Le massacre dans le temple/10

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Éditions Édouard Garand (44p. 32-33).

X


Par une journée d’automne, une journée pâle, brumeuse, où le soleil avait peine à percer la grisaille de l’atmosphère, Armand Dubord conduisit à son dernier repos celle qui fut la mère de son fils.

Elle était morte de langueur. Ce qu’elle souffrit aux mains de l’homme qui l’arracha à ses devoirs d’épouse et de mère, personne ne le sut, personne ne le saura plus.

La honte qui l’accablait, qui la suivait partout, la réprobation des siens, et la douleur d’avoir perdu son fils jointe au remords cuisant de n’avoir pas été là pour le garder, le veiller, le disputer jalousement à la Grande Accapareuse, tout cela avait ravagé sa mûre jeunesse, l’étiolant comme une fleur que le soleil ne caresse plus.

Le pardon du mari, sa tendresse empressée, auréolèrent ses derniers jours d’un peu de bonheur.

L’abbé Mousseau la prépara à mourir. Elle s’endormit un soir pour ne plus se réveiller…

Ses dernières paroles furent une demande de pardon.

— Armand… j’ai été bien coupable…

— Tu sais bien que je te pardonnes de tout mon cœur.

Sa main mourante frôla la sienne. Elle tressaillit faiblement, et retomba inerte.

Figés à jamais, les traits du visage gardèrent la sérénité des derniers moments.

Les funérailles furent simples comme elle l’avait demandé.

Seul, le mari y assista avec quelques dévotes qui priaient, matinalement dans l’église…

On était en novembre. Une buée blanchâtre recouvrait la terre… Les arbres n’avaient plus de feuilles.

Et dans l’air il y avait de la tristesse d’épandu qui rendait plus triste ce jour triste.

Avant de plonger le cercueil dans la fosse, l’abbé dit quelques prières.

Deux fossoyeurs descendirent le coffre… et commencèrent leur besogne…

Les pelletées de terres, en tombant sur le bois, rendaient un son mat, lugubre…

Une pluie fine tomba, une pluie froide, qui pénétrait…

Le trou achevait d’être comblé…

Bientôt la dernière pelletée recouvrit la fosse…

Depuis, trois années longues se sont écoulées. Armand Dubord a liquidé toutes ses affaires et s’est embarqué sur un paquebot à destination de l’Europe.

Partout, il a promené son chagrin qui le suit comme son ombre.

Son visage s’est émacié, ses joues se sont creusées.

Les cheveux blancs après avoir conquis les tempes continuent leur marche progressive. Il a essayé de s’amuser, de s’étourdir. Les nuits d’orgie ne lui ont apporté qu’un surcroit d’ennui. Quand il est gris, l’image de sa femme le poursuit davantage. Il souffre avec une acuité plus grande. Les autres femmes qu’il a rencontrées lui ont mesurer mieux la perte de son bonheur.

Maintenant, lassé de ses pérégrinations, il est retourné à Montréal.

Personne ne le reconnaît plus dans les rues.

Comme ça a passé vite la gloire, la célébrité !

Comme il est loin le jour, où, la figure rayonnante, l’âme inondée de joie, confiant dans son étoile, maître de lui, ne doutant de rien, il allait dans la vie, fier comme un conquérant, salué, choyé, adulé…

Où est-il l’Armand Dubord de jadis !

Il n’y a plus à sa place qu’un pauvre être souffreteux, une loque humaine, et qui soupire après le repos, le repos final de la terre où s’endorment toutes les vicissitudes.

Et il envie le sort de sa Madeleine, et il envie le sort de son fils !

Il ne les reverra plus cependant !

Pourtant, à certaines heures, une voix dans le fond de sa conscience lui crie d’espérer.

Tout peut renaître !

Pour d’autres, pas pour lui !

Ah ! S’il croyait ! Croire à quoi ? Tout n’est-il pas néant ! La mort n’est-ce pas le néant !

Mais il a une âme ! Qu’est-ce que l’âme ! Que sont ses aspirations ? Où ira-t-elle cet âme ! Elle mourra comme son corps. Peut-elle mourir ? Non : elle se volatilisera dans l’Éther. Et après ?

Las de penser, il refuse alors de continuer à scruter ce problème de l’Infini…

À quoi bon ! Assez de soucis le tourmentent sans ajouter celui là… Mais sa certitude est ébranlée. L’édifice chancelle de son matérialisme… Les vieux ferments de foi catholique commencent à germer. L’hérédité, l’atavisme parlent qui le contredisent dans ses raisonnements et ses sophismes…

En rentrant à sa chambre après une promenade dans la montagne où tout le jour il a erré sans but, Armand Dubord trouva cette lettre…


Mon cher Armand,

« J’ai découpé pour toi, dans un vieux « modèle d’Éloquence » les deux pages incluses. Je te demande de les lire attentivement. Si les idées qui y sont exprimées choquent ce que tu appelles tes convictions laisse toi subjuguer par le charme du style. Tu ne risques rien si ce n’est de passer un quart d’heure intéressant, dans le commerce de l’homme qui a peut être mieux compris et analysé ce sentiment humain et divin qu’on appelle l’amour. Quelques-uns de ces soirs j’arrêterai te saluer et si le cœur t’en dit, tu seras toujours le bienvenu au presbytère.

JULES M. »

La lettre contenait des discours de Lacordaire sur Jésus-Christ, roi des cœurs, l’une des pages les plus éloquentes jamais écrite.

« Poursuivant l’amour toute notre vie, nous ne l’obtenons que bien imparfaitement, et, l’eussions nous obtenu vivant que nous reste-t-il après la mort… »

Et, dans un style oratoire aux envolées qui soulèvent comme des vagues d’harmonie Lacordaire développait cette idée de l’inanité des sentiments humains.

« Pourtant, continua-t-il, il y a un « homme dont l’amour a résisté au temps », un homme que depuis des milliers d’années, des millions et des millions d’adorateurs chérissent, et il concluait par ce « c’est vous ô Jésus, qui m’arrachez ces accents que je ne me connaissais pas et qui me trouble lui-même. »

Sa lecture terminée, Armand Dubord resta longtemps, la tête appuyé sur le dossier de son fauteuil, à rêver à ces pages…

Que se passait-il en lui ? Il était incapable de définir lui-même son état d’âme présent… mais il y avait dans son raisonnement, des fissures pour où la vérité s’infiltrait.