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Le dix août/Les Sections

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Hachette (p. 70-83).

CHAPITRE IV
LES SECTIONS
On délibérait au grand jour en présence
de la nation.
Robespierre


« Chaque section de Paris, a dit Chaumette, présentait l’image de deux armées prêtes à en venir aux mains. Les royalistes osaient y publier hautement le prochain massacre des patriotes, le rétablissement de l’ancien régime, et poussaient l’effronterie au point d’offrir aux faibles des brevets d’amnistie. C’étaient des petits cœurs entourés d’une couronne, peints sur des cartes et qui, au jour de la grande contre-révolution, devaient sauver la vie et les propriétés de ceux qui en seraient porteurs. » Au dire du même Chaumette, si les patriotes firent taire les royalistes et parvinrent à les maîtriser, c’est qu’ils eurent le bon esprit d’appeler en renfort les citoyens passifs en leur promettant l’égalité. Chaumette souligne avec raison que les Girondins eux-mêmes, qui se montreront bientôt si dédaigneux des pauvres, se mirent à flatter les porte-blouses. La tactique réussit. Les bonnets de laine et les piquiers se laissèrent enrôler et formèrent l’appoint qui intimida les bourgeois fayettistes. N’allons pas croire cependant que le 10 août fut une insurrection de classe ! Les prolétaires n’y furent que des instruments. L’initiative vint d’ailleurs de ces petits bourgeois appartenant aux professions libérales, avocats, maîtres de pension, publicistes, artistes, qui avaient fondé depuis plus d’un an déjà dans chaque quartier ces sociétés fraternelles, où citoyens actifs et passifs, hommes et femmes, se réunissaient pour prendre des leçons de civisme. Chacun d’eux avait une troupe de fidèles à son service. Il suffit de nommer le graveur Sergent, qui avait présidé la société fraternelle de la rue de Mondétour (section de Mauconseil) et qui est aujourd’hui une des chevilles ouvrières de l’insurrection ; le publiciste Tallien, président et fondateur de la société fraternelle des Minimes (section de la Place royale) ; le journaliste Louvet, qui tient une grande place à la société fraternelle des Lombards ; le commis Pache, fondateur de la société fraternelle des Élèves de la Constitution (section des Tuileries) ; l’auteur dramatique Marie-Joseph Chénier, qui inspire avec Collot d’Herbois la société fraternelle de la section de la Bibliothèque ; le publiciste Jean-Pierre Audouin, membre important de la société fraternelle des Carmes (section du Panthéon), etc. Tous accéderont aux honneurs et aux places après l’insurrection.

Alors que les Fayettistes n’avaient rien à offrir aux citoyens passifs, sinon une politique de résistance à leurs besoins et à leurs vœux, les meneurs des sociétés fraternelles se faisaient les organes de leurs revendications. Aux paysans ils promettaient l’abolition sans indemnité des nombreux droits féodaux qui subsistaient encore et la prompte mise en vente des biens des émigrés. Aux ouvriers et artisans ils faisaient miroiter des mesures contre la vie chère, le cours forcé de l’assignat. À tous ils répétaient que tous les maux dont ils se plaignaient avaient pour cause essentielle l’entente de la Cour avec l’ennemi. Comment les citoyens passifs ne les auraient-ils pas suivis ?

Déjà le meneur girondin Gonchon avait condamné dans sa pétition du 25 juin le titre de citoyen actif « qui substitue au crédit de la naissance l’aristocratie des richesses ». Brissot s’était écrié, le 9 juillet, à un moment où il ne négociait pas encore avec la Cour : « Soyez peuple, éternellement peuple, ne distinguez pas les proprétaires des non-propriétaires, ne méprisez pas les piques pour honorer seulement les uniformes. » Le décret du 1er août, qui prescrivait la fabrication des piques dans chaque commune, avait stipulé qu’elles seraient distribuées à tous les citoyens indistinctement, « excepté les vagabonds et gens sans aveu et personnes notoirement reconnues pour leur incivisme ». Le décret du 3 août avait accordé le droit de citoyen actif à tout soldat qui aurait fait la guerre de la liberté. Chabot avait même essayé de leur faire accorder le droit d’être électeur, mais sans succès.

Cette sollicitude intéressée pour les citoyens passifs ne doit pas cependant nous faire perdre de vue la réalité. Dans la longue liste des morts et des blessés dans l’attaque du château, il est aisé de relever les noms de nombreux prolétaires, plus nombreux peut-être que dans la liste des vainqueurs de la Bastille. Mais, prenons garde que pas plus au 10 août qu’au 14 juillet les prolétaires n’exercent sur les événements une action originale et encore moins une action de classe. Ils sont bons pour payer de leur vie la politique des meneurs qui les conduisent. Mais ils ne sont pas encore admis à prendre eux-mêmes les résolutions. Ils en seraient incapables. Nous connaissons les professions de 206 membres de la Commune révolutionnaire que les sections éliront au moment du combat. On y rencontre tout juste 2 ouvriers authentiques.

Si donc le peuple des travailleurs fut un appoint décisif dans le combat que se livrait la bourgeoisie divisée contre elle-même, ne nous pressons pas de proclamer qu’une nouvelle classe paraissait à la vie politique.

Grâce à l’appoint populaire, la lutte engagée dans chaque section devait tourner à la confusion des royalistes. Dès le 1er août, dans une lettre à Jefferson, l’ambassadeur américain Gouverneur Morris constatait que la popularité de Lafayette était au plus bas : « Je crois, en vérité, que si M. de Lafayette se montrait en ce moment à Paris sans être accompagné de son armée, il serait écharpé. » Et, dans sa lettre suivante du 18 août, l’ambassadeur, en regard des divisions et des hésitations des royalistes, vantait, comme Chaumette, l’union, la décision et le concert des révolutionnaires.

On distinguait dans le vocabulaire politique de l’époque la Commune, qui était l’ensemble des habitants, et la municipalité qui les administrait. Il suffisait à Paris que 8 sections en fissent la demande à la municipalité pour que celle-ci fût obligée de convoquer la Commune, c’est-à-dire les 48 autres qui délibéraient et envoyaient des commissaires à l’Hôtel de Ville. Or, dès le 6 juillet, la municipalité fut obligée de convoquer la Commune dans ses sections pour le mardi 17 à l’effet de délibérer sur un projet d’adresse à l’armée. La grande objection des Brissotins contre la déchéance, c’était que cette mesure inconstitutionnelle ne serait pas acceptée par l’armée et que celle-ci se soulèverait à la voix de Lafayette si on avait l’imprudence d’y recourir. Les révolutionnaires entendaient répondre à l’argument girondin. La consultation de la Commune tourna en leur faveur. Les commissaires nommés par les sections qui se réunirent à l’Hôtel de Ville, le 23 juillet, choisirent, pour rédiger l’adresse à l’armée, Tallien, Collot d’Herbois et Audouin, trois dirigeants des sociétés fraternelles, et ce qui sortit de leur plume fut un réquisitoire contre Lafayette et contre le roi.

Sur l’initiative de la Fontaine de Grenelle, la municipalité convoqua de nouveau les sections pour le 24 à l’effet de délibérer sur une adresse à l’assemblée. Les Commissaires, qui délibérèrent à l’Hôtel de Ville les 26, 28, 29 juillet, 1er, 2 et 3 août, adoptèrent le texte de la fameuse pétition pour la déchéance que Petion, en leur nom, présenta le 3 août. Ce n’était pas seulement un acte d’accusation contre Louis XVI, « premier anneau de la chaîne contre-révolutionnaire », mais une répudiation de la dynastie elle-même. Elle dénonçait « ce despotisme héréditaire, s’accroissant de règne en règne avec la misère du peuple, les finances entièrement ruinées par Louis XVI et par ses prédécesseurs ; des traités infâmes pour l’honneur national, les éternels ennemis de la France devenant ses allés et ses maîtres ». L’esprit montagnard s’affirmait dans la demande de la déchéance — et non de la suspension — et de la réunion immédiate d’une Convention.

Dès la fin de juin, plusieurs sections, Croix-Rouge, Faubourg Montmartre, etc., avaient réclamé le droit de siéger en permanence. Après la proclamation de la Patrie en danger la loi du 25 juillet leur donna satisfaction. Mais elles n’avaient pas attendu la loi pour se réunir et délibérer puisqu’elles avaient déjà mis en marche le mécanisme de la convocation de la Commune qui les obligea à tenir d’interminables séances. La loi du 25 juillet fournit au procureur de la Commune, Manuel, alors ardent révolutionnaire, l’occasion de créer entre elles un organe de liaison sous la forme d’un bureau central de correspondance composé d’un délégué par chacune des 48 sections. Celles-ci sont devenues, à la fin de juillet, 48 petites républiques fédérées entre elles à l’Hôtel de Ville, communiquant sans cesse par des commissaires et finissant par submerger la municipalité légale, qui n’avait jamais voulu retirer de sa salle des délibérations les bustes de Bailly et de Lafayette. Chaumette, l’un de ces commissaires, raconte qu’ayant découvert le drapeau rouge, qui avait été déployé l’année précédente au Champ de Mars, il s’en empara avec Lazowski et le déchira devant le corps municipal stupéfait. Le 10 août devait être, en effet, la revanche du Champ de Mars !

Il serait vain de tracer une carte politique précise des sections à la veille de l’insurrection. Dans beaucoup la majorité se déplaçait sans cesse, tenant à quelques voix. La pétition de la Commune pour la déchéance avait été signée par les commissaires de 46 sections (le Temple et la Place Louis XIV manquaient). Mais, les jours suivants, 5 sections désavouèrent leurs commissaires : Bibliothèques, Henri IV, Thermes de Julien, Roi de Sicile, Arsenal. À l’Arsenal, le désaveu fut rédigé par le fermier général Lavoisier, mais le désaveu fut à son tour désavoué les jours suivants par une délibération rédigée par un commis au Mont-de-Piété, Concedieu.

Une des sections du centre de Paris, la section Mau- conseil, celle de Sergent, décida, le 31 juillet, de résoudre la question de la déchéance pour son propre compte. Elle déclara qu’elle ne reconnaissait plus Louis XVI pour roi des Français et elle supprima son nom de la formule du serment. Son exemple fut imité non seulement par d’autres sections mais par de simples citoyens, tel l’abbé Danjou qui, nommé président de la section des Arcis, refusa, le 6 août, de prêter serment au roi.

En vain les chefs girondins voulurent arrêter un mouvement qui devenait irrésistible. Avec une hâte qui n’était pas dans ses habitudes, Vergniaud fit casser l’arrêté de Mauconseil, le jour même qu’il fut présenté à l’Assemblée, le 4 août. Le Département se hâta d’envoyer le décret d’annulation à Petion en lui demandant de le faire publier à son de trompes. Le corps municipal s’y refusa. Mauconseil et les sections qui lui avaient envoyé leur adhésion présentèrent le lendemain une nouvelle pétition conçue exactement dans les mêmes termes que la délibération qui avait été annulée. Un jeune agitateur du nom de Varlet recueillit au Champ de Mars un grand nombre de signatures pour une pétition aussi radicale qui exprimait, en outre, les besoins des Sans-Culottes en réclamant la suppression du commerce de l’argent et une loi contre l’accaparement.

Le mouvement pour la déchéance emportait tout.

La Cour, à son agonie, persistait plus que jamais à ne compter que sur la prompte arrivée des troupes de Brunswick. Le roi, comme engourdi par cette unique

TERRASSE DES FEUILLANTS EN 1792


Elle était située à peu près à l’emplacement de la terrasse qui sépare actuellement la rue de Rivoli du Jardin des Tuileries. (Musée Carnavalet, Photo Hachette).

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pensée, ne réagissait plus que faiblement. La lettre qu’il écrivit, le 3 août, à l’Assemblée au sujet du fameux manifeste, dont il tenta de contester l’authenticité, n’excita que le rire et le mépris, tant son insincérité apparut éclatante. Après avoir ouvert au public le jardin des Tuileries, le jour du baiser Lamourette, il le fit fermer dès le lendemain sous prétexte que des propos malsonnants avaient retenti à ses fenêtres. Mais cette fermeture donna prétexte au député Fauchet de faire voter un décret qui comprit dans l’enceinte de l’Assemblée la terrasse des Feuillants qui longeait le jardin du côté du Manège. Le roi mit des factionnaires à la bordure de la terrasse pour défendre l’accès de son jardin. Aussitôt le public tendit en travers des escaliers, qui conduisaient au jardin, de légers rubans tricolores portant des inscriptions railleuses : « Louis, tu dis que le peuple est méchant, vois, Louis, comme tu mens ! — Amis, si vous voulez m’en croire, n’allez pas dans la Forêt Noire. — La colère du peuple tient à un ruban, la couronne du roi tient à un fil. »

La terrasse fut baptisée terre de la Liberté et le jardin terre de Coblentz.

Marie-Antoinette, autrefois si hautaine, avait perdu dans ces derniers jours toute son assurance. La peur maintenant l’angoissait. Elle se croyait environnée d’assassins. Depuis l’affaire du 30 juillet aux Champs-Elysées elle n’avait plus confiance dans les gardes nationaux, comme en témoigne sa lettre à Fersen du 1er août : « L’affaire qui a eu lieu le 30, à la suite d’un diner aux Champs-Élysées entre 180 grenadiers d’élite de la garde nationale et des Fédérés marseillais, à démontré clairement la lâcheté de la garde nationale et le peu de fond qu’il faut faire sur cette troupe… Les 180 grenadiers ont pris la fuite !… Vous avez pu juger par ma précédente lettre combien il est intéressant de gagner vingt-quatre heures, je ne ferai que vous le répéter aujourd’hui en ajoutant que si on n’arrive pas, il n’y a que la Providence qui puisse sauver le roi et sa famille. » Fersen lui répondit le 7 août : « Mon inquiétude est extrême et le peu de fond qu’il y a à faire sur la garde nationale, même la partie bien intentionnée, me désespère. »

Seule la sœur de Louis XVI, Mme Élisabeth, toute confite en dévotion, continuait d’être confiante. Elle se plaisait à contredire sa belle-sœur dont l’incrédulité l’offensait. Quand Marie-Antoinette avait déclaré qu’elle aimait mieux périr que d’être sauvée par Lafayette, elle avait conseillé à son frère d’accepter les offres du général. Le 8 août, elle écrivait à son amie Mme de Raigecourt : « On dit qu’il y aura un mouvement très fort dans Paris. Y crois-tu ? Pour moi je n’en crois rien. Je crois à du bruit, mais sans résultat. Voilà ma profession de foi. Au reste, tout est aujourd’hui d’un calme parfait. »

Pour empêcher l’émeute, la Cour comptait sur l’achat des chefs populaires. Le bureau politique que Mirabeau avait fondé et que dirigeait Talon sous la haute surveillance de Montmorin avait pris une extension considérable, Toute une police secrète payée par le journaliste Collenot d’Angremont espionnait pour le château. Les ministres, Terrier, Chambonas, Beaulieu, Dejoly, Dubouchage, etc., s’étaient efforcés de se procurer, à prix d’argent, des intelligences aux Jacobins. Danton, depuis longtemps enrôlé dans l’équipe de Talon, recevait une forte somme, 50 000 écus, a dit Lafayette, qu’il s’empressait d’aller mettre à l’abri à Arcis-sur-Aube où il constituait une donation en faveur de sa mère, le 6 août, et d’où il ne revenait à Paris que le 9 août au soir. Toute la bande dont Danton était le chef se précipitait à la curée. Fabre d’Églantine offrait à Dubouchage d’acheter les canonniers de Paris, dont l’esprit révolutionnaire alarmait la Cour. Il demandait 3 millions. Westermann déposera devant le Comité de Süreté générale de la Convention qu’on lui avait offert 3 millions quelques jours avant le 10 août et qu’il en avait donné avis à Danton. Camille Desmoulins se vantera, dans Le Vieux Cordelier, d’avoir refusé les offres tentantes qui lui furent faites : « On marchanda jusqu’à mon silence et fort chèrement. » Soulavie accusera Brissot de s’être laissé acheter par Chambonas pour ajourner la déchéance. Chambonas essaya d’acheter Soulavie lui-même au moyen d’une mission auprès de Catherine II. Barbaroux raconte que son compatriote Lieutaud, ancien agent de Mirabeau devenu l’agent de la Cour, lui écrivit trois billets pour lui demander un rendez-vous. On avait songé à lui offrir un million. Fournier l’Américain prétend qu’il reçut la visite du duc de Brissac qui lui offrit de terminer son procès à Saint-Domingue, de le nommer colonel et même gouverneur d’une colonie. Qu’il y ait eu de l’argent versé, ce ne sont pas seulement les pièces trouvées chez Laporte d’abord, dans l’armoire de fer ensuite, qui l’attestent, mais l’ambassadeur américain Morris, qui prit part personnellement aux distributions d’argent, le confirme. Il déclare que Terrier lui remit 547 000 livres à la fin de juillet et 449 750 livres le 2 août, particulièrement pour acheter les Marseillais.

S’il est vrai, comme l’assure Lafayette, que la reine avait mis quelque espérance dans ces moyens de corruption, si elle croyait que les 50 000 écus qu’elle avait fait remettre à Danton étaient bien placés, elle témoignait d’une naïveté peu commune. Les aventuriers qui promettaient de trahir la Révolution pour de l’argent étaient parfaitement capables de prendre l’argent et d’oublier le lendemain leurs promesses. À ce jeu facile ils ne couraient aucun risque, car la Cour n’oserait jamais avouer qu’elle les avait achetés.

Environnée de la haine publique qui grondait menaçante, décidée à rester à Paris coûte que coûte et à refuser les offres de concours des Feuillants pour favoriser sa fuite, la Cour, de plus en plus isolée dans la Nation, réussirait-elle à atteindre l’échéance libératrice de l’arrivée de Brunswick ? Elle était espionnée et trahie par ses serviteurs les plus proches. Choudieu nous dit dans ses mémoires que son collègue Roux-Fazillac, ancien garde du corps, avait pour maîtresse une dame de la Cour qui le renseignait sur tout ce qui s’y passait. En outre, Choudieu lui-même recevait les confidences d’un allumeur de quinquets qui avait son entrée dans les appartements et qui lui rendait compte tous les soirs.

Pour se défendre, le château ne disposait que de forces réduites. La garde constitutionnelle était dissoute. Un décret du 15 juillet avait ordonné le départ pour la frontière de toutes les troupes de ligne séjournant encore à Paris. Il s’agissait de trois régiments formés, la plupart, d’anciens gardes françaises qui assuraient le service du château, conjointement avec les gardes nationaux, et la police des ports et des marchés. Le décret fut immédiatement exécuté pour les troupes françaises. Mais l’Assemblée avait visé aussi les gardes suisses, un beau régiment à trois bataillons à l’effectif de 1 200 à 1 300 hommes casernés à Rueil et à Courbevoie. Le roi, qui voyait dans les Suisses sa suprême ressource, fit un effort considérable pour les conserver. Le colonel des Suisses d’Affry invoqua les capitulations pour refuser d’envoyer son régiment au front. Il envisagea pourtant la possibilité d’y envoyer deux bataillons sur trois. Prenant d’Affry au mot, l’Assemblée vota, le 17 juillet, un nouveau décret qui ordonnait le départ de Paris de ces deux bataillons. Le ministre de la Guerre commença par faire le mort. Nouveau décret le 20 juillet pour lui ordonner de rendre compte. Il continue à se taire. L’Assemblée lui réitère son invitation le 1er août. Alors d’Abancourt se résigne à donner quelques explications confuses. Le roi, dit-il, avait d’abord décidé d’envoyer les deux bataillons à Cambrai à l’exception d’un détachement de 300 hommes chargés de protéger les arrivages à destination de Paris. Mais le colonel d’Affry s’était de nouveau opposé au départ des bataillons pour Cambrai. La diète helvétique lui avait ordonné de ne pas séparer les bataillons d’un même régiment. En conséquence, le départ des Suisses avait été suspendu. En vain Thuriot, Lasource, Guadet voulurent faire maintenir l’ordre de départ. L’Assemblée se laissa impressionner par la crainte de déplaire au corps helvétique et l’affaire fut renvoyée au Comité diplomatique qui l’enterra. Louis XVI garda sa fidèle garde suisse.

Il croyait pouvoir compter sur le commandant de la garde nationale, le royaliste Mandat de Grancey, ancien capitaine aux gardes françaises. Mais les lois soumettaient la garde nationale à l’autorité directe et exclusive du maire qui seul la mettait en mouvement. Petion, très ombrageux, avait déjà blâmé les initiatives de Mandat lors de la rixe des Champs-Élysées. Le conflit latent du maire et du commandant devait durer jusqu’au 10 août.

Les Fédérés et les sections vivaient dans la hantise d’une nouvelle fuite du roi. Robespierre avait mis en garde les Jacobins contre cette éventualité à la séance du 6 août. L’idée régnait qu’il fallait surveiller le château en permanence. Le corps municipal crut donner satisfaction au vœu public en arrêtant, le 6 août, que la garde du roi serait renforcée et composée désormais de citoyens pris dans tous les bataillons, de manière que toutes les sections y participeraient. L’arrêté ordonna encore l’établissement de deux réserves, l’une au Carrousel et l’autre à la place Louis-XV. Mais Mandat vit des inconvénients à faire camper sous la tente les deux réserves prescrites. Il demanda à Petion, le 9 août, des corps de garde pour les abriter. L’insurrection éclata avant que la question fût tranchée.

Nulle insurrection ne fut préparée plus ouvertement. On conspirait en plein jour. On annonçait d’avance ce qu’on allait faire. On fixait le jour et l’heure des résolutions et des actes. « C’était le peuple entier, a dit Robespierre, qui usait de ses droits, il agissait en souverain. » Les peureux et les timides ainsi avertis eurent le temps de mettre ordre à leurs affaires et de quitter Paris avant l’échéance fatale. Dès le 28 juillet, le Journal de Paris notait l’exode des citoyens paisibles que confirma le citoyen Pio, chef du bureau des passeports à l’Hôtel de Ville, par une note du 1er août. L’officier municipal J.-J. Leroux a déclaré qu’il avait éloigné sa femme et ses enfants à partir du lundi 7 août et que, après leur départ, « il arrangea ses affaires domestiques », c’est-à-dire qu’il fit son testament. « Je voyais la mort au milieu du chemin dans lequel me poussait le devoir. » L’Assemblée elle-même se dégarnissait. Le député Riboud ayant demandé, le 1er août, un congé pour raison de santé, l’énergique Choudieu s’écria qu’il n’était malade que de peur. Ces défections augmentèrent encore un peu plus l’impopularité de l’Assemblée qui, après avoir proclamé le danger de la Patrie, n’avait pas su se résoudre à adopter la seule mesure capable de la sauver.