Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/05

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 164-169).

V

UNE MISSION IMPORTANTE.

Ce fut dans une petite auberge ouverte sur les quais de Newcastle, que Philip put prendre à loisir son premier repas. Il était entouré de marins bavards et grossiers, lesquels n’eussent pas demandé mieux que de lier conversation avec ce voyageur étranger. Mais, — autant pour élever une barrière entre eux et lui que pour obéir à un entraînement presque irrésistible, — il se fit apporter papier, plume et encre, puis sur la première feuille, traça lentement ces mots :

« Mon très-cher oncle, »

Après quoi il s’arrêta indécis, les yeux fixés sur la page blanche, et se demandant s’il parlerait de Kinraid. Mais dans ce cas, jusqu’où iraient ses révélations ? La pensée lui vint aussi d’écrire directement à Sylvia elle-même et de lui dire… de lui dire quoi ?… Le message de son amant aurait sans doute pour elle tout le poids de l’or, tandis qu’aux yeux de Philip, les derniers mots prononcés par le specksioneer n’avaient d’autre valeur et d’autre consistance que celle de la poussière dont le vent se joue ; — vains propos comme ceux dont on se sert pour amuser l’imagination des femmelettes étourdies. Philip, naturellement, ne faisait aucun fonds sur la constance de son rival. D’un autre côté, s’il adressait sa lettre à Robson, mentionnerait-il, purement et simplement, la capture de Kinraid par les agents de la press-gang ? Il le fallait, peut-être, puisqu’il était le dernier avec qui on eût pu voir le jeune marin. Cependant, il sentait que la moindre parole à ce sujet devait être décisive, et il hésitait encore, lorsque le nom du specksioneer, prononcé dans les groupes voisins, attira tout à coup son attention. On y parlait avec un grand laisser-aller des qualités exceptionnelles de Kinraid, qui lui assuraient un rang distingué parmi ses compagnons de pêche ; mais, sur un ton plus libre encore, on jasait de ses talents d’enjôleur et de ses succès auprès de mainte et mainte fillette dont les noms émaillaient cette causerie de cabaret. Hepburn, dans le secret de son cœur, ajouta deux noms à la liste : celui d’Annie Coulson et celui de Sylvia. Plus pâle que jamais en face de cette pensée désolante, il demeura comme perdu dans une amère contemplation jusqu’au moment où les maîtres du logis le tirèrent de sa rêverie — le reste de leurs hôtes ayant peu à peu levé le camp — pour lui demander s’il ne comptait pas, lui aussi, se retirer dans sa chambre. On l’avertit en outre que sa lettre, si elle était à destination du Sud, devait être jetée à la poste le lendemain de bonne heure. Philip, réveillé comme en sursaut, se hâta d’achever sa missive qu’il laissa tout exprès décachetée, se réservant d’y ajouter par post-scriptum, suivant les conseils de la nuit, la nouvelle qui lui semblait si difficile à donner. Mais il s’endormit tard, après force délibérations contradictoires ; un sommeil de plomb l’envahit tout entier, et lorsqu’il en sortit, à une heure plus avancée que de coutume, il lui restait à peine le temps d’expédier son épître. Il se hâta de la clore et de la jeter à la poste avant de courir s’embarquer sur le bâtiment caboteur où on le mandait avec instance. Au total, il trouvait une sorte de soulagement dans cette pensée que le hasard s’était chargé de trancher la question et de faire taire ses scrupules.

La traversée de Newcastle à Londres ne demanda pas moins de huit jours, grâce aux précautions minutieuses qu’on prenait, à bord du smack, contre les entreprises de l’enrôlement maritime. Une fois arrivé, l’agent des Foster s’absorba naturellement dans les détails compliqués de l’enquête qu’il s’était chargé de mener à bien. Elle avait de quoi l’occuper à l’exclusion de toute autre affaire, mais le soir, si fatigué qu’il fût de ses courses quotidiennes, ses souvenirs, ses regrets, mêlés, hélas, à bien peu d’espérances ! revenaient assiéger son âme et troubler son sommeil.

Dans l’impatience fébrile où le plongeait son ignorance absolue de ce qui se passait à Haytershank, il ne put s’empêcher d’écrire encore à master Robson, et pour créer un prétexte à sa seconde lettre, il eut soin d’y joindre le prospectus illustré d’une charrue nouvelle qu’il avait tout simplement découpé dans un vieux journal ; mais au fond il voulait uniquement transmettre à sa bonne tante « et à Sylvia » le témoignage des inaltérables sentiments qu’il leur gardait, sentiments sur lesquels l’absence n’avait aucune prise. Peut-être Robson répondrait-il. Du moins son neveu voulut-il s’en flatter, bien qu’il sût, mieux qu’un autre, à quel point l’honnête fermier était hors d’état de tracer sur le papier autre chose que des hiéroglyphes à peu près indéchiffrables. Mais c’était bien là ce qu’on appelle « espérer contre toute espérance, » et la poste n’apporta rien. La correspondance commerciale des Foster résumait, en termes aussi brefs que possible, les nouvelles de Monkshaven, et pas une fois il n’y fut question de la famille Robson. Philip songea bien à prier Coulson de se rendre à Haytersbank pour le renseigner sur ce qui s’y passait, mais le mécontentement que son collègue avait témoigné en le voyant choisi par leurs patrons pour une mission de haute confiance, ne permettait guère de lui demander un pareil service.

Malheureux de ce côté, Philip voyait réussir, au contraire, les transactions auxquelles il s’employait pour le compte de la maison. Son extérieur sérieux, sa gravité précoce, son exactitude scrupuleuse lui gagnaient le cœur de tous les négociants auxquels il avait affaire : mais au milieu de ses succès l’espoir chaque jour déçu de cette lettre qui n’arrivait pas, jouant le même rôle que la présence de Mardochée assis au seuil du palais d’Aman, mêlait une secrète amertume à tous ses triomphes, et le rendit presque indifférent aux témoignages de satisfaction qu’il reçut de ses patrons. Leur épître, cependant, concise mais expressive, lui faisait pressentir que — pour prix de son zèle, et à raison de l’aptitude qu’il venait de montrer — il allait jouir de toute leur confiance, et devait se considérer comme leur associé, en attendant qu’il devînt leur successeur.

Ce n’était point à ceci qu’il songeait, — sur le pont du bâtiment caboteur qui allait le débarquer à North-Shields, — en regardant le prieuré de Monkshaven dont les antiques bâtiments dessinaient vaguement leur profil gris parmi les brumes d’un lointain horizon. Un voisin des Robson, qu’il rencontra presque aussitôt après avoir pris terre, n’aurait pas mieux demandé que de lui offrir, en sus des poignées de main qu’il lui prodiguait, une séance à la taverne. C’était là pour notre voyageur, altéré de nouvelles, une belle occasion que, néanmoins, il laissa perdre. Il éprouvait une insurmontable répugnance à parler de Sylvia, et même des parents de Sylvia, soit en pleine rue, soit au cabaret. Il s’abstint donc de toute question et n’en savait pas plus long en rentrant à Monkshaven qu’au moment de sa dernière entrevue avec les habitants de Haytersbank. On pourrait croire qu’après la longue séance où il rendit un compte détaillé de sa mission à ses deux patrons dont la curiosité ne semblait jamais rassasiée, il n’eut rien de plus pressé que de courir à la ferme. Mais non : soit répugnance à s’y montrer dans ses poudreux vêtements de voyage qu’il n’avait pas pris le temps de changer avant de se rendre au magasin, soit qu’il préférât remettre au lendemain une visite que l’heure avancée devait forcément abréger ce jour-là, il aima mieux rentrer dans son domicile où il allait retrouver Hester et Coulson, sans parler de la bonne mère Alice. Les deux premiers l’avaient entrevu déjà ; mais la dernière l’attendait avec impatience, et salua son retour d’une exclamation joyeuse. Peut-être n’avait-elle pas espéré qu’il rentrerait de si bonne heure. Malgré sa lassitude, il lui fallut raconter à ses trois commensaux les merveilles de son voyage dans la capitale, ce qu’il fit en laissant de côté, comme l’exigeait la discrétion professionnelle, tout ce qui était relatif aux affaires de ses patrons. Coulson, qui n’en était pas à regretter un mouvement d’animosité irréfléchie, lui portait une attention sympathique. La mère d’Hester, Hester elle-même, — secrètement flattées de ce qu’il était venu vers elles au lieu de courir chez les Robson, — s’imaginaient déjà voir renaître les jours heureux où Philip ne connaissait pas encore le chemin de Haytersbank.