Le faiseur d’hommes et sa formule/II

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Librairie Félix Juven (p. 24-54).

II

Quand je rouvris les yeux une aube livide gouachait les contours de notre abri, et tout de suite j’eus conscience que mon réveil ne s’était pas produit naturellement. Mon premier geste fut pour mes armes qui devaient être à la portée de ma main. Elles étaient toujours là. Dans le même temps que je faisais cette constatation rassurante un bruit de pas en fuite, légers, furtifs, se produisit derrière mon dos. Je tournai la tête et distinguai très nettement une silhouette humaine se faufilant entre les feux maintenant éteints du campement. Ce devait être un Malais à en juger par son accoutrement, une veste indienne et une jupe courte retenue à la taille par une ceinture.

Tandis qu’une hésitation bien légitime me clouait bras et jambes, l’individu se retourna, et ma perplexité se changea en stupeur. Les yeux soupçonneux et inquiets qui m’épièrent l’espace d’un éclair luisaient dans un visage blanc, parfaitement glabre, que son type général, plutôt que son galbe d’ailleurs régulier, reculait, à première vue, hors du temps, hors des races connues, soustrayait à toute définition comme à toute classification ethnologique. J’entends qu’il ne m’eût pas été possible de dire si l’étrange créature était jeune ou vieille, homme ou femme, aryenne ou sémite, toutes particularités qui se discernent au premier coup d’œil sur un visage ordinaire. Au reste, nos regards s’étaient à peine croisés qu’il s’élança d’un bond par-dessus les branchages calcinés et s’évanouit dans la jungle.

Vous pensez bien que je ne m’attardai pas à l’énigme plus particulièrement anthropologique impliquée dans cette apparition. Auparavant il importait de savoir si le visiteur nocturne était simplement un voleur ou un curieux isolé, ou le délégué d’un groupe hostile avec qui nous pouvions avoir, à brève échéance, maille à partir.

Un rapide inventaire de nos bagages me convainquit que rien n’avait disparu.

Rien, sauf le livre que je crus égaré d’abord mais qui demeura définitivement introuvable. Je finis par me rappeler d’ailleurs que le mystérieux personnage tenait à la main un objet parfaitement assimilable à un volume, et une douce hilarité m’envahit à la pensée que ce quidam plus ou moins sauvage croyait écrémer les fatalités inouïes qui nous jetaient dans cette île tropicale en nous chipant un livre terriblement soporifique et dont un bouquiniste parisien n’eût pas donné cinquante centimes. La suite va vous prouver une fois de plus combien inconsidérés nous sommes dans les jugements que nous portons sur les gestes dont le sens nous échappe, comme si la vie n’offrait pas des hasards et des diversités tels qu’un livre, si dénué de valeur fût-il pour le reste de l’humanité, puisse devenir entre les mains de l’être prédestiné un inestimable trésor.

— Pourquoi riez-vous ? questionna ma femme que mes allées et venues avaient fini par réveiller.

— Parce que je suis gai. Et je suis gai parce que j’ai le ferme espoir que bientôt nous allons être tirés d’embarras. Tandis que vous dormiez j’ai fait une ronde par là et j’ai découvert une piste, des empreintes de pas toutes fraîches… des empreintes européennes…

— Je ne vous connaissais pas ce talent…

Moi non plus. Vous sentez que c’était une supercherie, une histoire improvisée pour lui donner le change et me permettre de partir tout seul à la recherche de l’être mystérieux. Car un homme qui se contente de voler un livre quand il eût pu faire main basse sur un butin infiniment plus précieux pour lui — mes armes notamment — ne pouvait être un adversaire dangereux.

Donc il importait de s’en faire, le plus tôt possible, un ami ou tout au moins un auxiliaire, et j’étais fermement décidé à m’élancer à sa poursuite sans perdre une minute. Mais il ne fallait pas songer à emmener ma femme. En admettant même qu’elle eût pu me suivre dans la jungle, je n’osais l’associer à une expédition aussi hasardeuse. Mieux valait lui confier la garde du campement ; il convenait donc de ne pas l’alarmer avec cette histoire quasi-fantastique, et de là le petit mensonge qui me posait en émérite dénicheur de pistes.

— Si vous n’avez pas peur de garder la maison, lui dis-je en souriant, je pars tout de suite, et je suis persuadé qu’avant une heure nous serons fixés sur la qualité et les dispositions des insulaires.

— Je n’aurai pas peur… si vous me promettez de ne pas trop vous éloigner.

— Entendu… D’ailleurs je vous laisse les deux revolvers, et comme je ne m’éloignerai guère au delà de la portée d’une détonation, vous n’aurez qu’à tirer en cas d’alarme. Mais je suis absolument certain maintenant que les habitants de l’île sont des êtres civilisés et par conséquent inoffensifs.

Elle accepta, sans discuter, cette assertion quelque peu risquée, et nous nous embrassâmes… au front. Puis, ma hache à la main, la carabine suspendue à l’épaule, je partis d’un pied léger.

À ma grande surprise j’en eus pour quelques minutes à peine à franchir le rideau de jungle qui, la veille, m’avait paru tapisser toute l’anfractuosité profonde du promontoire. Les hautes herbes et les roseaux cessaient brusquement pour faire place à des fougères arborescentes où je perdis naturellement la piste jusque-là très visible de mon voleur de livre, piste qu’un enfant eût suivie aussi facilement que moi, l’homme n’ayant pris aucune précaution pour la dissimuler, soit qu’il dédaignât ma poursuite, soit qu’il la jugeât impraticable.

Les fougères elles mêmes ne poussaient que sur un espace très limité de la gorge qu’elles transformaient en un tunnel sombre dont le sol s’élevait insensiblement et que je mis pourtant un quart d’heure à franchir à cause des amoncellements de roches sableuses ou granitiques où je trébuchais très douloureusement parfois. Mes yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité, et je commençais à y voir clair en dépit d’une voûte nouvelle, de lianes cette fois, interceptant la grande lumière qui dorait les parties supérieures de la fissure.

Ici le chemin cessait d’être fatigant, une fraîcheur délicieuse régnait à l’ombre de ces berceaux fleuris et peuplés d’oiseaux. Aussi, bien que j’eusse totalement perdu la trace de l’inconnu, et que les parois de la gorge se resserrassent d’une façon inquiétante, je résolus de poursuivre ma route, persuadé qu’elle devait mener quelque part.

Depuis quelques instants en effet j’étais comme obsédé par la quasi-certitude que des passages humains assez fréquents devaient animer ce couloir naturel. Que dis-je, j’avais, par instants, la sensation à fleur de peau de la proximité de plusieurs êtres dont les sens apparemment étaient plus subtils que les miens puisqu’il m’était impossible de saisir le bruit de leurs pas, alors qu’eux percevaient mon approche et se retiraient à mesure que j’avançais. Des compagnons de l’inconnu sans doute et qui préféraient battre en retraite plutôt que d’affronter ma présence. Mais pourquoi avaient-ils peur de moi ? Pourquoi d’autre part semblaient-ils nicher, tels des hiboux, dans les plus noires excavations de ce promontoire ? Peut-être parce que les terres basses, éventrées par d’anciennes convulsions telluriennes, ne présentaient plus qu’une succession de ravins envahis par la mer. Cette hypothèse expliquait que la veille, au cours de mon inspection à vol d’oiseau, je n’eusse pu saisir nulle trace d’activité humaine. Mais alors pourquoi se sauvait-on à mon approche ? Comment expliquer le vol du livre et la fuite éperdue de l’homme étrange qui avait commis ce piètre larcin ?

Ces questions se pressaient l’une après l’autre dans mon cerveau vigilant, s’imposaient à mes nerfs même, surexcités par une sensation de mystère grandissant, presque palpable. Un peu haletant, je m’assis sur un bloc de quartz, et j’en profitai pour m’éponger copieusement, car une température d’étuve régnait de nouveau dans cette partie du couloir, et la flanelle de ma blouse-chemise était traversée. En même temps je prêtais l’oreille, et j’entendis très distinctement, à une certaine distance, le bouillonnement d’une cascade, et, plus près, un crépitement discontinu comme celui d’une intermittente pluie de sable. Ce crépitement venait-il d’une troupe en retraite ou d’une bande de singes grimpant le long des parois du ravin, sablonneuses par places ? Je me levai et m’élançai en avant, courant presque cette fois, pressé d’en avoir le cœur net.

Une déception m’attendait ; la route était barrée ; car au bout d’une centaine de pas à peine le ravin s’élargissait brusquement et débouchait, à angle droit, sur un véritable défilé de roches basaltiques, sinistres, entre les parois duquel mugissait une rivière impétueuse, parsemée de rapides, et dont le cours était presque perpendiculaire au chemin que j’avais suivi jusqu’alors.

Cependant en examinant la rivière d’un peu plus près, je la trouvai plus bruyante que dangereuse ; je constatai même avec joie que ma route se continuait sur la berge opposée ; en tout cas, existait-il, juste en face de l’endroit où j’étais arrêté, une crevasse à peu près semblable à celle d’où je sortais. Et comme le lit de la rivière était à cet endroit encombré de blocs noirâtres ou micacés, et dont quelques-uns émergeaient hors des rapides, j’en conclus que c’était là un passage à gué servant à tous ceux qui suivaient ce chemin. Donc j’étais bien sur une vraie route, qui menait quelque part et où forcément je finirais par rencontrer quelqu’un : il n’y avait qu’à continuer.

La traversée de la rivière fut relativement facile, car je suis resté bon sauteur, et les pierres du gué n’étaient guère plus distantes entre elles que de l’étendue d’un saut normal. Arrivé sur l’autre berge, assez escarpée, j’en escaladai le sommet en deux bonds. Et déjà je me dirigeais vers la fissure béante par où se continuait — dans mon imagination tout au moins — la route nationale de cet étrange pays, quand surgit, à l’un des angles de la fissure, une apparition dont la seule vue me glaça d’horreur.

Imaginez une pieuvre à face humaine et qui se tiendrait debout sur quelques uns de ses tentacules tandis que les autres flotteraient inertes autour d’elle. La comparaison n’est pourtant pas tout à fait exacte, parce que les tentacules supérieurs simulaient plutôt une chevelure ou des racines que des appendices de préhension. Le corps tout entier, mou, et segmenté en certains endroits, d’apparence gélatineuse en d’autres et comme diffluent, sans contours précis, laissait transparaître la lumière du jour. Plus dense que tout le reste, la tête n’en était pas moins translucide, dans certaines positions tout au moins ; elle constituait une sorte de bourgeon ovoïde au sommet du corps, mais le visage, d’aspect glauque, avec çà et là, des luisances opalines de nacre ou de pierre lunaire, présentait des traits réguliers, étonnamment humains, à l’expression abjecte, bestiale, une bouche linéaire, un nez de poisson, deux yeux énormes, fluorescents, fendus en amande pourtant et qui papillotaient avec une sorte de tendresse, le tout comme voilé d’un mystérieux halo, d’une de ces taches floues qu’on observe aux clichés photographiques ratés, et donnant l’impression d’une image perçue à travers des couches liquides. La substance tégumentaire du monstre, tentacules compris, était revêtue de soies assez longues, rigides et qui tremblaient d’un mouvement spasmodique, continu.

Il va sans dire que la plupart de ces détails ne me frappèrent que plus tard, quand j’eus l’occasion d’examiner de près d’autres échantillons de l’espèce. Pour l’instant mon horreur était si profonde qu’elle abolissait tout esprit d’examen, et j’aurais certes fui à toutes jambes si la plus élémentaire prudence ne m’eût conseillé de faire bonne contenance. Le monstre, au reste, ne m’avait pas aperçu encore. Quand son regard tomba sur moi, l’impression produite fut telle que ma peur tomba instantanément. Son premier mouvement fut de bondir en arrière, puis de se jeter à plat ventre sur le sol et de s’y coller comme s’il avait voulu rentrer sous terre ; en même temps je remarquai une altération dans la nuance de son corps qui tout à coup prenait les teintes de la terrasse rocheuse où il s’incrustait, et je me rappelai alors qu’une foule d’animaux inférieurs jouissent de cette faculté mimétiste leur permettant de prendre la couleur du milieu ambiant pour mieux échapper à leurs ennemis. Donc le monstre avait peur de moi, et l’offensive était tout indiquée. Mais au premier pas que je fis en avant il se dressa d’un seul bond, se roula littéralement en boule et s’éloigna en pirouettant sur lui-même, ses tentacules et ses fanons vibratiles accélérant le mouvement de rotation qui le projetait le long de la rivière au premier tournant de laquelle il disparut à une vitesse prodigieuse.

Je m’assis un instant, à demi suffoqué par l’émotion, comprimant à deux mains mon cœur qui battait à se rompre. Je n’ai jamais eu le moindre penchant aux superstitions ni aux spéculations surnaturelles, et pour tant que je me connaisse, je suis totalement réfractaire aux hallucinations. Je ne pouvais donc un seul instant croire à une apparition fantastique, moins encore à une vision enfantée par mes nerfs ou mon cerveau.

Force m’était alors d’admettre la réalité d’un être représentant dans l’ordre biologique, comme un pont jeté entre l’homme et les mollusques les plus infimes, d’un être qui, au mépris des lois d’évolution, aurait acquis quelques traits humains tout en conservant les formes d’ensemble d’un céphalopode. En dernière analyse, j’en étais réduit à conclure que les îles de la Sonde, à qui nous devions déjà le pithécanthropus érectus[1], ce chaînon fossile entre l’homme et le singe, renfermait aussi des monstres inconnus, bien vivants ceux-là, exceptions tératologiques de l’échelle animale, ayant échappé aux investigations des naturalistes comme le pithécanthropus érectus lui-même avait jusqu’en ces dernières années défié les fouilles paléontologiques.

Tout cela eût été bel et bien si j’eusse été le savant en mission pour qui les découvertes les plus extraordinaires sont autant d’aubaines susceptibles de lui livrer la clef d’une énigme biologique de plus. Mais je n’étais, moi, qu’un homme accomplissant, bien malgré lui, le plus singulier des voyages de noces. Et j’étais pressé — oh ! combien ! — d’en voir la fin, plutôt que désireux d’extirper un quelconque de ses secrets à cette île inhospitalière ne produisant que des monstres ou des échantillons d’humanité douteux et suspects, qui rôdaient en quête de livres à dévorer, comme dans l’Apocalypse.

Ces réflexions peu gaies ayant stimulé mon énergie, je décidai de continuer mon exploration, et, sans plus tarder, je pénétrai dans la fissure à l’entrée de laquelle le monstre m’était apparu. Mais force fut de m’arrêter au bout d’une cinquantaine de pas. D’énormes blocs de granit noirâtres, moussus ou glacés sur tranches comme ceux des rapides, étaient amoncelés jusqu’à une hauteur de vingt pieds au moins, la hauteur même des parois de la fissure, et il n’y avait pas le moindre doute qu’ils n’eussent été arrachés au lit même du torrent et entassés là tout exprès pour obstruer le passage. De fait ils le rendaient totalement impraticable, et je réfléchissais au parti à prendre quand un bruit de pas légers venant de l’entrée de la fissure me fit me retourner brusquement. Un autre monstre, à peu près semblable à celui que j’avais mis en fuite, s’avançait en se dandinant sur deux de ses tentacules qu’il posait l’un devant l’autre comme des jambes humaines.

Il ne m’avait pas aperçu à cause de l’obscurité qui régnait dans cette partie du couloir, mais comme je redoutais son contact visqueux je fis quelques pas pour émerger de la zone sombre. Instantanément l’être gélatineux se mit sur la défensive, ses tentacules se rétractèrent, il s’incurva en arc de cercle comme avait fait l’autre, et se mit à tournoyer telle une roue tandis que ses soies, vu la vitesse obtenue, le nimbaient d’un collier pâle et produisaient un ronflement strident. Je fis un mouvement, et la boule ronflante qui n’avait pas progressé jusqu’alors fila contre la paroi d’en face, presque verticale, la remonta d’un seul trait pour disparaître au sommet.

Donc ces êtres hallucinants trouvaient dans la giration combinée avec la puissance tactile de leurs soies, fanons ou cils vibratiles, une force et une vitesse de projection comme aucun animal n’en possédait, et qui les affranchissaient presque totalement des lois de la pesanteur ! Et je songeai à part moi qu’il était heureux que leur naturel inoffensif et timoré — en apparence du moins — surpassât leur agilité, ou sinon j’eusse fait triste mine devant de tels adversaires, surtout si l’idée leur était venue de m’attaquer en nombre.

Toutes ces réflexions ne pouvaient qu’augmenter le désarroi et le trouble profond de mon esprit. J’ai, vous le savez, beaucoup voyagé et beaucoup vu, et mon imagination, d’une plasticité extrême, s’adapte assez facilement aux circonstances les plus inattendues, les plus extraordinaires, mais je ne pouvais lutter cette fois contre le sentiment de minute en minute plus accablant de ma faiblesse en présence de l’inconnu fantastique où je pataugeais depuis le début d’une expédition ayant pour but la recherche des moyens de nous tirer, ma femme et moi, d’une situation déjà suffisamment critique par elle-même.

Ma femme ! il y avait près d’une heure que je l’avais quittée, et peu s’en fallait que je ne l’eusse totalement oubliée, tant il est vrai que les émotions violentes exercent dans l’intellect, des ravages susceptibles d’oblitérer la plus solide présence d’esprit. Son image à présent réenvahissait ma mémoire avec cette force et cette douceur inhérentes aux retours de conscience qui suivent certaines inhibitions cauchemaresques. Je revécus le charme de son premier baiser tendre, celui qu’elle m’avait donné au front tantôt, au moment où je la quittais, et je sentis que mon devoir, devant les périls inconnus qui nous guettaient, était de retourner immédiatement auprès d’elle et de ne plus la quitter.

Sans perdre une minute cette fois, je rebroussai chemin. Je m’apprêtais à retraverser les rapides, quand, à ma grande consternation, je m’aperçus que le gué n’existait plus. Les roches demi-immergées seulement à l’aide desquelles j’avais franchi la rivière en quelques bonds, semblaient avoir été arrachées et culbutées le long du lit, vers des fonds vaseux qui les avaient englouties. Mais c’était là une besogne de Titan, et les êtres débiles somme toute que j’avais vus n’eussent pu, en dépit de leurs multiples organes de préhension, l’accomplir en si peu de temps.

Les inductions de plus en plus décourageantes que je tirai de ce nouveau mystère s’augmentèrent bientôt de l’angoisse que me causa un sondage sommaire des eaux ; leur profondeur était telle à l’endroit où je me trouvais qu’il ne fallait pas songer à traverser autrement qu’à la nage, au risque d’être entraîné par le courant. En amont comme en aval du reste, c’était le seul endroit où il y eût un semblant de berge ; partout ailleurs la rivière coulait entre deux parois de roc verticales dessinant un couloir semblable à celui d’où je sortais.

Complètement démoralisé cette fois je n’en sentis pas moins la nécessité impérieuse, fut-ce au péril de mes jours, de regagner l’autre bord, et je me mettais en devoir de retirer ma veste de flanelle quand fixant les yeux sur le coude formé par les rapides à une cinquantaine de mètres en aval je vis surgir la proue élancée d’une embarcation dont la coque était encore masquée par le tournant. Elle remontait le courant péniblement à en juger par la lenteur avec laquelle progressait la partie visible de la proue. J’eus le temps de faire quelques pas en arrière et de me tapir à l’angle du couloir-impasse afin de pouvoir observer les arrivants à loisir avant de me faire voir d’eux. Deux mortelles minutes s’écoulèrent puis enfin la barque tout entière apparut dans mon champ visuel. Elle était montée par six individus dont la vue me causa tout d’abord une prodigieuse surprise. Leur trait dominant en effet, consistait en l’uniformité et la ressemblance presque parfaite de leurs six visages tous également glabres et qui rappelaient, autant que je me souvinsse, la propre effigie de mon voleur de nuit. Ils étaient du reste revêtus du même costume que lui et coiffés d’un casque blanc en tout semblable à celui que je portais moi-même. Leur visage un peu basané avait bien cet aspect déconcertant que marque ethnique ; vus de près, leurs traits n’exprimaient que la naïveté ou l’indifférence ; bien que leur regard me parût mélancolique, avec cette pointe d’amertume étonnée, figée aux prunelles des êtres dépaysés. Encore n’avaient-ils point d’âge déterminé et ne pouvais-je rien conjecturer de leur sexe, vu leur chignon et leur jupe courte, attribut des deux sexes en Malaisie. Et volontiers les eussé-je pris pour des Malais — ou des Malaises — n’eût été ma connaissance approfondie des principaux types asiatiques. Le Malais est de petite stature, bien musclé, mais grossièrement charpenté. Son ossature est celle du sauvage primitif, du Polynésien. La face est large comme aplatie, le nez camus. Le Malais a, de plus, les pommettes et les yeux des grands félins, des yeux obliques, sombres, de bête astucieuse et sournoise. Une âme de pirate, incomplètement affranchie de l’ancestralité cannibale, flotte dans son regard torve, et la saillie des pommettes accuse des maxillaires faits pour broyer les os. Les hommes que j’avais sous les yeux étaient d’une stature plutôt élancée, et leur aspect général, abstraction faite du chignon foncé et de la jupe, les apparentait confusément à une foule de types civilisés actuels. Et ici, permettez-moi d’ouvrir une parenthèse. Je pose en fait qu’il n’existe plus guère de races homogènes parmi les peuples civilisés. Les races européennes elles-mêmes reproduisent tous les types ethnographiques du monde entier, depuis le type occidental le plus avéré jusqu’à celui du sauvage océanien le plus bestial. Les figures de nègres blancs par exemple abondent en Europe, et tous les jours nous coudoyons des Parisiennes qui par les lignes félines du visage ou leurs yeux de bêtes ombrageuses, mériteraient d’être nées en Malaisie ou en Polynésie. Que conclure de ce fait, sinon que l’homme descend bien d’une souche unique dont les rameaux différenciés à l’infini, persistent à reproduire plus ou moins accidentellement, selon une loi quelconque d’embryogénie ou d’atavisme, le type originel, c’est-à-dire celui du singe anthropomorphe. Cela soit dit pour vous faire comprendre qu’en dépit du visage basané des inconnus, de leur chevelure et de leur costume un peu déroutants, en dépit même de leur armement primitif — une hache et un sabre d’abattis — je n’aie pas été tenté un seul instant de les prendre pour des Malais. De sorte qu’au moment où celui qui paraissait leur chef commanda stop ! — interjection plus anglaise que française mais qui chatouilla délicieusement mes fibres natales — j’étais fermement résolu à entrer en pourparlers avec eux.

Ils accostaient la berge quand je quittai ma cachette. Par prudence j’avançai de quelques pas seulement, la main droite rivée à la crosse de ma carabine. L’effet de mon apparition fut aussi ahurissant qu’inattendu. D’un seul mouvement les six personnages debout et près de débarquer se cassèrent en deux, penchant leurs chignons sur le bordage de la barque ; puis ils relevèrent le buste progressivement tout en demeurant le front incliné dans une attitude de respect dévotieux.

Quelque peu éberlué et penaud comme tout homme qui se voit soudain revêtu d’un prestige dont il ne démêle pas la raison, je m’efforçai d’affermir ma voix afin de rompre la glace sans rien compromettre :

— Parlez-vous le français ? mes amis.

— Nous ne connaissons pas d’autre langue, répondit le chef dans le français le plus pur.

Dès lors j’étais complètement rassuré. Tandis que je cherchais une formule adéquate à la situation, c’est-à-dire des termes susceptibles de les initier à ma situation critique sans porter atteinte au piédestal où me juchait leur craintif respect, le chef ajouta :

— Si Monseigneur a besoin de nous, qu’il commande.

Et une voix dans le groupe enchérit :

— Nous sommes les humbles serviteurs des divins.

Après tout ce que j’avais vu depuis une heure, ma provision d’étonnement était à peu près épuisée ; aussi n’en manifestai-je pas le moindre ; ma déification toutefois m’amusait férocement, et j’eus quelque peine à faire avorter en grimace le sourire ambigu qui pointait à mes lèvres. Quand la crise fut passée, je m’approchai du chef et le mis en peu de mots au courant de ce qu’il avait besoin de savoir. Tandis que durait notre colloque je ne perdais pas les autres de vue, et, pour la première fois de ma vie certes je goûtai la jouissance d’être contemplé littéralement par plusieurs paires d’yeux extasiés. Mon visage était déshonoré par une barbe indécemment touffue et broussailleuse puisque forcément inculte, une vraie barbe de dieu assyrien, et qui m’eût dégouté de moi-même si un quelconque miroir eût pu me renvoyer mon image. Elle était pourtant, cette barbe, le point de mire des susdites paires d’yeux, l’objet rituel de leur admiration déférente et humiliée. Et sans doute ce dernier adjectif renfermait-il la clef du respect que j’inspirais à ces êtres abominablement, invraisemblablement glabres, — glabres au point qu’on eût pu compter à l’œil nu les grains d’ailleurs grossiers de leur peau tannée et cuite au soleil. Vous verrez plus tard que je ne me trompais qu’à moitié.

D’emblée, le chef m’offrait la plus large hospitalité au pays Pur (son pays) situé à deux kilomètres environ en amont de la rivière. Bien entendu je ne me fis pas prier pour accepter.

En peu de mots il fut convenu qu’il m’attendrait avec les siens sur la petite berge tandis que j’irais chercher ma femme au campement. Je dois noter au passage cette particularité éminemment curieuse, que le mot femme semblait lui écorcher les lèvres ; lui-même ne s’en servit qu’après me l’avoir entendu prononcer plusieurs fois et avec l’hésitation d’un écolier qui articule un mot dont il ignore le sens et la portée. Par amour-propre je refusai l’escorte qu’il voulut m’adjoindre.

Nos bagages au reste seraient convoyés par le personnel d’une autre barque plus grande, qui venait de procéder, conjointement avec eux, à une ronde de police sur la basse rivière et qui devait les rejoindre d’un moment à l’autre. Leur mission consistait à débloquer le cours des rapides sur une certaine étendue et donner la chasse aux Immondes réfractaires, qui s’obstinaient à y pratiquer des gués et à circuler en pays pur. Le mot « immondes » m’ayant frappé, je demandai des explications mais n’en obtins que de fort obscures ou évasives. Tout ce que je pus comprendre, c’est que ces Immondes, dont je venais de rencontrer quelques spécimens étaient des êtres primitifs, impurs (?) dont eux, les Purs, ignoraient ou feignaient d’ignorer l’origine.

Ils les avaient réduits en esclavage, astreints à une résidence nettement délimitée, et ne communiquaient avec eux que par certaines voies spécialement agencées pour le trafic, les livraisons d’outils, de machines, de marchandises manufacturées. L’accès du territoire « pur » leur était, du reste, formellement interdit, ainsi que la navigation sur le fleuve pour laquelle ils manifestaient, de même que pour la mer, un penchant désordonné (sic). Mais en dépit de toutes les précautions prises, rigoureuse répression, rondes fluviales de jour et de nuit, essentielles issues du Val immonde bouchées au moyen d’éboulis artificiels, toujours des insoumis rompaient le ban, franchissaient tous les obstacles grâce à leur extraordinaire virtuosité sportive, bravaient toutes les consignes, infestant et dégradant les districts purs les plus reculés, ceux du littoral surtout, jusqu’à ce que le fer eût eu raison d’eux.

— Car, retenez bien ceci, me dit en terminant le chef, les armes à feu ne peuvent rien contre les Immondes, une balle les traverse sans leur faire aucun mal ; il faut leur trancher la tête quand ils en ont une (sic), c’est le seul moyen de les anéantir. Si jamais vous aviez maille à partir avec l’un d’eux (mais il n’y a pas d’exemple qu’ils aient attaqué un divin) un simple coup de hache ou de sabre, et vous en serez débarrassé.

Et le chef disait cela froidement, de ce ton uniformément onctueux et puéril qui semblait son timbre de voix naturel, un timbre d’ailleurs admirablement approprié à l’expression de son visage. Un enfant chez nous n’eût pas plus innocemment parlé d’écraser une limace, de vivisecter une mouche ou de pourfendre un escargot.

J’étais quelque peu abasourdi, mais, je le répète encore un coup, je suis très assimilateur quand il le faut, parce que très nerveux, avec un estomac cérébral plus apte à goûter les louches sauces de l’extraordinaire, même pimenté d’irréel, qu’à digérer de substantiels plats du jour.

Lesté de ces bons avis je me mis en route vers le campement. Je marchais allègrement cette fois, me sentant malgré tout cent fois plus léger qu’au début de mon expédition. Je rapportais une bonne nouvelle à ma femme. Que dis-je, je lui apportais le salut. Grâce à la rencontre de ces braves gens nous allions nous trouver à l’abri de tout besoin, de tout danger, et pouvoir attendre en toute quiétude une occasion de rapatriement.

Chemin faisant je m’appliquais à ressasser les mots « immondes », « purs », « divins » comme pour repérer une situation un peu confuse malgré tout et dont le substratum m’échappait encore totalement. Glissant même un peu plus qu’il n’eût convenu sur la pente des hypothèses humoristiques, j’en vins à me demander si les purs n’étaient pas simplement une colonie d’aliénés évadés. Mais non, ce n’était pas possible. Leur type unique au monde, leurs figures et leurs silhouettes identiques qui faisaient d’eux des êtres en quelque sorte interchangeables et sans individualité, excluaient toute explication banale, les environnaient d’un mystère aussi opaque que celui où évoluaient les Immondes eux-mêmes.

C’est ce double mystère énervant que je tailladais à coup de facéties mentales tout en dégringolant à travers les entablements basaltiques du tunnel aux fougères quand j’entendis derrière moi un ronflement à peu près comparable à celui d’une auto électrique. Je savais cette fois de quoi ou plutôt de qui il retournait, et comme il faisait très sombre, je jugeai prudent de me ranger pour ne pas me faire bousculer ou renverser par le monstre. Bien m’en prit, car il passa comme une trombe, me frôlant presque, et laissant derrière lui un sillage malodorant, comme une traînée de musc, de varech et de saumure. Évidemment il ne m’avait pas vu ; mais il m’avait flairé au passage, car il s’immobilisa soudain en pleine lumière à l’endroit où le petit bois de fougères s’ouvrait sur la jungle, et je me sentis défaillir d’horreur. Aussi longtemps que je vivrai j’aurai devant mes yeux la hideuse apparition qui se dandinait parmi les herbes hautes, oscillant sur ses tentacules, comme marquant le pas et prête à bondir en avant. Le monstre n’avait pas de tête, mais du sein du bourrelet renflé qui lui tenait lieu de ventre issaient deux pédoncules charnus terminés par des yeux à facettes et qu’il dardait en tous sens comme fait un escargot de ses cornes.

Sentant qu’il fallait payer d’audace je continuai d’avancer. Bientôt nous ne fûmes plus séparés que par un espace d’une dizaine de mètres, et je pus distinguer alors, à travers son derme transparent, immédiatement au-dessus des deux pédoncules, la forme ébauchée de deux narines et d’une bouche humaines. L’horrible créature grimaçait béatement, et ses lèvres tremblantes, convulsées, transmettaient à la peau de vessie qui les recouvrait des vibrations brèves, sonores, comme des éructations.

Du coup je perdis la tête, et, saisissant ma carabine, je la déchargeai presque à bout portant dans la poitrine de ce poulpe humain. Quelques trous apparurent aux endroits où les balles avaient pénétré, et se rebouchèrent presque instantanément. La bouche narquoise n’avait pas cessé de grimacer et de glousser comme une poule en gésine. Alors seulement je me ressouvins des recommandations du chef pur et, empoignant ma hache je la lançai à toute volée dans la direction du monstre qui, atteint par le travers du corps, fut littéralement coupé en deux. La curiosité l’emportant sur le dégoût je me précipitai en avant et pus assister à un spectacle qui tenait du sortilège. Les deux tronçons qui gisaient à terre s’allongèrent et s’étendirent à la rencontre l’un de l’autre. Ils finirent par se ressouder. Mais les tentacules, eux, s’étaient rétractés, et subissaient un rapide travail de résorption. En moins d’une minute le dessin des narines et de la bouche fondit, s’évanouit comme dans un cliché trop posé qui prend le voile. Je n’avais plus sous les yeux maintenant qu’une masse tremblotante, plissée, verdâtre, secrétant une humeur visqueuse à odeur forte. La vie toutefois était loin d’avoir abandonné le monstre, car tandis que je me penchais sur lui avec un mélange d’épouvante, de dégoût et de je ne sais quelle indicible pitié, je pus discerner, dans l’épaisseur diaphane des cellules sous-jacentes, un intense courant circulatoire. Bien mieux, sous l’effet de ces ondes internes, je le vis se décomposer, se métamorphoser, comme si sa substance parcourait à rebours quelques-unes des étapes de sa propre évolution. Elle revêtit successivement la forme d’un reptile, puis celle d’un poisson, enfin celle d’une méduse dont les feuillets invaginés finirent par se dissoudre dans la masse protoplasmique. Et il ne resta plus qu’une flaque de gelée uniforme, incolore, qui se mit à progresser insensiblement à travers la jungle, dans la direction de la mer sans doute.

À ce moment un cri perçant retentit du côté de la plage. Je reconnus la voix de ma femme qui appelait au secours, et me précipitai dans la direction du campement. J’arrivais à temps. Le revolver au poing, ma brave Yvonne tenait en respect deux Purs qui, ainsi qu’elle me le conta ensuite, s’étaient approchés d’elle avec des gestes d’apparente cordialité, et soudain, prodigieusement intrigués, s’étaient mis à la palper et à soulever ses vêtements de la façon la plus indécente, tels des sauvages sevrés de toute vision féminine européenne. C’est alors qu’elle avait commencé à appeler au secours tout en braquant sur eux le revolver dont, par prudence, elle estimait ne devoir se servir qu’à la dernière extrémité. Dans le même temps retentissait le coup de feu tiré par moi, et les deux Purs qui avaient bondi en arrière à la vue du revolver, s’arrêtaient comme pétrifiés de terreur.

Je m’attendais à les voir s’effondrer devant moi dans la posture humiliée et rituelle des autres, mais, soit qu’ils n’attendissent aucune merci du divin courroucé, soit qu’ils jugeassent que le meilleur moyen d’esquiver une correction était de s’enfuir simplement puisqu’il me serait impossible de les reconnaître plus tard et de les distinguer de leurs semblables, ils me saluèrent d’une génuflexion oblique, — le geste des enfants de chœur pressés, — puis détalèrent de toute la vitesse de leurs jambes.

Vous pensez bien que je ne tentai point d’approfondir un incident dont seule la suite de notre histoire pouvait nous livrer la clef. Ma femme au reste ne m’en laissa pas le temps. Persuadée que mon galbe martial seul avait suffi à mettre ses agresseurs en fuite, elle s’abattait sur ma poitrine, conquise à jamais, heureuse d’étreindre dans ses bras ce torse d’athlète qui rayonnait la force et la protection. Tout aux délices de ces effusions si neuves pour moi, il ne me pressait nullement de déballer mes bonnes nouvelles. Je ne m’y résolus qu’après avoir, un peu en maraudeur, hélas ! exprimé, jusqu’à la dernière goutte, l’ambroisie de sa jeune et débordante tendresse. L’annonce du succès de mon expédition me valut de nouvelles marques de reconnaissance, dont, à mon grand regret, cette fois, je dus limiter la durée de peur que les Purs qui nous attendaient là-bas ne s’impatientassent et ne nous fissent faux bond. Mais ils étaient de parole, et nous les trouvâmes à leur poste en arrivant. Leur nombre avait doublé ou triplé même, accru du personnel de la seconde barque qui les avait rejoints entre temps. Je remarquai en passant que tous ces êtres, à l’exception du chef, dévisageaient ma femme avec une intense curiosité d’où semblait totalement exclu le respect qu’ils me témoignaient.

Encore une énigme que nous aurions à déchiffrer par la suite.

Déjà les barques dérapaient, se frayaient un chemin à travers les flots écumants. La pénible remontée des rapides commençait, avec ses manœuvres compliquées, parfois dangereuses ; et comme tous les Purs — chef compris — y employaient le meilleur de leur énergie physique et morale, il ne nous restait plus, pour ne gêner personne, qu’à deviser à voix basse de la phase nouvelle où entrait notre bizarre voyage de noces.

  1. Note sur le P. E. (Cette note a été égarée) (J. H.).