chez le Constituant Anthoine à la maison Duplay, tout près de Robespierre. Il n’y siégea au début : que 5 membres : Vaugeois, grand ami de Chabot et vicaire épiscopal de Blois comme lui, Debesse, fédéré de la Drôme, Guillaume, professeur à Caen, Simon de Strasbourg, ami de Robespierre, et Galissot de Langres. Dans la suite le Directoire s’affilia les journalistes Gorsas et Carra, le brasseur Santerre, l’agent de change Alexandre, commandant du bataillon de Saint-Marcel, Lazowski, capitaine des canonniers du même bataillon, l’ancien planteur Fournier l’Américain, l’ancien soldat Westermann, le boulanger Garin, grand ami de Marat, etc.

Il semble bien, si on en croit Carra, que le jour de l’insurrection avait d’abord été fixé au dimanche 22 juillet. Ce jour-là les Jacobins devaient offrir aux Fédérés un banquet sur les ruines de la Bastille. En raison de la proclamation de la Patrie en danger qui fut faite en grande solennité les 22 et 23 juillet, le banquet fut remis au 26 juillet. Les fédérés brestois arrivèrent la veille, au milieu des acclamations. Le banquet fraternel, dont le patriote Palloy fut l’organisateur, eut lieu à la date fixée. Chaque assistant apporta ses vivres. On chanta des hymnes civiques, puis on dansa au milieu des illuminations. On tira un feu d’artifice. Le ministre de l’Intérieur Champion, qui avait eu l’imprudence de se rendre déguisé sur l’emplacement du banquet, fut reconnu et accablé de soufflets. Le directoire secret, qui s’était réuni à 7 heures du soir au cabaret du Soleil d’Or, rue Saint-Antoine, et à la Chasse Royale et au Cadran Bleu sur le boulevard, avait décidé de marcher sur le château en trois colonnes qui seraient formées par les faubourgs, les Fédérés et la garde nationale de Versailles, alertée par Westermann. Des drapeaux rouges portant l’inscription en caractères noirs : Résistance à l’oppression, Loi martiale du peuple souverain contre la rébellion du pouvoir exécutif, avaient été préparés et déposés chez Santerre, d’où Fournier les fit prendre et les apporta au Soleil d’Or. Carra s’est vanté d’avoir imaginé l’inscription qu’ils portaient par laquelle le nouveau souverain, le peuple, mettait hors la loi l’ancien, considéré comme un rebelle. Carra s’est vanté aussi d’avoir fait imprimer 500 affiches de couleur bleuâtre ainsi conçues : Ceux qui tireront sur les colonnes du peuple seront mis à mort sur-le-champ ; ceux qui se joindront à ces colonnes seront garantis de tout accident à leurs personnes et leurs propriétés. On devait, après la prise du château, s’emparer de la personne du roi et lui donner comme prison le château de Vincennes. Pour émouvoir le peuple, on répandit des bruits faux qu’il existait des dépôts d’armes aux Tuileries et que Chabot et Merlin de Thionville venaient d’être assassinés par les chevaliers du poignard.

Mais Petion, qui secondait, de tout cœur, les dernières négociations de Brissot et de Vergniaud avec la Cour, ft échouer l’insurrection. Il parut au banquet vers minuit, reprit le thème développé dans Le Patriote français de la veille, dit aux assistants qu’on leur tendait un piège, que l’émeute était désirée par la Cour qui avait préparé la résistance. Il recommença les mêmes homélies au faubourg Saint-Marceau avec le même succès. Les Fédérés, qui avaient sonné le tocsin au faubourg Saint-Antoine et battu la générale, s’étaient rassemblés vers cinq heures du matin. Plusieurs bataillons s’étaient mis sous les armes avec leurs canons. Petion accourut encore pour les dissuader. Peu à peu tout rentra dans l’ordre. Le maire reçut les félicitations du Département feuillantin et du ministre de l’Intérieur. Il se vantera, après le 10 août, d’avoir empêché une insurrection prématurée, vouée, dit-il, à un échec certain. Il faut dire d’ailleurs que Petion semble avoir eu dans le directoire secret des agents à lui. Le sieur Carra, qui en faisait partie, n’écrivit-il pas, dans son numéro du 28 juillet, que le banquet civique « s’était fait avec la plus parfaite tranquillité, malgré les efforts de quelques émissaires du cabinet autrichien qui, sous l’apparence du patriotisme, cherchaient à profiter de ce rassemblement pour égarer l’opinion publique » ? Ceci éclaire la sincérité révolutionnaire du personnage.

Craignant de ne pouvoir retenir plus longtemps les Fédérés, les Girondins s’avisèrent de demander leur départ immédiat de Paris pour le camp de Soissons. Déjà le député Laureau avait fait voter, le 20 juillet, un décret qui ordonnait aux Fédérés de se rendre à Soissons dans les trois jours de leur arrivée à Paris. Les Montagnards, pour cette raison que rien n’était préparé pour les recevoir à Soissons, trouvèrent moyen d’en retenir un grand nombre à Paris. L’aigre pasteur Lasource n’hésita pas à blâmer devant les Jacobins, le 29 juillet, ceux qui avaient persuadé aux Fédérés que le danger était à Paris et non aux frontières. On excitait ainsi une fermentation qui n’était bonne à rien. « Des ennemis de la liberté avaient voulu engager les Fédérés à des crimes, à des actes… » Il fut interrompu par de violentes clameurs qui obligèrent le président à se couvrir.

Les Girondins perdirent la partie aux Jacobins, mais ils profitèrent de leur influence à l’Hôtel de Ville pour faire partir pour Soissons un grand nombre de Fédérés. Du 24 au 28 juillet, 513 fédérés s’étaient rendus à Soissons ; du 28 au 29, il en partit 824 et, dans la seule journée du 30 juillet, 2 289. Hué aux Jacobins, Lasource prenait sa revanche dans le bureau de Petion.

Depuis le renvoi des ministres patriotes, les députés girondins et montagnards s’étaient rapprochés dans une sorte de groupe parlementaire qui tenait ses séances près du Manège et qu’on appelait La Réunion. La question du départ des Fédérés pour Soissons y fut agitée avec violence, Isnard et Brissot menacèrent de dénoncer à l’Assemblée Anthoine et Robespierre pour les faire envoyer devant la Haute Cour. Indigné de leur langage, le député de Bellegarde déchira sa carte d’entrée au club. Anthoine porta aux Jacobins une dénonciation en règle contre Brissot et demanda sa radiation qu’il ne put obtenir. Il exhorta du moins les Fédérés de rester à Paris « parce que c’est à Paris qu’existe le directoire qui gouverne Coblentz ». Mais ce n’est pas assez, ajoutait-il, que les Fédérés exigent la déchéance, « le roi déchu, nous avons son fils, et, par conséquent, un régent de sa famille. Or, la grande source de nos maux, c’est que, contradictoirement aux principes posés dans la Constitution, nous avons placé à notre tête une famille contre laquelle nous avons fait la Révolution. » Donc plus de Bourbonsi « À la déchéance de Louis XVI, il faut ajouter celle de sa famille. »

À Robespierre non plus la déchéance ne suffisait pas. L’Assemblée ne lui inspirait aucune confiance. « La principale cause de nos maux, disait-il dans cette même séance du 29 juillet, est à la fois dans le pouvoir exécutif et dans la législature, dans le pouvoir exécutif qui veut perdre l’État et dans la législature qui ne peut pas ou qui ne veut pas le sauver. » L’Assemblée n’avait pas osé punir Lafayette, elle avait livré la France au despotisme militaire. « Il faut donc régénérer à la fois le pouvoir exécutif et la législature. » Réfutant Brissot, Robespierre assurait que les assemblées primaires ne seraient pas dominées par les aristocrates et les amis des Prussiens. « Où chercherez-vous donc l’amour de la patrie et la volonté générale, si ce n’est dans le peuple lui-même ? » Il voulait que la nation tout entière, sans distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs, füt admise à voter dans la grande consultation qu’il souhaitait : « Par cette seule disposition, disait-il, vous soutenez, vous ranimez le patriotisme et l’énergie du peuple, vous multipliez à l’infini les ressources de la Patrie, vous anéantissez l’influence de l’aristocratie et de l’intrigue et vous préparez une véritable Convention nationale, la seule légitime, la seule complète que la France ait jamais vue. » C’est ce puissant discours de Robespierre qui donna aux futurs insurgés le programme qu’ils cherchaient. Avec une grande habileté, Robespierre avait écarté tout ce qui aurait pu les diviser, par exemple les questions dynastiques. La déchéance, la Convention, le suffrage universel, ces trois points pouvaient être acceptés par tous.

La parole de Robespierre trouva dans les sections un écho immédiat. La section du Théâtre-Français prit, le lendemain, un arrêté pour effacer toute distinction entre les citoyens actifs et passifs et pour admettre ceux-ci à ses séances et dans la garde nationale. Les sections de la Croix-Rouge, de l’Observatoire, du Roi de Sicile et sans doute d’autres encore suivirent aussi le conseil de Robespierre. L’esprit égalitaire soufflait avec une telle force qu’il ne se passait pour ainsi dire pas de jour sans que des grenadiers ou des chasseurs de la garde nationale vinssent abjurer devant l’Assemblée leurs marques distinctives en déposant sur le bureau leurs bonnets à poil (ou oursons), leurs ceinturons et leurs épaulettes.

L’amivée des Fédérés marseillais était attendue avec impatience. Ils étaient à Charenton le 29 juillet. Barbaroux, Rebecqui, Pierre Baille accompagnés de Fournier, de Bourdon de l’Oise, de l’ancien marin breton Héron, ami de Marat, allèrent à leur rencontre. Après le diner, Fournier et Barbaroux exposèrent leurs plans au commandant Moisson et à son second Garnier. D’après Fournier, on se serait mis d’accord pour marcher le lendemain sur le château, s’emparer du roi et de sa famille. D’après Barbaroux, on se serait borné à camper dans les Tuileries, bloquées avec l’aide des faubourgs, et on aurait invité l’Assemblée à sauver la Patrie. Fournier, accompagné de deux Marseillais, aurait vu Santerre le soir même pour le mettre au courant. Santerre aurait promis son concours ainsi qu’Alexandre et Lazowski. Barbaroux prétend que Santerre devait se rendre au-devant des Marseillais le lendemain avec 40  000 hommes, mais il manqua de parole. Il ne vint sur la route de Charenton que 200 gardes nationaux, la plupart Fédérés. Santerre attendit les Marseillais à l’entrée du faubourg. Les Jacobins, au nombre d’un millier, les attendirent sur la place de la Bastille. Le peintre Wille, qui était présent, à consigné dans son journal l’entrée impressionnante du bataillon de Marseille : « Tambour battant, drapeau déployé sur lequel étaient ces mots : Marseille, liberté ou la mort. Au milieu il y avait un fort sur un rocher et au bas du drapeau des canons et des mortiers. » Chaumette remarque que le drapeau était surmonté du bonnet rouge, « signe jusqu’alors inconnu à nos bataillons de Paris, encore bataillons bourgeois, réunis sous les drapeaux aux chiffres de Lafayette, au buste de Henri IV et presque tous parsemés de fleurs de lys et de couronnes ». Wille ajoute que les Marseillais « avaient bonne mine et la démarche fière ». « Il me semble encore les voir, dit Chaumette, avec leurs figures martiales et basanées marchant serrés les uns contre les autres, répondant à notre accueil aux cris de Vive la liberté ! n’osant faire un geste sous leurs armes tyrannicides et regardant d’un air d’inquiétude fraternelle tout ce qui les approchait. »

Santerre prit la tête du cortège qui entonna le chant de Rouget de Lisle, qui n’était plus inconnu des Parisiens, Gorsas l’ayant publié dans son Courrier de l’avant-veille. On fit halte devant la mairie. Santerre monta chez Petion et y resta longtemps. On se remit en marche par le Pont-Neuf et le quai de l’École. Fournier voulait qu’on obliquât vers le château. « Santerre dit : Non, non, nous prendrons par la rue Saint-Honoré. Arrivé dans cette rue, reprend Fournier, je me mis à faire défiler du côté du château. Santerre court, gagne la tête, fait faire halte et dit aux Marseillais et aux troupes que l’intention de M. Petion était que les Marseillais allassent se caserner. » Une fois encore Petion avait fait ajourner le grand coup.

Pendant qu’une partie du bataillon prenait possession de la caserne de la Nouvelle-France au faubourg Poissonnière, l’autre partie se rendait à un diner qu’on lui offrit aux Champs-Elysées dans une vaste salle entourée d’un jardin et ayant pour enseigne : Au grand salon du couronnement de la Constitution. Or, par une fâcheuse coïncidence, des gardes nationaux du parti fayettiste ban- quetaient déjà, de l’autre côté de l’avenue, en face, Au Jardin Royal du traiteur Dubertier. Les royalistes, au nombre de 160, la plupart grenadiers des Filles-Saint-Thomas, sortirent les premiers trois par trois. La foule, qui avait accompagné les Marseillais, voulut leur faire crier : Vive la Nation ! Ils crièrent : Vive Lafayette ! Vive le Roi ! Vive la Reine ! La foule leur jeta des pierres, les couvrit de boue. Ils tirèrent leurs sabres. Alors les Marseillais, appelés au secours, s’élancèrent de leur restaurant par les fenêtres, escaladant les palissades, chargeant les grenadiers et les mettant en fuite. Les royalistes eurent une quinzaine de blessés et un mort. Ils se réfugièrent au château par le pont tournant et ils furent soignés par les dames de la Cour, par Madame Élisabeth et par la reine. Le roi dénonça à l’Assemblée les Marseillais comme des criminels et le ministre de la Justice entama contre eux des poursuites. Une nuée de pamphlets, payés par la liste civile, s’efforça de déchainer contre eux l’opinion publique. Une collecte faite en faveur de la veuve de l’agent de change Duhamel, tué dans la bagarre, produisit 24 000 francs en quelques jours.

Petion, à qui le Département demanda des explications, répondit en mettant en cause le royaliste Mandat, commandant de la garde nationale, qui avait fait battre la générale, « ce qui a contribué à jeter de plus en plus l’alarme ». « Il paraît aussi, continue-t-il, qu’il a requis une force considérable pour se porter au château, le tout sans m’avertir, soit avant, soit après, de sorte que pour une rixe particulière, très affligeante sans doute, voilà tout Paris en feu ! » Les Jacobins organisèrent des collectes en faveur des Marseillais. Des sections leur votèrent des félicitations. Les Marseillais se mirent à faire la guerre dans les rues aux cocardes de rubans dont l’élégance aristocratique les offusquait. Ils ne toléraient que les cocardes de laine.

Les articles insultants des journaux de la Cour exaspéraient les patriotes. Le Journal de la Cour et de la Ville leur prédisait qu’on les enchaînerait bientôt deux à deux pour balayer les rues et pour apporter les matériaux nécessaires à la reconstruction de la Bastille. « Ils seront conduits, disait le journal, par des Allemands qu’on dresse pour cela et qui appuyeront les motions qu’ils s’aviseront de faire par de vigoureuses schlagues. » Le même journal voyait les arbres de la Liberté sécher à vue d’œil et trouvait que le manifeste de Brunswick était une consolation pour les honnêtes gens.

Le Journal général de France prédisait le retour des émigrés pour la fin du mois. Il annonçait, avec joie, que l’Angleterre déclarerait la guerre à la France si le roi était détrôné. La Correspondance politique déclarait que la guerre était une guerre de Jacobins : « C’est donc aux Jacobins à prendre les armes. Nous autres, nous les regarderons faire. » Elle chantait sur le mode lyrique les louanges de Brunswick : « Brunswick, si ta mission est plus noble mille fois que celle d’Agamemnon, ta gloire en deviendra plus illustre ! Puisse un nouvel Homère naître au milieu de tes armées ! »

Le directoire secret des Fédérés ft une nouvelle tentative pour déclencher enfin l’insurrection que Petion avait déjà fait échouer à deux reprises. Billaud-Varenne avait proposé aux Jacobins, le 3 août, de former un camp dans les Champs-Elysées et autour du château pour empêcher le départ de la famille royale. Les Fédérés accueillirent l’idée. Leur directoire se réunit au Cadran Bleu le lendemain, puis dans la chambre d’Anthoine. Dans cette même journée, deux officiers municipaux chargés de la police et de la garde nationale, Panis et Sergent, firent délivrer aux Marseillais 5 000 cartouches à balles et dans la nuit les Marseillais, conduits par Chaumette et Momoro, quittèrent la Nouvelle-France pour s’établir sur la rive gauche dans la section du Théâtre-Français où ils occupèrent un cantonnement que venaient de quitter les Fédérés brestois passés au faubourg Saint-Marceau. Là, au couvent des Cordeliers, les Marseillais seraient plus près du château. On se préparait pour le lendemain 5 août qui était un dimanche. Les deux faubourgs avaient promis leur concours. Le rendez-vous était à 9 heures du matin à la Bastille. Mais Petion, une fois encore, veillait. Il invita les sections à attendre que l’Assemblée ait eu le temps de faire une réponse à la pétition pour la déchéance que Petion lui avait présentée, le 3 août, au nom du peuple de Paris. Les sections se rendirent à cette raison et les Fédérés, ne voulant pas agir seuls, attendirent l’expiration du délai fixé par les sections au jeudi 9 août.

Petion continua les jours suivants sa campagne pour l’ajourmement de l’insurrection. Le 7 août, pour la première fois de sa vie, il se rendit chez Robespierre à la maison Duplay pour l’inviter à prècher le calme aux Jacobins. Il fit des démarches analogues auprès de Chabot et de Léonard Bourdon. Les Montagnards s’inquiétèrent. Le 8 août, Choudieu proposa au club de la Réunion d’envoyer à Petion une délégation pour lui demander quelle serait sa conduite si Le château était attaque. Il répondit qu’il repousserait la force par la force.

Les Fédérés furent le levain qui fit lever la pâte révolutionnaire, mais les sections jouèrent le rôle capital. Sans elles il y aurait eu peut-être une émeute. Avec elles l’émeute devint Révolution.