Le massacre dans le temple/09

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Éditions Édouard Garand (44p. 29-32).

IX


L’abbé Mousseau durant ce temps, avait multiplié démarches sur démarches pour découvrir la retraite du couple adultère. Cela, avec un doigté et une discrétion surprenante chez un homme pour qui le commerce du monde était lettre morte.

Il apprit que l’ingénieur avait changé de nom et qu’il était établi dans une petite ville minière du nord de l’Ontario, où il dirigeait une importante exploitation… Il attendit le moment propice pour faire part à l’avocat du succès de ses recherches. Il fallait que celui-ci fut plus fort, plus maître de lui-même, capable de contrôler mieux ses émotions.

Sur les bords du lac, retiré de quelques arpents du village de X… Pierre Gervais connu maintenant sous le nom de James MacPherson avait établi son domicile…

La maison n’était pas coquette. Malgré la présence féminine, elle manquait de ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui la caractérise. Le propriétaire avait imposé ses goûts. Les pièces en étaient confortables, certes, mais sans aucun luxe… Tout respirait la virilité. On y sentait l’influence prépondérante du mâle, du volontaire, habitué au commandement. Aux murs, comme ornements, des trophées de chasses, à terre comme tapis des peaux de bêtes, d’ours, d’orignal et de loup…

L’homme et la femme étaient dégoûtés l’un de l’autre. L’ardeur première épuisée, les avait trouvés froids et comme des ennemis. Ils se subissaient, ou plutôt elle le subissait, se prêtant à ses caprices, n’osant récriminer. Elle n’était dans ses mains qu’une petite chose frêle qu’il pouvait briser à son gré… Il lui arrivait parfois de regretter les jours anciens, les jours de bonheur calme. Orgueilleuse, elle ne voulait pas retourner, malgré l’appel de la maternité et la voix du sang qui criait en elle…

Elle avait peur, peur de son mari, peur de son amant…

Elle souffrait…

Mais Gervais la tenait. Il la tenait par les sens… Comme il la désirait aux soirs de lassitude, elle le désirait… Mais après… Las des satisfactions charnelles, animales, ils redevenaient ennemis.

Il la rudoyait, la traitant comme un instrument de plaisirs. Combien de nuits n’avaient-elles pas passé à pleurer, à regretter l’amour et la considération de son mari.

Depuis au-delà de deux ans, cette vie, cet enfer, continuait…

Pauvre créature effacée, ballotée entre sa conscience et sa chair ! Pauvre souffre-douleur sur qui l’homme apaisait ses colères, allant une fois jusqu’à lever la main sur elle, à la souffleter en pleine figure !

Sa santé dépérissait ! Les couleurs de ses joues n’étaient plus qu’artificielles…

Dans le train, enfoncé dans un fauteuil, sous l’effet de drogues déprimantes, Armand Dubord roulait vers des pays nouveaux, vers l’inconnu, le grand Inconnu dont on ne sait s’il signifie la ruine du bonheur ou sa recrudescence…

Dans le fumoir, indifférent aux propos qui s’échangeaient autour de lui, histoires gaies de commis voyageurs, considérations sur la politique contemporaine, il grillait cigarettes sur cigarettes, s’intoxiquant de nicotine…

Il ne voulait pas penser à ce qui l’attendait là-bas, au bout de ces rails parallèles où dans un halètement de bête fauve la locomotive roulait entraînant derrière elle, les wagons de voyageurs.

Était-ce la conviction que son bonheur était fini, qu’il allait chercher là-bas, où l’espérance d’en réunir les tronçons, et de se créer pour les jours à venir, un peu de félicité ?

Les étapes lui semblaient longues… Il avait hâte de parvenir à X… une hâte fébrile.

Et pourtant il savait qu’il devait passer une nuit en chemin de fer et que le lendemain seulement vers l’heure du midi, il parviendrait à destination… Dans sa poche, il tâtait la crosse d’un revolver…

La pensée de tuer l’obsédait. La tuer elle ? Non pas ! Qui ? La tuer c’était se priver du plaisir de la revoir et il voulait, de toute sa force, la ramener vers lui. Il voulait refermer si fort ses deux bras sur elle que jamais personne au monde ne pourrait venir l’y arracher.

— « Au fond, se disait-il, c’est peut être ma faute. »

Il lui venait des regrets de l’instruction préconisée et donnée…

Il commençait, mais faiblement à se rendre compte que lui aussi, était coupable… que sans ses conseils, sans l’émancipation qu’il lui avait voulue, elle serait aujourd’hui, la vaillante et fidèle gardienne de son foyer, l’inspiratrice de chacune de ses œuvres, et, en même temps leur récompense.

Et la nuit vint… Il avala deux pastilles de véronal et se retira dans son lit. Lourdement, il dormit d’un sommeil de brute qui lui laissa au réveil la tête lourde, la langue épaisse et un goût de cendres dans la bouche.

Le soleil pénétrait dans le wagon, un soleil d’automne, doré.

Le train gravissait des montagnes. On entendait haleter la locomotive. Une fumée grise s’en échappait que le vent chassait derrière elle. Cette fumée obscurcissait le paysage en passant devant les fenêtres. Aux éclaircies il attirait et par la variété du décor et par la somptuosité des couleurs.

Toutes les tonalités se mêlaient en une symphonie bruyante, et chaude… Les rouges incarnats se mêlaient aux jaunes. Ça et là, des bosquets d’épinettes, de sapins et de cyprès faisaient des diversions.

Des lacs aux eaux claires miraient le ciel bleu et les nuages blancs qui y voguaient voluptueusement.

À certains endroits, dans les altitudes la vue embrassait des étendues immenses, paysages grandioses, durs, et empreints de pittoresque sauvage. Des stations de chantiers, une division de chemin de fer où le train stoppa, quelques villages de colons, deux cabanes rustiques faites de troncs d’arbres… Puis… X… la petite ville minière grouillante d’activité, énervée et énervante, remplie d’une population affolée par la lièvre de l’or…

L’avocat descendit… Il regarda autour de lui, les paupières plissées. Il n’aperçut pas ceux qu’il cherchait…

Un homme, tournant et retournant une chique de tabac dans le coin de sa gueule, s’approcha de lui :

— Un taxi ?…

— Savez-vous où demeure M. MacPherson.

— Le gérant de la « Golden Sun ».

— Oui.

— À un mille de la ville…

— Conduisez moi.

— Vos bagages ?

— Je n’en ai pas…

— Suivez-moi.

Il traversa dans toute sa longueur le quai de la gare. Des hommes de toutes nationalités s’y côtoyaient : des polonais, des russes, des italiens. Et ces êtres humains se mêlaient, s’entre mêlaient occupés d’une même pensée : faire de l’argent.

Pour qui n’a pas vécu dans les pays miniers « la fièvre de l’or » peut paraître une image. Mais c’est une véritable frénésie, une maladie… Les millions sont là à portée de la main. Il ne s’agit que de les saisir, se les approprier… Armand Dubord monta dans le taxi, un « Ford » vénérable, presque sans vernis et aussi sans coussins.

Dans cet attirail sommaire, il traversa la ville…

Peu après, il s’engagea dans la campagne…

Partout, autour de lui, la nature présentait un spectacle de désolation… des forêts ravagées par le feu, seuls, des troncs d’arbres calcinés dont les uns, tendaient vers l’azur leurs branches décharnées, indiquaient l’existence antérieure.

Le tumulte de ses pensées l’empêchait de voir autour de lui. Il était replié en lui-même, essayant de démêler les sentiments qui l’oppressaient. Car c’était une véritable oppression physique.

Que dirait-il tantôt en la voyant ? Qu’éprouverait-il ?…

Il fut tiré de ses réflexions par le chauffeur qui lui dit :

— Voyez-vous le « shac » au bord du lac… C’est là que reste MacPherson.

Alors, il lui demanda, tardant d’entendre parler de celle qui incarna, à une période donnée, ses idéals et ses rêves…

— Est-ce qu’il demeure avec sa femme ?

— Oui monsieur.

— Quelle sorte de femme est-ce ?

Le chauffeur toussa un peu.

— Ah ! monsieur ! c’est une belle femme… mais vous savez ajouta-t-il, réticent, MacPherson, c’est un « rough »… on l’aime à la mine, on le craint bien plus…

— Est-elle heureuse avec lui ?

— Ça, on pourrait pas dire. La pauvre créature a l’air malade, toujours triste. Elle n’a pas de couleurs… on sait pas ce qui se passe ; ils ne sortent jamais. Puis, lui, c’est un homme qui ne parle pas… Il conduit bien sa besogne ; et c’est tout…

L’auto s’engagea dans l’allée étroite qui conduisait au chalet.

Le cœur de l’avocat battait bien fort, si fort, qu’il dut, de sa main appuyée sur la poitrine, en comprimer les battements.

L’auto stoppa. Il solda la course, et anxieux, il gravit les quatre marches du perron, frappa à la porte, et attendit quelques secondes.

Étaient-ce bien des secondes ou des heures ?

Une main tourna la poignée.

Il tremblait. Tout son sang reflua au cerveau…

La porte s’ouvrit…

Il dut se soutenir pour ne pas tomber tant son trouble était grand.

Madeleine devint pâle, excessivement pâle, et cela accentua le hâle de ses yeux.

Sans pouvoir se parler, ils demeurèrent en face l’un de l’autre.

— Comme il a vieilli, songea-t-elle…

— Comme elle a changée, songea-t-il…

Finalement pour briser ce silence dont la pesanteur les écrasait, les annihilait, il dit :

— Madeleine, me reconnais-tu ?

Elle balbutia :

— Armand ! oui je te reconnais bien…

Et la porte sur eux se referma…

Tout à coup, secouée par la peur, elle s’écria, les yeux voilées de larmes, la figure torturée…

— Ah ! S’il revenait ?

— S’il revenait ? Qui.

— Lui.

— Lui ?

— Pierre.

— Tu as peur ?…

— Oui !… j’en ai peur… bien peur… Elle courut se blottir dans les bras de son mari :

— Me pardonneras-tu jamais ? Armand… Comme je suis malheureuse !… comme je suis misérable !

Il se sentit enclin à la pitié, une pitié émue où se mêlait une infinie tristesse…

— Et notre fils ? Armand.

— Il est mort…

Ces mots tombèrent… lugubrement… Alors, elle pleura… s’abandonnant toute entière, la tête sur sa poitrine… Elle éprouvait pour la première fois depuis longtemps la douceur de l’épanchement.

Il la laissait pleurer, se contentant de caresser ses cheveux…

— Tu reviens avec moi ? Madeleine…

— Oui ! Amènes moi, n’importe où… Je ne suis plus digne de toi… Me pardonnes-tu ?

— Oui ! Mon amour, je te pardonne…

De nouveau elle se jeta dans ses bras et sanglota… désespérément.

Il ne savait quoi dire pour apaiser cette souffrance… il était mal à l’aise et souffrait lui-même de la voir souffrir…

D’un geste brusque, la porte s’ouvrit.

Pierre Gervais, apparut…

Il envisageait d’un coup d’œil rapide, la scène, toute la scène. Un rictus mauvais erra sur ses lèvres :

— Armand Dubord, s’esclaffa-t-il…

— Lui-même… pour te tuer.

Et au même instant, l’avocat sortit de sa poche, un revolver et menaça son ex ami.

Rapide et prompt, avant même que Dubord ait eu le temps d’appuyer sur la gâchette il s’élança sur lui, et saisissant le poignet qu’il étreignit entre ses doigts d’acier… il le força à lâcher l’arme.

La lutte n’était pas égale entre eux. Amaigri, épuisé par ces longs mois de désespérance sourde qui le minait, l’avocat ne pouvait se mesurer avec l’amant de sa femme.

Impuissant, désarmé, acculé au mur, il se contenta de regarder l’ingénieur avec mépris.

— Tu as raison… Tu es trop lâche pour que je te tue…

Il lui cracha à la figure…

L’autre bondit… mais se maîtrisa aussitôt.

L’avocat avait recouvré lui aussi son sang froid. Dans son regard, qui se posait sur Pierre Gervais, il y avait tant de fermeté, et d’énergie que ce dernier resta cloué sur place n’osant le braver.

— Tu es lâche… je te répète que tu es un lâche… tu es même trop lâche pour frapper…

— Armand !

— Tu peux me tuer si tu veux… Tu as la force physique. C’est tout ce qu’il te reste la force physique… Quant à la force morale, tu n’en as pas…

Et se retournant vers sa femme :

— Madeleine, je t’emmène avec moi… tout de suite…

Pierre Gervais ricana une seconde fois…

— Je te la cède avec plaisir… J’en suis las…

Depuis quelques minutes, l’avocat examinait le revolver déposé sur la table, attendant l’instant de s’en emparer.

Insensiblement il s’en était rapproché. Étendre la main… l’arme était en sa possession… En moins d’une seconde il s’en rendit maître, et braqua le canon sur l’adversaire.

— Un mot encore ! et je t’abats comme un chien que tu es… Ah ! tu pâlis, séducteur de femmes… N’avances pas, je tire… Je tire…

Une détonation… un juron… La balle atteignit Gervais à l’épaule…

— Madeleine, appelles un taxi, il y a un train dans une heure…

— Maintenant, toi, Pierre Gervais, à la première alerte, je te fais arrêter et écrouer…

On entendit quelques minutes plus tard le ronflement d’un moteur.

Le couple prit place dans l’auto. Une heure après, ils roulaient vers Montréal…

— Madeleine, le passé est aboli… Nous allons recueillir les débris de notre bonheur et de ces débris nous referons la vie…

Elle dit :

— J’ai peur, Armand, que ce soit au-dessus de nos forces. Je suis si lasse… si lasse…

Elle mourut deux mois après.