Le système nerveux central/01

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Georges Carré et C. Naud (p. vii-x).

LE SYSTÈME NERVEUX CENTRAL
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APERÇU GÉNÉRAL

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La théorie scientifique des localisations fonctionnelles de l’encéphale et de la moelle est assez tard venue dans le monde, mais le principe de la localisation des fonctions psychiques de la sensibilité et de l’intelligence est presque aussi vieux que la pensée humaine. La localisation des fonctions des sensations et de l’intelligence, des passions et de la motilité volontaire, dans les organes thoraciques et abdominaux, a certainement précédé de longtemps la localisation dans l’encéphale, mais le principe reste le même, quel que soit le siège assigné à ces fonctions. Aux plus lointaines époques, comme de nos jours, la grande curiosité scientifique de l’homme sur l’origine et la nature de ses sensations et de ses idées ne s’est reposée que dans la considération des différents organes de son corps dont l’activité varie plus particulièrement avec la qualité et l’intensité de ses émotions, de ses passions et de ses pensées.

Dès le Ve siècle, en Grèce, on eut une notion assez claire des rapports du cerveau avec les nerfs et les organes des sens. La théorie des trois âmes, ou des trois fonctions cardinales de l’âme, telle qu’elle exista chez les Pythagorciens, chez Platon et chez Aristote, est bien un essai de localisation des fonctions psychiques supérieures. Hiprocrate et les Hippocratistes ont assigné des sièges différents à ces fonctions, mais ils les ont localisées comme les autres fonctions de l’organisme vivant. Avec Hérophile et Érasistrate, mais surtout chez Galien et chez ses successeurs, c’est-à-dire chez tous les biologistes du monde entier jusqu’à nos jours, jusqu’à Soemmering, à Gall et à Flourens, le principe de la localisation des fonctions psychiques, plus inébranlable que jamais, a produit une première végétation d’idées systématiques, sinon encore scientifiques, sur la détermination anatomique du siège des fonctions de la sensibilité et de l’intelligence soit dans les ventricules, soit dans le corps même de l’encéphale. Galien, ne séparant pas la fonction de l’organe, cherche à déterminer, dans les différentes régions du cerveau, le siège des principales fonctions du système nerveux central, dont les propriétés servent à définir la nature même de l’âme.

Théorie scientifique des localisations cérébrales. — La première localisation scientifique d’une fonction psychique du cerveau fut celle du langage articulé dans le pied de la troisième circonvolution frontale gauche ; elle date de 1861, et dérive de l’observation clinique et de l’anatomie pathologique de l’aphémie. Paul Broca vit très bien, comme l’avait pressenti Bouillaud que, de la réalité démontrée de cette première localisation, dépendait la vérité du principe général des localisations fonctionnelles du cerveau, considéré, non plus comme un organe unique, fonctionnellement homogène (Flourens, Gratiolet), mais comme un groupe ou une fédération d’organes, dont la diversité et le siège distinct correspondent à l’hétérogénéité et à l’indépendance des fonctions de l’écorce du cerveau antérieur. Dès 1861, « le principe des localisations cérébrales » paraît à Paul Broca fondé et à jamais établi sur « l’anatomie, la physiologie et la pathologie cérébrales ». Quant à la théorie actuelle des localisations cérébrales, telle qu’elle a été constituée par les travaux de Fritsch et Hitzig, David Ferrier, Hermann Munk, Luciani, Charcot, Exner, elle est née de la découverte de l’excitabilité de la substance cérébrale au moyen de l’électricité ; elle date de 1870, et relève surtout de l’expérimentation physiologique et de la méthode anatomo-clinique.

Théorie des neurones. — La connaissance des connexions anatomiques, celle, en particulier, de l’origine et des terminaisons des faisceaux nerveux des différents centres du myélencéphale, voilà la première condition de l’intelligence des fonctions de la moelle, du cervelet et du cerveau. De grands progrès, en ce domaine de l’anatomie, dus à des procédés nouveaux de fixation, d’imprégnation et de coloration des éléments nerveux et névrogliques, surtout aux méthodes de Golgi, de Weigert, de Ramon Y Cajal, d’Ehrlich et de Nissl, ont fait apparaître un monde, jusqu’ici inconnu, de formes et de structures.

Théorie des centres de projection et d’association du télencéphale. — Ce n’est pas seulement l’anatomie, c’est aussi la physiologie du système nerveux, et partant la psychologie, qui sortent en partie transformées de ces révélations, dues à des procédés de technique microscopique. La ruine définitive, semble-t-il, des réseaux diffus de Gerlach et de Golgi, la fin de l’ère des anastomoses, la théorie des neurones, ont inauguré, avec la théorie des centres de projection et d’association de l’écorce du télencéphale, théorie due à Paul Flechsig, une conception nouvelle de la nature et des rapports des centres nerveux, dont les fonctions, en dernière analyse, sont celles de l’intelligence.

Nature et but de ce livre. — On a essayé de raconter les commencements et le développement, dans la suite des temps, des différentes hypothèses, théories et doctrines produites par l’esprit de l’homme pour se représenter la structure et comprendre les fonctions du système nerveux central.

L’histoire est tout ce qui reste de l’activité déployée au cours des âges par quelques races humaines pour approcher toujours du vrai sans le jamais pouvoir atteindre. Car les données du problème le plus élémentaire changent nécessairement avec les moyens d’investigation, et comme ceux-ci se renouvellent sans cesse, les résultats atteints par une génération ne sont qu’un moment dans le devenir d’une science. L’historien recueille avec piété ces témoignages d’une confiance que rien n’a pu ébranler. Tel un antiquaire, dans un campo santo, transcrit la naïve expression de leur croyance en l’immortalité que les défunts ont fait graver sur leurs stèles funéraires. Ils ont cru et espéré, et ils se sont endormis, certains de n’être point confondus pour l’éternité.

Toutes les doctrines et théories sur le système nerveux central exposées dans ce livre ont été nécessaires, partant légitimes, à leur heure. Elles ont été tenues pour vraies aussi longtemps qu’elles ont reflété les divers états de l’esprit humain qui les avait créées. Les hypothèses vieillies ont fait place à de plus jeunes. Les théories et les doctrines contemporaines sur la structure et les fonctions du névraxe auront en partie le sort de celles qui les ont précédées.

Le premier devoir de la critique est de présenter les diverses solutions d’un même problème scientifique, les conceptions variées d’une même théorie. C’est là ce qui distingue l’esprit critique du dogmatisme scientifique. Il y a, dans tout savant, un inventeur, c’est-à-dire un croyant, presque toujours prisonnier de sa doctrine, de sa théorie, de son système, au moins pendant qu’il en construit l’édifice. La part d’illusion nécessaire qui domine tout esprit créateur est la condition même de son activité. Non seulement le savant espère trouver ; s’il réussit à son gré, il demeure convaincu. Et pourtant, ainsi que le démontre l’histoire critique des théories et des doctrines, si le problème est un, les solutions varient et varieront toujours, surtout dans certaines provinces des sciences biologiques. La science n’est pas, elle devient. La haine de l’autorité sous toutes ses formes, voilà, pour une tête philosophique, le commencement de la sagesse et de la science. La science est toujours plus vaste que le plus grand cerveau, et c’est la mal servir que vouloir l’incarner dans un homme, cet homme fût-il Hippocrate ou Galien, Charcot, Dejerine ou Flechsig.

Ce livre contient l’histoire anatomique et physiologique de l’intelligence, comme s’exprimait Gratiolet. L’histoire des doctrines et des théories sur la structure et les fonctions du système nerveux central des Invertébrés et des Vertébrés, c’est l’histoire naturelle de l’esprit humain. L’étude comparée des organes des sens, des centres de projection et d’association de l’encéphale, demeure la source la plus élevée de notre conception de l’univers considéré comme un phénomène cérébral.

Paris, octobre 1899.

JULES SOURY.