Le faiseur d’hommes et sa formule/III

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Librairie Félix Juven (p. 55-72).

III

Aujourd’hui encore, à y songer, l’impression qui domina le début de notre séjour en pays Pur, est celle d’une exquise et trop courte lune de miel. Aucune des déplorables préoccupations climatériques, géographiques, orographiques, ni même ethnographiques qui d’ordinaire sont inséparables d’un voyage de quelque envergure, ne vint nous assaillir. Le temps était splendide, la chaleur modérée, la nature environnante toute en sourires et en parfums. Les pluies courtes et fréquentes, nous faisaient l’effet de douches à l’eau de rose, encore que les roses fussent absentes, remplacées au reste par des orchidées de toutes couleurs, aux parfums violents. Il y a ceci d’admirable sous les tropiques que les plus brutales crises atmosphériques sont aussi éphémères que soudaines. Une fois l’averse et le tonnerre tombés il n’en reste aucune trace et le soleil reparaît triomphant, invincible, comme s’il n’avait pas plu depuis des années et qu’il ne dût plus pleuvoir jamais. En Europe au contraire c’est la pluie qui invariablement, vous communique la décourageante impression de ne jamais devoir cesser, tandis que le soleil disparu vous incite à croire à une irrémédiable et définitive catastrophe. Les mœurs mêmes de nos amis, si profondément différentes des nôtres, ne nous gênaient d’aucune façon, parce que ces différences portaient sur des détails trop intimes pour que nos rapports purement superficiels en pussent être affectés. Et d’abord il faut dire tout de suite que toute la nation Pur se bornait à une trentaine d’individus, de même que les districts, sur lesquels ils semblaient régner, ne mesuraient guère plus d’une dizaine de kilomètres le long des deux bords de la rivière.

Ce qui ne les empêchait pas de parler de leur pays en gens sevrés de toute notion de géographie comparée et enclins à se prendre, eux et leur île, pour le centre de l’univers. Leur campong, pour me servir de l’expression malaise, s’élevait à mi-côte d’un plateau commandant les ravins, les gorges, les défilés, toutes les dépressions creusées par le feu plutonien dans la côte méridionale de cette île étrange.

Chaque individu avait sa case, — une petite maison en bois, ornée d’un belvédère fleuri et flanquée d’un jardin. Ces cases et leurs annexes étaient éparpillées sans ordre le long de la pente molle du plateau comme le contenu d’une boîte à joujoux renversée par accident. Dans l’intervalle de ces cases assez distantes l’une de l’autre, ni allées ni venues, ni animation d’aucune sorte, les Purs ne voisinant pas et ne communiquant entre eux que pour les affaires d’intérêt collectif, trafic commercial, vicinalité, police générale, etc… Leurs vêtements tout pareils parachevaient l’uniformité déconcertante de leurs silhouettes. Ma femme avait même fondé sur leur interchangeabilité l’anodine plaisanterie qui consistait à me demander comment ils pouvaient bien reconnaître chacun sa case ou se reconnaître eux-mêmes.

Ils s’habillaient tous d’une veste blanche et d’un sarong malais. Le sarong est une pièce de calicot ou d’indienne très ample, drapée autour des hanches et dont les bouts se rejoignent et se rattachent par derrière après avoir passé entre les jambes à la hauteur du genou, de façon à former une sorte de jupe-culotte. Ce costume se complétait d’une ample ceinture malaise, et d’un casque blanc, la seule note européenne de leur uniforme. À ce propos, n’est-il pas intéressant de remarquer que c’est par la tête que débutent, chez les exotiques, les modifications civilisatrices, modifications qui se propagent ensuite graduellement jusqu’aux pieds ; à telles enseignes que la coiffure est toujours de plusieurs années en avance sur le reste de l’accoutrement et en particulier sur les chaussures. C’est le cas par exemple pour les Chinois transplantés qui se décident à adopter les modes du milieu où ils vivent. Ils portent depuis longtemps le chapeau européen qu’ils persistent encore à chausser les babouches difformes à triple semelle qui singularisent si fort les pieds de la plupart des Célestiaux. On en peut dire autant des Japonais.

Cette loi psycho-physique trouvait chez les Purs une sanction de plus dans le fait que ces êtres énigmatiques, très modernes par le casque, Français même par la langue, suffisamment civilisés en somme dans leurs gestes publics, ne portaient que de précaires sandales indiennes. Quelques-uns même éludaient le Rubicon décisif de la chaussure en restant pieds nus le plus qu’ils pouvaient. Mais passons.

Maintenant, me direz-vous, comment se fait-il que vous ne vous inquiétiez pas davantage de savoir qui étaient ces êtres et d’où ils venaient ?

Rappelez-vous, cher ami, les paroles de l’Ecclésiaste : il y a un temps pour tout, et ne perdez pas de vue les exigences d’une lune de miel en retard de plusieurs mois sur les prévisions du code et des usages. J’étais si heureux d’avoir conquis enfin ma femme, et Yvonne elle-même avait un si considérable arriéré de félicités à récupérer ! À défaut d’autres raisons celles-ci suffiraient à justifier notre mutuelle insouciance. Mais nous en avions d’autres.

La plus déterminante reposait sur le caractère même des Purs, peu sociable, taciturne à l’excès, dépourvu de tout liant, j’allais dire impersonnel comme eux. Je crois qu’ils ignoraient la solidarité et tous les sentiments qui en dérivent. Même entre soi, ils s’abordaient et se quittaient sans un geste, sans un mot aimable. D’ailleurs ils gesticulaient et parlaient le moins possible et ne souriaient jamais. De sorte qu’on n’eût pu dire s’ils étaient heureux, et peut-être en réalité ne l’étaient-ils point en dépit du proverbe concernant les peuples sans histoire. Celui qui nous apportait notre nourriture et qui n’était peut-être pas toujours le même, disparaissait comme il était venu, sans avoir desserré les dents. Son, mettons leur attitude envers nous n’en était pas moins empreinte de la plus obséquieuse déférence, avec une pointe de sournoiserie seulement à l’égard de ma femme qu’ils ne manquaient jamais d’épier à la dérobée.

J’abrège. Ce que les Purs avaient de verdachtlich[1], en somme n’éveilla notre esprit d’analyse qu’au retour d’une excursion dans le nord, en amont des premiers rapides. La rivière en cet endroit serpente dans un vallon d’idylle illustré par la flore triomphante des tropiques, et que magnifiait, à cette heure matinale, une lumière toute verte, la délicieuse lumière des sous-bois d’Europe. C’est d’abord le long de la rive une avenue de palmistes aux frêles dentelles, de canneliers, d’aréquiers, de tamariniers, comme écrasés sous le somptueux rideau des lianes fleuries, avec des échappées sur la fraîcheur de la rivière jaseuse. Puis le chemin d’eau disparaît à une bifurcation et l’avenue rejoint la lisière d’un bois de cèdres et d’érables.

Du silence et de l’obscurité, de l’obscurité impressionnante, un silence presque religieux régnaient dans ce bois et mille petits sentiers fleuris s’y entrelaçaient, feutrés d’une de ces mousses fines qui conserve à peine l’empreinte des pas. Soudain les arceaux feuillus s’éclaircirent, le soleil oblique glissa sur des grisailles entrevues. Nous arrivions au pied d’une sorte d’immense étagère de pierre toute fouillée de sculptures grossières et excavée d’une rangée de niches à Bouddhas absolument vides.

— Un temple, suggéra ma femme, d’où les dieux ont déménagé.

— À moins qu’ils n’y aient jamais élu domicile, rectifiai-je.

Car rien ne prouvait que ces niches vides eussent contenu l’image d’une divinité quelconque. Leur socle seul et leur frise étaient illustrés de scènes grossières où des silhouettes de Purs terrassaient des fauves et des monstres apocalyptiques dont les Immondes sans doute leur avaient fourni le modèle.

— Peut-être, fis-je, attendent-ils que leur dieu soit mort pour lui élever des statues et l’adorer en image ?

— Et s’ils n’avaient pas de dieu ?

— Ils nous tiennent bien pour des divins.

— Parle pour toi.

Cette réplique si juste d’Yvonne nous aiguillait enfin dans la voie des questions troublantes, questions que ni elle ni moi nous n’avions encore osé nous poser à voix haute.

Pourquoi ma femme semblait-elle exclue de la vénération dont j’étais l’objet ?

Pourquoi le culte des Purs pour leur dieu, quel qu’il fût, ne revêtait-il aucun signe extérieur ?

Comment expliquer leur absence d’individualité, et qu’on ne pût leur assigner aucun âge précis ni aucune filiation ethnique déterminée ?

Pourquoi leur groupe social était-il si restreint ?

Pourquoi étaient-ils totalement illettrés ?

Qui leur avait enseigné le français ?

Comment les enterrait-on puisqu’il n’y avait aucun cimetière dans leur pays ?

D’où venaient les Immondes, ces créatures tératologiques, avortonnesques, qui fleuraient le cauchemar et la friture d’enfer ?

Pourquoi les Purs étaient-ils tous glabres et ne voyait-on chez eux ni femmes ni enfants ?

— C’est peut-être, interrompit ma femme, par cette question que nous aurions dû commencer, car elle seule peut nous livrer la clef du problème. J’ai comme une idée que les Purs ne sont pas des hommes, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent se réclamer du genre masculin.

— Des femmes ?

— Pas davantage.

— Alors ?

— Ils n’ont pas de sexe.

Bouleversé, je regardai Yvonne. Sa simple logique venait d’éclairer, en coup de foudre, le mystère où nous nagions avec une quiétude vraiment inconsidérée. Une fois de plus la triomphante perspicacité féminine l’emportait ; du moins son explication illuminait-elle la plupart des faces sombres de l’Énigme.

Oui, les Purs étaient des êtres asexués. Cette hypothèse seule expliquait quelques-unes des étrangetés qui nous avaient frappés.

Tout au reste la corroborait, et le visage glabre des Purs, et leur vénération pour la barbe qu’ils considéraient comme l’attribut absolu et exclusif de la virilité, l’indice aussi d’une essence supérieure qualifiée divine par eux, et leur voix incolore, et leur type général dont l’aspect déconcertant à première vue provenait précisément de ce qu’il n’empruntait que peu de chose aux deux sexes qui se partagent la nature normale, et semblait moins un compromis des deux qu’un troisième sexe apparu pour la première fois peut-être sur terre, car, songeant à leur force, à la vigueur de leurs muscles, au rythme léger de leurs mouvements, à leur démarche noble et fière, nous ne pouvions être tentés un seul instant de les assimiler à des eunuques.

Mais alors ? étaient-ils un produit spécial de l’île, un accident biologique, une erreur passagère de la nature ? Mais non, la nature n’est ni une fée ni une sorcière, et elle ne procède point par à-coups. De plus elle ne se trompe jamais. Les Immondes en ce sens étaient plus naturels qu’eux, car eux du moins avaient des ancêtres aux basses branches de l’arbre généalogique animal. Au reste des êtres humains, normaux, dépourvus de tout signe ou attribut sexuel, cela ne s’est jamais vu.

Force nous était donc, en dernière analyse, de tenir les Purs pour des êtres artificiels, en dépit du frisson de terreur et de répulsion qui s’attachait à cette conjecture. Oui, des êtres artificiels, qu’une volonté mystérieuse, maléfique peut-être, en tout cas toute puissante comme celle du Dieu des Bibles, — davantage même puisque le pouvoir de créer de toutes pièces notre Démiurge biblique ne le détint censément que pendant la courte période de la genèse sacrée, — une volonté humaine par conséquent — avait tiré ces cires du néant pour les projeter dans la vie normale où ils deviendraient ce qu’ils pourraient. Et sans doute était-ce à cette même volonté aussi qu’il fallait imputer la responsabilité de l’essai déplorablement raté des Immondes.

Sans nous arrêter à cette suprême hypothèse qui nous donnait le vertige, nous reprenions alors la série des équations posées, les traduisant successivement en fonction de l’X putatif.

Une volonté mystérieuse, un quelconque Démiurge humain avait réussi à fabriquer de toutes pièces deux catégories de phénomènes viables.

À ceux de la première catégorie il avait donné le nom de Purs parce qu’ils étaient asexués et par conséquent affranchis des basses servitudes de la chair.

Le nom adopté pour les Immondes se justifiait par des analogies contraires.

Les Purs avaient divinisé la barbe, parce que leur Démiurge était barbu.

Des raisons opposées, tirées de leur propre image, expliquaient leur absence de respect pour les effigies féminines.

Les Purs ne parlaient que le français parce que leur Démiurge, Français lui-même, ne leur avait enseigné que cette langue.

— C’est très amusant, interrompit ma femme, l’algèbre appliquée aux inductions psychologiques. Tout à l’heure nous allons découvrir que le Démiurge en question est un vieux savant à lunettes et à cheveux blancs qui prise et se nourrit de cuisses de grenouilles.

Et nous éclatâmes de rire, en dépit d’une grandissante appréhension irraisonnée nous montrant notre prétendue sécurité morale et matérielle en train de danser la gigue sur les volcans proches.

Les Purs en somme nous apparaissaient maintenant sous le seul angle où ils fussent intelligibles. Leur création devait remonter à une époque relativement récente, et c’est ce qui expliquait qu’ils n’eussent pas de cimetière (selon les apparences tout au moins). Quant à l’absence de femmes et d’enfants elle se déduisait logiquement des prémisses.

Seul, le fait qu’ils étaient illettrés demeurait définitivement inexplicable, mais le point de vue était d’un intérêt secondaire.

Pour l’instant il devenait urgent de suspendre la poursuite de nos syllogismes, si subtils fussent-ils, pour en soumettre les résultats à la sanction des Purs eux-mêmes. Car si nous avions d’un commun accord décidé de prolonger notre séjour dans cette île de rêve qui faisait à notre jeune lune de miel un cadre merveilleux de couleur, de silence, de recueillement, une élémentaire prudence nous intimait d’en élucider d’autant plus rapidement les fâcheux mystères.

Notre excursion terminée, je me rendis, seul, à la case du chef. Je le trouvai assis sous sa véranda en train de lire — et avec quelle application, grand Dieu. — L’effort de comprendre faisait saillir ses tempes, évoquant l’image d’un orientaliste aux prises avec un manuscrit tamoul. Au premier coup d’œil je reconnus le volume sur lequel il peinait ainsi, c’était notre exemplaire de Graziella.

— Vous avez trouvé ce livre dans nos bagages, n’est-ce pas ? lui dis-je en souriant d’un air bon enfant pour ne pas l’intimider.

Un halo bleuâtre cercla ses yeux, — sa façon de rougir sans doute. Il répondit :

— Je comptais vous le restituer immédiatement, croyez-le bien. Mais il m’a si vivement intéressé…

Je ne lui laissai pas le temps d’achever.

— Gardez-le, mon ami, je suis trop heureux de vous l’offrir, et croyez bien que ma reconnaissance ne se bornera pas à ce modeste souvenir.

Il s’inclina, m’offrit un siège. Ne perdant pas de vue le but essentiel de ma démarche, je lui marquai mon étonnement qu’il sût lire, ses camarades me paraissant bien moins avancés que lui.

— En effet… on ne nous a appris ni à lire ni à écrire. Aussi ai-je eu un mal inouï pour apprendre… tout seul… Je crois bien que j’y ai mis des années… ou des mois tout au moins.

Évidemment, il ne se rendait pas bien compte de la durée respective des mois et des années.

— Ce livre même, ajouta-t-il, tandis que ses yeux se cernaient à nouveau, ce livre qui vous paraît à vous sans doute d’une lecture simple et facile, je n’arrive à le comprendre qu’à la condition de le déchiffrer phrase par phrase.

Il y eut un silence gêné. Mon regard errait sur les murailles intérieures de la case. Elles s’ornaient de gravures en couleur apparemment découpées dans des journaux illustrés.

— D’où tenez-vous ces images, questionnai-je ?

Il baissa la tête, puis, lentement, avec un effort visible :

— Je les ai trouvées aux abords de la Résidence.

— Quelle résidence ?

Nouvelle hésitation. L’orbe de ses yeux était devenu livide. Son index pointa vers le nord :

— Là-bas, ânonna-t-il, derrière les montagnes.

— Alors le nord de l’île est habité ?

— Oui.

— Pourquoi ne nous l’aviez-vous pas dit tout de suite ?

— Parce que le Père nous l’a défendu sous les peines les plus sévères. D’ailleurs personne jamais ne débarqua dans cette île qui lui appartient.

— Qui est ce Père ?

— C’est le Tout-Puissant. Il habite la Résidence avec les divins, des hommes faits à son image, et qui commandent aux vents, à la foudre, aux animaux, à toute la création.

Bien que je m’attendisse à cette réponse qui confirmait toutes nos hypothèses, je ne pus m’empêcher de tressaillir. Le chef s’était levé, en proie à un trouble profond. Il fit quelques pas sur la terrasse, puis s’arrêtant devant moi, il reprit :

— C’est lui qui nous a créés… pour notre malheur, et qui a créé aussi, croyons-nous, les Immondes.

— Pourquoi dites-vous : pour notre malheur ?

Un nouveau silence, puis le chef articula lentement :

— Je ne puis vous répondre… maintenant… il me faut d’abord terminer la lecture de ce livre… et alors… je vous dirai, je vous expliquerai tout… et peut-être consentirez-vous à intercéder en notre faveur auprès du Père… peut-être, veux-je dire, daignerez-vous vous faire l’écho de nos aspirations légitimes.

Je l’arrêtai du geste, estimant que ses réticences jetaient trop d’obscurité dans notre dialogue :

— C’est entendu, mon ami… j’accepte les yeux fermés la mission que vous voudrez bien me confier… et cela d’autant plus volontiers que je brûle de connaître l’extraordinaire personnage à qui vous pensez devoir le jour… S’il est notre compatriote, comme je le suppose, il consentira volontiers à nous laisser plaider votre cause, quelle qu’elle soit, et, par surcroît, nous fournira sans doute les moyens de regagner le continent. Mais encore une fois, pourquoi n’avez-vous pas parlé tout de suite ?

Une grimace de souffrance crispa les traits du chef :

— Est-ce que je sais, moi ?… Nous sommes de pauvres êtres plongés dans la nuit de la plus terrible ignorance… nous ne savons pas confier aux autres ce qui se passe en nous… la plupart des nôtres ne se rendent même pas compte de ce qu’ils pensent… Et puis, voilà : je ne suis pas bien sûr que la douleur n’existe pas pour nous, mais ce dont je suis certain, c’est que nous ne connaissons pas le plaisir, aucun plaisir (il répéta par deux fois, nous ne connaissons aucun plaisir, et sa voix avait pris un accent déchirant). Nous ne sommes pas des êtres comme les autres… nous avons si peu de chose de commun avec ces hommes et ces femmes dont il est question dans vos livres… Mes compagnons ne sentent pas… ne sentent rien… ils ne sont ni gais ni tristes, ni doux ni violents, ils ne se passionnent pour quoi que ce soit, ils existent à peine par eux-mêmes… la vie coule en eux et ils accomplissent des gestes sans savoir… Je vous jure qu’ils ne soupçonnent rien du monde, du vrai monde… Pour eux l’humanité se borne au peu qu’ils en ont vu, et l’univers habitable ne dépasse pas les bords de cette île… Moi, depuis que je lis, depuis que je sais lire, j’ai vu le monde sous un jour nouveau… Votre volume a achevé de m’ouvrir les yeux, d’éclaircir mes doutes, mes pressentiments… Je sais aujourd’hui qu’une existence comme la nôtre ne mérite pas qu’on se donne la peine de la vivre…

Tout en soliloquant ainsi, le malheureux était tombé assis, le front dans la main, devant le volume où il avait puisé tous ces ferments de révolte. Ses yeux demeuraient secs, son organisme ne comportant point sans doute la sécrétion lacrymale, mais un rictus amer plissait ses joues imberbes, crispait ses temporaux et ses maxillaires, suscitait une image de détresse plus saisissante que celle d’un homme en pleurs. Son naturel taciturne semblait au reste épuisé par cet effort oratoire, car il ne prononça plus une syllabe.

Impuissant à lui offrir aucune consolation, ne soupçonnant que confusément d’ailleurs la cause réelle de son émoi, je me contentai de lui serrer la main affectueusement, puis je le quittai, presque joyeux à l’idée que les ailes de cauchemar demeurées éployées au-dessus de notre ciel de lit imaginaire — car nous dormions en plein air sur la terrasse de notre case — allaient enfin cesser de battre.

  1. Adjectif allemand à peu près équivalent au mot suspect, mais avec une valeur moins péjorative.