Le drapeau blanc/09

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Éditions Édouard Garand (35p. 42-48).

— IX —

TOHU-BOHU


Le lendemain matin, la Pointe-aux-Trembles présentait un spectacle fort animé et curieux. Dès les cinq heures les premiers régiments de l’armée en retraite étaient apparus aux abords du village, et ils avaient allumé des feux de bivouac pour le déjeuner. Un grand nombre de soldats, ne tenant aucun compte des ordres des officiers, avaient quitté leurs compagnies pour venir assiéger l’auberge et réclamer boire et manger.

En apprenant l’arrivée de l’armée, les villageois, paysans et indiens des alentours étaient accourus poussés par la curiosité. Des enfants, demi-vêtus, échevelés, la figure marquée d’étonnement couraient parmi la soldatesque et considéraient avec une grande admiration les armes et les uniformes. Ils paraissaient entendre avec plaisir les jurements et les rudes paroles de ces hommes de guerre. Les femmes, une capeline sur la tête, le tablier au ventre, les pieds nus dans leurs sabots, formaient des groupes agités ; elles commentaient les nouvelles apportées par les soldats, elles s’extasiaient ou gémissaient, pleuraient ou riaient. Elles s’étaient tout d’abord réjouies en entendant que les Anglais n’avaient pas pris la capitale ; mais elles s’étaient de suite fort émues en apprenant la mort du Marquis de Montcalm. Car la nouvelle de cette mort, encore que non officielle, courait déjà les rangs de l’armée, elle se répandait avec rapidité par tout le pays, et elle affectait terriblement toute la population. Les Indiens eux-mêmes poussèrent de longues exclamations de douleur en apprenant que le grand guerrier des Français avait trouvé la mort sur le champ de bataille.

Les paysans rassemblés au village, ce matin-là, venaient surtout pour s’informer de leurs parents enrégimentés dans les milices. Dans la cohue on pouvait découvrir des jeunes filles aux traits inquiets et angoissés, avec des larmes tremblantes au bord de leurs cils ; elles regardaient attentivement chaque soldat qui pénétrait dans le village avec l’espoir de reconnaître un frère ou un fiancé. On en voyait qui, tout à coup, se jetaient au cou des soldats, les serraient avec tendresse, les embrassaient : c’était un frère chéri, c’était un fiancé, c’était un parent dont on avait redouté la perte. Quelques jeunes femmes s’évanouissaient de joie dans les bras de leurs époux qu’elles avaient désespéré de revoir. Plusieurs jeunes filles tourmentées par la crainte et l’espoir, jeunes femmes éplorées tenant sur un sein maigre un enfant malingre, mères anxieuses d’apprendre le sort d’enfants chers, se précipitaient vers la lisière des bois voisins où venaient de se cantonner temporairement les premiers bataillons de l’armée. C’est là qu’elles espéraient retrouver, pauvres femmes, ceux qu’elles cherchaient et que leur cœur appelait de toute sa détresse.

De toutes parts c’étaient des scènes si pénibles et si déchirantes que bien des regards, même parmi la brutale soldatesque, se mouillaient. Et bien des femmes, qui ne trouvaient pas parmi les premiers bataillons ceux qu’elles cherchaient, s’élançaient sur la route et couraient au-devant d’autres troupes que par moments on pouvait voir surgir sur le sommet d’un coteau, et qui ensuite disparaissaient dans les brousses roussies.

Des groupes de vieillards réunis sur la place de l’auberge se serraient, et des bouches crispées par l’inquiétude ou le deuil, s’échappaient ces paroles apitoyantes devant la débandade de quelques compagnies de l’armée :

— Les pauvres gueux, ils l’ont attrapé dur de ces damnés Anglais !

Ils plaignaient leurs soldats plutôt qu’eux-mêmes.

D’autres vieillards disaient en essuyant une larme furtive :

— Ça serait ben effrayant, s’il fallait que les Anglais s’emparent de Québec !

Un jouvenceau qui flânait et lorgnait les soldats en dispute devant la porte de l’auberge, ayant entendu cette remarque, dit d’une petite voix suffisante et assurée :

— Oh ! c’est pas à craindre pour ça, parce que Monsieur le Chevalier de Lévis va venir mettre les affaires en ordre !

— Oui, mais, répliqua un pauvre vieux appuyant ses mains sur deux bâtons noueux, c’est pas avec des soldats de même qu’il va pouvoir remettre les choses ben en ordre !

Certes, à ce moment, les soldats qui avaient envahi le village montraient une telle indiscipline qu’ils inspiraient peu de confiance. Plusieurs jetaient leurs fusils ; d’autres les avaient lancés dans les fourrés le long de la route ; éreintés par la charge du fardeau, à bout de forces, s’imaginant que tout était perdu, que ces armes ne leur serviraient plus, ils s’en débarrassaient avec rage. Puis ils couraient vers l’auberge, se bousculaient, juraient, finissaient par entrer dans la grande salle d’où ils ressortaient peu après avec des flacons d’eau-de-vie pour aller dans les buissons voisins s’enivrer à cœur-joie. Et malgré les menaces des officiers plusieurs quittaient tout à fait le village et abandonnaient l’armée : c’était la désertion ! Disons qu’un gros tiers de l’armée était découragé, et l’ont eût dit que la mort du grand chef semait parmi ces soldats l’affolement et les poussait vers quelque grand désespoir. Mais à mesure que d’autres régiments arrivaient de Beauport, les officiers les posaient en cordon autour du village et empêchaient la désertion. Puis survint le chevalier d’Herbin qui, jouissant d’une grande autorité, put remettre l’ordre dans les rangs de ces compagnies insoumises. Il fit défense à l’aubergiste et à ses serviteurs de vendre des eaux-de-vie aux soldats, et aposta devant la véranda de l’auberge une compagnie de marins pour en défendre l’entrée.

Ce geste énergique du chevalier d’Herbin arrêta la débandade, et peu à peu le village reprit son calme ordinaire.

Autour du village et à l’orée des bois des feux s’allumaient, des fumées blanches montaient dans le ciel pur, des flammes crépitaient, et des refrains joyeux retentissaient : là on préparait la bouillotte. Les premiers convois de vivres arrivaient. Mais quelles vivres ! Pas de pain, que des biscuits de farine et d’eau cuits sur la braise des feux de bivouac ; que des pommes de terres bouillies dans la pelure ; que des tranches de lard salé qu’on faisait frire à la flamme claire ; que des poissons séchés et souvent gâtés ! Et encore chaque soldat ne recevait-il que deux biscuits, deux pommes de terre, une petite tranche de lard et un petit poisson ! Pour le boire, une mince rasade de vin, puis de l’eau ! Et les bataillons, harassés par la marche de la nuit, affamés, accouraient pêle-mêle et se jetaient voracement sur la maigre pitance. Et malgré tout, on était joyeux. Les bons mots couraient de groupes en groupes. Si çà et là des murmures de mécontentement s’élevaient, aussitôt de gais refrains éclataient dans les échos du matin, et ceux-là, qui avaient élevé des voix protestataires contre le régime ou contre les chefs, se joignaient aux joyeux lurons et finissaient par oublier leurs misères et leurs souffrances. Dans les conversations jaillies autour des feux, on pouvait entendre :

— Bah ! on va revenir à Québec, hardi !

— On battra les Anglais !

— On les sacrera à l’eau !

— On n’est pas encore battu, que diable !

Des rires fusaient… Mais des pleurs aussi coulaient. À l’écart de ces groupes, sous les ramures qui se fanaient de jour en jour, des soldats serraient avec effusion dans leurs bras des épouses, des enfants, des sœurs, des fiancés. Les cœurs s’épanchaient avec ivresse, les lèvres se rencontraient comme avec une joie sauvage, les regards se cherchaient et les paroles qui s’échangeaient, c’étaient des paroles d’amour, des prières de reconnaissance à Dieu, des encouragements pour les misères futures, des espérances.

Après les premiers régiments de réguliers survenaient les milices, vêtues de leurs capotes grises, déchirées et souillées. Chose curieuse : les miliciens marchaient en bon ordre, et les lambeaux de défaite qu’ils traînaient avec eux apparaissaient comme des reflets de gloire. Malgré la fatigue, ils marchaient encore avec entrain, et l’on eût dit qu’ils apportaient la nouvelle d’une victoire, à voir sur leurs lèvres sèches et fiévreuses s’épanouir les sourires. Et pourtant c’est à contre-cœur que les miliciens avaient quitté la veille le camp de Beauport. Avant de partir ils avaient protesté, ils avaient demandé qu’on attaquât les Anglais avec l’aide de l’armée de Bougainville. Pour les miliciens, cette retraite était dure : c’était leur capitale qu’on abandonnait, c’étaient leurs foyers qu’on livrait à la barbarie de l’étranger, c’étaient leurs familles qu’on délaissait ! Les réguliers, eux, se moquaient de tout cela. « Baste !… comme on entendait dire, il y a assez longtemps qu’on se harpaille pour des bois, des montagnes, de la neige et du froid… Vive la France ! » Ils ne demandaient plus qu’à retourner en France et d’y ramener leurs femmes et leurs enfants ! Et en ce jour terrible, en ce jour, plus que jamais, où il importait de faire masse compacte contre l’envahisseur, trois mille soldats, de bons et vaillants soldats du roi de France, semblaient prêts à se liguer à Bigot et à ses stipendiaires pour consommer le désastre !

Jusqu’à midi les colonnes de l’armée de Beauport défilèrent par la Pointe-aux-Trembles. Après s’être restaurés, les premiers régiments avaient repris la route de la rivière Jacques-Cartier, puis d’autres avaient suivi. Les derniers arrivés faisaient leurs apprêts pour le repas du midi. Comme on s’informait du gouverneur, des officiers assurèrent qu’il suivait à peu de distance la dernière colonne avec l’état-major, les fonctionnaires et les pauvres magasins qui restaient.

Le village n’avait pas désempli de ses paysans ni de ses Indiens ; ceux-ci avaient réussi, en trafiquant des pelleteries, à se procurer des eaux-de-vie, et s’étaient enivrés. Plus tard, par bandes agitées, ils avaient gagné un point éloigné de la grève où ils avaient allumé des feux ; et criant, gesticulant, jurant, chantant, ils dansaient avec furie autour des feux puis s’affaissaient ivre-morts sur le sable du rivage. À chaque instant d’autres bandes venaient se joindre aux premières, et la sarabande recommençait de plus belle.

Vers une heure environ les paysans et villageois postés devant l’auberge virent, non sans une énorme surprise, entrer dans le village un vieux cabriolet tiré par un roussin essoufflé, et conduit par deux grenadiers demi-ivres qui juraient, ou chantaient, ou riaient à gorge fendue.

— Eh ! Regaudin, cria l’un d’eux, voici La Cloche d’Argent, cette excellente auberge de ce non moins excellent Maître Hurtubise que le diable grille à petit feu, s’il n’a à nous servir une douzaine de carafons au moins, ventre-de-diable !

Cette voix de stentor avait dominé tous les bruits et toutes les rumeurs du village et des alentours, et elle avait fort suscité la curiosité.

— Hue hue ! Monaut, hurla Regaudin tirant la rêne de droite dans le but de guider le cheval vers l’entrée de l’auberge.

— Place, bonnes gens ! cria Pertuluis, car il est à craindre que le sieur Monaut ne vous pose la patte sur la gaule… place ! place !

La foule se dispersait rapidement, non par crainte du pauvre Monaut qui n’en pouvait, mais effrayée par la voix retentissante du terrible gaillard, par sa longue et lourde rapière qui frottait son fourreau contre la roue du cabriolet, et surtout par sa face affreusement « massacrée de balafres », comme aurait dit le père Raymond ; sans compter que ce gaillard jurait haut et large des « ventre-de-diable » à mettre en fuite une horde furieuse d’Iroquois.

Comme on le sait, devant la véranda de l’auberge se trouvaient l’une à côté de l’autre la diligence de Montréal et la belle berline du sieur Péan, et entre les deux voitures où avaient cherché refuge quelques paysans, il y avait un passage suffisant pour la largeur d’un cabriolet. Mais il y avait aussi place, juste devant l’entrée de la véranda, pour une autre voiture. Aussi, à voir venir le cabriolet on pensa qu’il allait s’arrêter à cet endroit ; mais par un faux mouvement de Regaudin, par une manœuvre inhabile il tira sur la rêne de gauche, et le brave Monaut enfila entre la diligence et la berline au risque d’écraser les paysans qui s’y trouvaient. Heureusement que Monaut n’allait pas vite, et que les pauvres paysans eurent le temps de se sauver. Oui, mais une des roues du cabriolet accrocha une roue du train d’arrière de la belle berline. Il se produisit un choc, et Monaut arrêta net.

— Hé là ! Regaudin, cria Pertuluis, jettes-tu l’ancre sitôt ? Nous ne sommes pas au port, ventre-de-grenouille !

— Je sais bien, répondit Regaudin sans se troubler, puisque j’aperçois le débarcadère ! Et il montrait l’entrée de la véranda. Attends, ajouta-t-il, un mouvement et nous y sommes !

Il flanqua un rude coup de fouet sur la croupe luisante de Monaut. Le roussin bondit… un craquement se fit entendre…

— Arrêtez ! arrêtez !… clamèrent des paysans en constatant qu’une roue du cabriolet avait accroché une roue de la berline, et craignant que l’une ou l’autre des deux voitures pouvait être sérieusement endommagé.


Sa face tourmentée par la rage et ses yeux avaient de tels éclats que la jeune femme détourna la tête avec effroi.

Mais Regaudin ne prêta nulle attention à cet avis des paysans.

— Dia ! dia ! Monaut, hurla-t-il. Et il fouetta de nouveau…

— Mais non, mais non, reprirent les paysans… Hue ! hue !

Pertuluis éclata d’un rire énorme.

Aux éclats de voix, aux cris de toutes sortes, l’aubergiste et ses serviteurs accoururent.

À cet instant, Monaut, stimulé par le bruit et les coups de fouet de Regaudin, se jeta brusquement dans le collier, et crac… emporta la pièce d’emblée jusqu’à la véranda.

Une clameur d’étonnement et d’horreur à la fois partit de la foule des spectateurs, et tous purent voir la belle berline pencher comme un navire qui sombre, et son arrière-train s’écraser d’un côté sur le sol. Chose inouïe : dans sa lutte contre la magnifique berline, le vieux cabriolet avait eu le dessus et il avait emporté une des roues de l’arrière.

— Par la malemort, jura tout à coup une voix furieuse.

Un garde, la rapière au poing, sortit de l’auberge, fendit le groupe des serviteurs amusés, traversa la véranda et se précipita vers le cabriolet. Il présenta la pointe de sa lame aux deux occupants et cria :

— Marauds de grenadiers de satan ! vous avez brisé la berline de Monsieur Péan !

— Ah ! ah ! monsieur de Fossini ! se mit à rire Pertuluis qui, tirant rapidement sa rapière, sauta en bas du cabriolet. Enchanté ! ajouta-t-il avec un rire moqueur.

Mais les deux rapières s’étaient à peine entrechoquées, que celle de Foissan s’échappait de ses mains au grand amusement de la foule.

Les gardes et soldats de Vergor accoururent de l’intérieur de l’auberge pour prêter main-forte à leur chef.

— Halte ! cria Foissan avec un sourire ironique et, en soulevant son feutre : c’est Monsieur le chevalier de Pertuluis que je n’avais pas reconnu ! Monsieur le chevalier, ajouta-t-il, je vous prie de recevoir mes excuses. Me reconnaissant votre serviteur et indigne de croiser ma lame contre la vôtre, j’ai lâché la poignée.

Il se courbait davantage.

Malgré tout l’ironie de cette simagrée de Foissan, Pertuluis esquissa un large sourire et remit dignement sa rapière au fourreau. Il n’en voulait plus au sieur Foissan de l’avoir traité de « marauds » lui et son compagnon. Car par le seul fait d’avoir été appelé « chevalier » à haute voix devant tout le peuple assemblé et le personnel de l’auberge le flattait si bien qu’il eût pardonné la plus grave injure. Et comme il voyait tous les regards se poser sur sa personne avec admiration, sinon avec crainte, il rehaussa sa haute taille, prit un air d’importance, se tourna vers l’aubergiste et ses serviteurs et, digne, cria :

— Maître Hurtubise, des appartements, s’il vous plaît, pour le Chevalier de Pertuluis et son écuyer le sieur de Regaudin !

L’aubergiste s’inclina.

— Et quant à Maître Monaut, fit Regaudin, vous le logerez dans la meilleure stalle de votre écurie avec double portion… hue donc !

Or, maintenant que la foule des paysans et des villageois se trouvait fixée sur la qualité des nouveaux venus, elle entourait la berline endommagée et passait mille commentaires plus ou moins gais sur l’incident.

— Bon ! v’là le sieur Péan en panne ! dit un petit bourgeois les mains aux poches et qui fumait ostensiblement un calumet indien.

— Bah ! fit un autre avec un hochement de tête, c’est pas un gros dommage pour le Sieur Péan qui a du foin dans ses bottes.

— Et avec tout ça, fit encore un autre, c’est notre forgeron qui y gagnera le plus !

Une grosse commère qui, près de là, tenait deux sales marmots sous ses bras, et qui n’avait guère l’air d’aimer les gens huppés comme les Péan, s’écria :

— Oui, mais c’est sa donzelle au Péan qui est pas pannée, ah ! non ! Pas pannée, elle, la friponne ! On dit qu’elle vous a des fourrures de reine et des robes de princesse, si c’est pas honteux !

— C’est vrai, appuya gravement un paysan : ces gens-là affichent leurs colifichets, tandis que nos pauvres gueux de gars n’ont que des guenilles et leur flingot !

— Et nos filles donc ! émit une pauvre femme en haillons ; qu’ont-elles à se mettre sur l’échine ? Que de l’étoffe rude, et dans les pieds des sabots de bois ! C’est plus qu’honteux… c’est une horreur ! une vraie horreur !

Elle ébaucha un geste de colère.

— Si on voulait dire comme moé, fit un gamin les deux mains dans les poches et humant l’air avec philosophie, on sacrerait la belle boîte à ce Péan dans le ravin voisin !

En de tels jours de misères, de détresse et surtout de défaite, il n’en fallait pas davantage pour créer une émeute. Tout le peuple savait ce qu’étaient les Péan et les Cadet, il savait qu’une bande affreuse de voraces associés s’engraissaient de leurs deniers et de leurs sueurs. Si ce peuple demeurait toujours tranquille et soumis, dans sa poitrine honnête n’en grondait pas moins un feu de colère, et pour faire éclater ce feu en incendie il ne fallait qu’un souffle bien léger.

La suggestion du gamin courut de groupe en groupe, elle fit sensation. On pensa que l’idée était bonne, et que ce serait une sorte de revanche en attendant mieux. On fit masse, on discuta, on s’enflamma, puis bientôt une voix forte clama :

— Au ravin… la boîte vernie de Mesieu Péan !

— Au ravin ! au ravin ! applaudit la foule.

Sans penser plus long quelques rudes gaillards venaient de saisir le timon.

— Hé là ! vous autres, cria une femme, elle ne roulera pas rien que sur ses trois roues !

— C’est vrai, admit un bourgeois ; pourtant en s’y mettant plusieurs à pousser, on finira bien par la faire marcher !

Dix bras et dix épaules firent un effort commun, et la berline avança.

Mais déjà l’aubergiste, les serviteurs de La Cloche d’Argent et une dizaine de gardes et de soldats s’interposaient. Les gardes menacèrent les paysans et les villageois de leurs lames.

À cette vue, Pertuluis et Regaudin, qui venaient de pénétrer dans la salle de l’auberge, se précipitèrent dehors et attaquèrent vivement les gardes.

— Arrière, chats-huants ! cette berline a été volée au peuple, ventre-de-cochon !

Et Pertuluis piqua un soldat au ventre.

— Biche-de-bois ! rugit Regaudin, il faut rendre à César… Tiens, toi, manant, attrape !

Il entailla l’épaule d’un garde, tandis que Pertuluis, du plat de sa rapière, frappait gardes et soldats qui reculaient en vociférant. Foissan voulut intervenir…

Mais à la même minute une épouvantable clameur attira l’attention de tout ce monde, et cette clameur, faite de cris féroces, venait du côté de la route de Saint-Augustin. Des coups de fusil accentuaient la clameur.

— Les Anglais !… cria une voix de femme apeurée.

Il y eut un commencement de débandade dans le peuple, et la voiture avariée de Péan fut abandonnée.

— Ventre-de-diable ! hurla Pertuluis. À l’ordre gardes, soldats, miliciens, grenadiers du roi… sus aux Anglais !

La clameur grandissait et approchait, mais on ne découvrait rien sur la route qui se perdait non loin de là derrière un rideau d’arbres.

Des soldats et gardes se rallièrent à l’ordre de Pertuluis qui, s’élançant vers la route, cria en tirant sa rapière :

— Taille en pièces !

— Pourfends et tue ! fit Regaudin.

Mais les deux grenadiers s’arrêtèrent net, lorsqu’au détour de la route apparut une bande de sauvages qui hurlaient, gesticulaient et brandissaient leurs fusils.

De la lisière du bois, derrière le village, une compagnie de miliciens accourait, mais Pertuluis, par un rapide calcul, estima que ces miliciens n’arriveraient pas à temps pour opposer la résistance au choc des sauvages.

N’importe ! lui et son compère et quelques soldats résolus décidèrent d’un commun accord de barrer la route aux Indiens. La rapière bien assujettie dans la main droite, un poignard dans la main gauche, ils attendirent fermement. Cette attente ne fut pas longue, les Indiens étaient presque sur eux déjà, et sans être le moindrement intimidés par l’attitude de ces quelques braves, ils se jetèrent sur eux et passèrent par-dessus comme un coup de vent.

— Morts aux peaux rouges ! clama Pertuluis en se relevant avec rage.

— Mort ! mort ! glapit Regaudin tout étourdi par la chute qu’il venait de faire.

Mais les sauvages, comme un cyclone, avaient déjà franchi le village, et ils dévalaient plus loin vers la grève en poussant toujours leurs cris féroces.

Ils étaient environ deux cents, et à la vue de cette bande qui ressemblaient à un troupeau de bêtes fauves, l’aubergiste avait à la hâte fait rentrer tout le monde dans l’auberge dont les portes furent aussitôt fortement barricadées. Le sauve-qui-peut sur la place de l’auberge avait été d’autant plus surprenant que les sauvages n’en voulaient nullement aux paysans ou aux villageois, ils avaient un autre objectif. D’un coteau lointain, en effet, ils avaient aperçu la bande d’indiens qui, sur la grève, dansaient autour de feux sans cesse alimentés, et ils avaient de suite deviné que ces congénères possédaient de l’eau-de-vie. Ces sauvages précédaient une compagnie de miliciens et de marins commandés par des officiers de Boishébert, et, comme les autres compagnies, ils avaient reçu ordre de faire arrêt aux abords du village de la Pointe-aux-Trembles. Mais en découvrant sur la grève de leurs congénères en train de faire la fête, ils n’avaient pu contenir leur envie de boire ; et désertant leurs officiers, ils s’étaient élancés à toute course sur la route.

Voyant que l’ouragan était passé, l’aubergiste fit rouvrir ses portes, et paysans et villageois, qui avaient cherché un refuge temporaire dans l’hôtellerie, retournèrent sur la place.

Dans le bruit des conversations et parmi toutes les rumeurs qui s’élevaient dans l’espace, on pouvait entendre distinctement des « ventre-de-diable » et des « biche-de-bois » courroucés. Confus et penauds, pestant, jurant et secouant la poussière de leurs uniformes en lambeaux, les deux grenadiers revenaient vers l’auberge pour s’y faire servir un carafon ou deux.

L’instant d’après, une nouvelle compagnie de miliciens arrivait au village.

De nouveau, vieillards, femmes et jeunes filles se précipitèrent à la rencontre de ces nouveaux venus pour s’enquérir de parents chers ou d’amis.

Les nouvelles étaient plus douloureuses que les premières : plusieurs des êtres aimés si anxieusement attendus étaient restés sur le champ de bataille, morts, blessés, ou prisonniers des Anglais. Des veuves éperdues saisissaient leurs enfants et les inondaient de leurs larmes. Des jeunes filles poussaient des cris stridents. Des vieillards tombaient à genoux, tordaient leurs mains débiles et se lamentaient en levant vers le ciel serein des figures désespérées. Pauvres vieux !… ils se voyaient dorénavant abandonnés, seuls, sur un sol âpre et dur. Comment feraient-ils, dans leur faiblesse, pour faire produire à ce sol la subsistance dont ils auraient encore besoin, et pour bien des années peut-être ! Beaucoup appelaient la mort ! D’autres, plus stoïques ou plus courageux, baissaient le front, secouaient leurs blanches crinières et prenaient le chemin de leur foyer. Là, à ce foyer qu’un affreux deuil allait assombrir, une pauvre vieille mère, peut-être, attendait dans des transes impossibles à décrire les effroyables nouvelles. D’autres, encore, lançaient des imprécations en tendant un poing faible dans la direction de Québec où étaient les Anglais. Et, à un moment, il y eut tant de douleurs navrantes parmi cette foule, que ceux qui n’étaient pas atteints par le malheur, furent saisis d’émotion, et le silence se fit partout. Les jurons, les appels, les cris de guerre se turent. Les soldats, gardes, miliciens entraient ou sortaient de l’auberge ; plusieurs gagnaient des endroits écartés et déserts à la lisière des bois en attendant l’heure de se remettre en route pour la rivière Jacques-Cartier.

Sur la place de l’auberge ce n’étaient plus que gémissements, lamentations, larmes abondamment versées, prières jetées vers le Ciel pour implorer secours et force.

Un grand vieillard, excessivement maigre, voûté, tête nue, à longs cheveux blancs qui traînaient sur ses épaules, apparut au détour d’un sentier et se dirigea vers la place de l’auberge. C’était le pasteur. Et malgré son sourire, on pouvait deviner sur ses traits ridés l’immense douleur qu’il ressentait à la vue de ses ouailles malheureuses. La foule courut à lui en tendant ses bras… c’étaient des enfants accourant à leur père !

Il leur sourit doucement et les bénit.

Puis, incapable devant tant de douleurs et de larmes de contenir ses pleurs, mais souriant quand même, il se mêla à la foule, allant de groupe en groupe, consolant et réconfortant les affligés.

C’était l’homme de paix après l’homme de guerre !