Le drapeau blanc/08

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Éditions Édouard Garand (35p. 39-42).

— VIII —

OU JEAN VAUCOURT SE VOIT CONTRAINT DE MODIFIER SES PLANS


Pendant que Péan, sa femme et Foissan, que les deux premiers avaient eu la complaisance d’inviter à leur table, faisaient bombance — car ce voyage nocturne avait excité leur appétit et leur soif, — et tandis que, en bas, dans la grande salle commune, l’escorte de Péan et les soldats de Vergor faisaient ripaille, un cavalier couvert de poussière s’arrêta devant l’auberge et, sans descendre de cheval, sonna la cloche.

Un serviteur accourut.

— Hé l’ami ! cria le cavalier, peux-tu me dire si maître Hurtubise est sur pieds et s’il est possible de lui demander un renseignement ?

Cette voix sonore et d’un accent impératif était celle du capitaine Jean Vaucourt.

— Maître Hurtubise est debout, monsieur, répondit le serviteur, et je cours le quérir.

— Inutile, mon ami. Je descendrai de cheval pour entrer et vider une tasse de vin chaud.

— Si vous voulez donner une portion à votre cheval… fit le serviteur.

— Non, il ira bien ainsi jusqu’à Batiscan.

Le capitaine avait sauté à terre, attaché le cheval à la véranda et suivi le domestique dans l’auberge. Mais à la vue des gardes de Bigot, il rabattit vivement son tricorne sur ses yeux, releva le collet de son manteau et traversa rapidement la salle vers la cuisine, où il venait d’apercevoir la corpulente silhouette de l’aubergiste qui dirigeait cuisiniers et marmitons.

— Ah ! ah ! maître Hurtubise, s’écria Vaucourt en entrant dans la cuisine, il paraît que nous hébergeons cette nuit des voyageurs de marque, si je me base sur la magnifique berline qui voisine à votre porte avec la diligence du postillon.

— Oh ! monsieur le capitaine, répliqua l’aubergiste avec un large sourire et une longue révérence, ces voyageurs de marque sont peu de chose près de vous. À votre service, monsieur le capitaine, à votre service !

— Ma foi, maître Hurtubise, rien qu’une tasse de vin chaud à cette table et près de ce feu. Décidément, la nuit est plutôt fraîche.

— Il gèle, il gèle à blanc, monsieur le capitaine, c’est encore l’hiver qui s’en vient !

Il ordonna à un marmiton de faire chauffer du vin pour le capitaine.

Celui-ci s’était assis à une table placée près d’une cheminée, avait retiré ses gants et allongé les pieds vers les chenets. L’aubergiste poussa un fauteuil près du foyer, à deux pas du capitaine, s’assit lourdement, poussa un énorme soupir, et dit en bâillant :

— On me permettra bien, capitaine, de me reposer les jambes un tant soit peu. Ah ! quelle corvée, quelle corvée depuis deux jours !

— Signe que les affaires vont rondement ! sourit Vaucourt.

— Je vais vous dire, monsieur le capitaine, c’est par secousses. On est là à flâner tout un jour, puis, tout à coup, pan ! la maison déborde… Alors, on ne sait plus où fourrer la tête. Tout de même, je n’ai pas à me plaindre et j’arrive toujours à tirer mon épingle du jeu. À propos, monsieur le capitaine, est-ce qu’un de mes serviteurs ne m’a pas dit que vous désirez me demander un renseignement ?

— Tout juste, maître Hurtubise. Je désire m’informer d’un cavalier qui a dû passer par ici une heure ou deux avant moi.

L’aubergiste leva une main vers son interlocuteur comme pour le prévenir de n’en pas dire davantage, il sourit avec mystère, jeta un regard défiant vers la salle commune, vers le plafond, puis ramena ce regard sur le capitaine ; et, se penchant et baissant la voix, il souffla :

— Chut… monsieur ! Vous voulez parler de Monsieur Flambard ?

— Ah ! ah ! il s’est donc arrêté ?

— C’est-à-dire qu’il a été arrêté par une bande de malandrins, de maraudeurs, de couards, de sacripants, de gredins… enfin par des gens qu’on a dit être des gens de Monsieur l’intendant. Mais chut !… Voyez ces gardes et cadets de Monsieur Bigot et ces soldats de Monsieur de Vergor !

— Ce sont eux qui…

— Eux et d’autres, sourit l’aubergiste. Ah ! fichtre ! la belle équipée que monsieur Flambard leur a jouée ! Flic et flac, v’lan et pan ! un vrai tour de passe-passe, une volée, une ruade, un zigzag d’éclair, je n’ai jamais rien vu de pareil en ma vie ! Si bien que la bande, qui ne cherchait sans aucun doute que de l’occire par traîtrise et à tout jamais, n’en a vu que vide et vent… Quatre morts et deux blessés, parlez-moi de ça !

Vaucourt se mit à rire.

— Ainsi donc il a continué son chemin ?

— S’il l’a continué… Un éclair, un coup de vent, pouf ! il a disparu. Ah ! quel homme, quel homme ! s’écria avec une grande admiration l’aubergiste.

— Et quant à cette berline, maître Hurtubise, reprit Jean Vaucourt, je parie que je devine !

— Qui elle a amené jusqu’à mon auberge ? Ne pariez pas, capitaine, vous perdrez !

— Soit, je veux perdre : c’est Monsieur Bigot !

L’aubergiste se mit à rire.

— Vous ne perdez qu’à demi, capitaine, c’est l’une de ses voitures que vous avez remarquée devant ma porte.

— Et l’un de ses amis qu’elle transporte ?

— Dame ! vous gagnez, capitaine : c’est Monsieur Péan et sa délicieuse…

— Madame Péan, compléta le capitaine.

— Vous gagnez, vous gagnez, monsieur le capitaine Vaucourt. Par le fût et la futaille ! je veux payer céans.

Le capitaine venait justement de vider sa tasse de vin chaud. L’aubergiste se leva et alla à une armoire de laquelle il tira une carafe d’une belle apparence et une coupe de pur cristal. Il revint poser le tout sur la table, disant :

— Lampez-moi de ça, capitaine !

Il cligna de l’œil avec un air entendu et se rassit.

Vaucourt se versa deux doigts d’une liqueur ambrée qui tomba dans le cristal avec un bruit de perles doucement remuées, puis il trempa ses lèvres.

— Ma foi, maître Hurtubise, c’est merveilleux, et je dois confesser que vos caves valent bien celles de Monsieur Bigot.

L’aubergiste rougit de plaisir et répliqua :

— Que voulez-vous, il faut savoir servir son monde, c’est le métier !

— Donc, reprit Jean Vaucourt, après avoir vidé la coupe de cristal, Monsieur Péan est ici avec Madame Péan… Est-ce tout ?

— Il y a, comme vous l’avez remarqué, ses gardes et cadets que commande le sieur Fossini, dit Foissan.

— Ah ! voilà un oiseau au vilain plumage et à qui j’aimerais à couper les ailes. Ensuite ?

— C’est tout. Ah !… j’oublie une nouvelle : monsieur de Lévis est en route pour Québec, et on dit qu’il a été nommé général de l’armée.

— Rien de plus vrai qu’il a été nommé général. Mais est-il bien vrai qu’il soit en route pour Québec ? interrogea le capitaine que cette nouvelle surprenait.

— On dit que Monsieur le marquis est au Fort Richelieu, que demain, c’est-à-dire, aujourd’hui, il sera aux Trois-Rivières, et qu’il sera bientôt ici.

Jean Vaucourt demeura méditatif, car cette nouvelle semblait de prime abord déranger ses projets. L’aubergiste le quitta un moment pour aller donner des ordres à ses domestiques.

Voici ce que pensait le capitaine :

— Demain, Flambard aura rejoint M. de Lévis à qui il aura communiqué la décision du conseil de guerre. Foissan et sa bande ont bel et bien manqué leur coup. Mais voici que Péan et sa femme sont ici pour préparer leur traîtrise, si, bien entendu, Marguerite de Loisel n’a pas été trompée par le vicomte de Loys. Non… de Loys n’a pas trompé Marguerite. Il n’avait aucun intérêt à la tromper. Et puis, de Loys s’est battu comme un brave, et il a dorénavant droit à notre confiance et à notre estime. Donc, pour le moment, notre attention doit se fixer sur Péan et sa femme.

Il appela l’aubergiste.

— Maître Hurtubise, pouvez-vous me dire si Monsieur Péan et sa femme vont poursuivre leur route cette nuit ?

— Non, capitaine. Ils ont retenu des appartements pour la nuit et tout le jour de demain.

— Ah ! ah ! fit le capitaine avec une lueur de joie dans ses yeux noirs. Et pouvez-vous me dire, demanda-t-il encore, si Monsieur de Bougainville est toujours au Cap-Rouge ?

— Toujours, je le pense bien. Il faut vous dire qu’il a marché avec son armée sur la capitale pour prendre part à la bataille ; mais étant arrivé trop tard, il a retraité immédiatement. C’est ce qu’affirment des paysans qui ont eu vent de cette manœuvre.

— Bien, maître Hurtubise, je vous remercie pour ces renseignements. J’ai précisément une mission à accomplir auprès de Monsieur de Bougainville.

— Mais vous vous êtes très allongé ! fit l’aubergiste.

— C’est vrai, sourit le capitaine qui ne voulait pas faire connaître ses desseins ; mais je dois vous dire que j’avais espéré trouver ici Monsieur de Bougainville.

Il se leva brusquement, jeta une pièce d’or sur la table et s’apprêta à quitter la cuisine.

— Une minute, monsieur, je vous éclaire.

L’aubergiste prit un flambeau et conduisit Vaucourt jusque sur la véranda. Le capitaine monta à cheval et, ayant souhaité bonne nuit à l’aubergiste, s’élança à toute allure dans la direction du Cap-Rouge.

Tout en galopant, le capitaine se rappela qu’il avait fait un oubli.

— Diable ! se dit-il, dans ma hâte je n’ai pas songé à recommander à maître Hurtubise ma femme et ses amis qui vont sans doute arriver avant l’aurore prochaine. Mais bah ! fit-il ensuite en haussant les épaules, je sais le père Croquelin assez débrouillard pour ne pas m’inquiéter.

Il cravacha vigoureusement son coursier, ajoutant :

— Il faut que demain je ramène Bougainville avec moi, et du diable si nous ne gagnons pas la partie !…