Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/06

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 169-176).
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2e partie

VI

AIMÉ, PERDU.

Une gracieuse soirée de mai. Partout l’aspect, les bruits, le parfum du printemps. La fraîcheur des brises semble atténuée par les pourpres rayonnements du soleil à son déclin. Avant de se laisser tomber à côté de leur mère, les agneaux fatigués marient leurs bêlements plaintifs aux gazouillements du linot et de l’alouette… Partout le repos, si ce n’est dans le cœur de Philip. Il marche, et d’un bon pas, mais comme dans un rêve. Il n’a qu’à se féliciter, et une mystérieuse angoisse le poursuit malgré tout, sans qu’il ose ni se l’avouer, ni surtout s’en rendre compte.

Il est cependant porteur d’une grande nouvelle. Ce jour-là même lui a été officiellement notifiée l’intention de ses patrons qui les appellent, lui et Coulson, à prendre la suite de leur commerce. L’heure est donc venue qu’il envisageait de loin comme celle où il lui serait permis de prétendre ouvertement à la main de Sylvia : mais ce moment, qui devait être décisif, est bien loin de tenir toutes ses promesses. Entre Sylvia et lui se dressent autant et plus d’obstacles que jamais. Cependant la disparition de Kinraid a levé le plus insurmontable de tous. L’amour de ce volage séducteur ne tiendra pas contre une absence prolongée. Pourquoi Sylvia ne l’oublierait-elle point, elle aussi ? À ce prix, son bonheur est assuré. Pour cela, mieux vaut qu’elle n’entende jamais parler de lui, ni en bien ni en mal. À force de patience et de soins, à force de cultiver cet amour rebelle, Philip ne peut-il pas avoir raison d’une ombre vaine, d’un souvenir graduellement effacé ?

Le nom de Sylvia est sur ses lèvres ; Sylvia elle-même est devant ses yeux. Il l’aperçoit, à l’extrémité du sentier montant qui traverse dans toute sa longueur le jardin en pente, — trop loin pour qu’il puisse lui envoyer une parole amie, — mais assez près pour qu’il ne perde aucun détail de sa physionomie ou de son attitude. Elle est debout, immobile, à la crête d’un mur de soutènement, de la main abritant ses yeux, ses yeux fixés vers la mer. Immobile, ai-je dit ? une statue de pierre ne le serait pas davantage, et Philip sent son cœur se serrer. Il donnerait beaucoup pour qu’elle bougeât, pour qu’elle cessât de regarder la mer, du haut de ce jardin qu’ils avaient tant de fois cultivé ensemble, dans les premiers temps de l’établissement à Haytersbank, alors qu’elle était encore une jolie enfant et rien de plus.

Descendant à grands pas le sentier rapide, il trouva sur le seuil de l’habitation sa tante occupée à tricoter. Dans le bercail voisin, il entendait son oncle causer à haute voix avec Kester. Pourquoi Sylvia se tenait-elle ainsi loin des siens, dans cette immobilité si peu naturelle ?

Mistress Robson, enchantée de revoir son neveu, voulait immédiatement signaler son arrivée au reste de la famille. Philip la contraignit vivement à se rasseoir. Il avait, disait-il, tant de choses à lui raconter ; — il avait, en réalité, tant de questions à lui faire. Bientôt la conversation arriva d’elle-même au sujet qui l’intéressait plus particulièrement.

« Te rappelles-tu, lui dit sa tante, ce cousin des Corney, ce piqueur de baleines qu’on appelait Charley Kinraid ? »

S’il se le rappelait, grands dieux !… Comment l’eût-il oublié ?

« Le pauvre diable n’est plus de ce monde, reprit sa tante avec une sorte de componction.

— Mort ? vous dites qu’il est mort ?… Comment le savez-vous ?… je ne comprends pas, » s’écria Philip étrangement stupéfait.

En somme, pourquoi n’en serait-il pas ainsi ?… Peut-être Kinraid, essayant de s’échapper, avait-il reçu quelque mauvais coup… peut-être s’était-il noyé… sans cela, comment le bruit de sa mort se serait-il répandu ? On devait le supposer en route pour le Groënland, et dès lors sa disparition du pays s’expliquait naturellement. Pourquoi le croire mort ? Que voulait dire ceci ?… Et Philip était consterné, car, dans ses plus violents accès de haine, jamais il n’avait osé souhaiter le trépas de son rival.

« Garde-toi, reprit sa tante, garde-toi d’en parler à Sylvia !… Je ne sais comment cela se fait, mais cet accident, selon moi fort heureux pour elle, l’a très-péniblement affectée. Il leur avait tourné la tête, à elle et à Bessy Corney, ce bel enjôleur… Mais c’était là pure fantaisie de jeunes filles, et il n’y a certes pas de quoi se formaliser. N’importe, autant vaut qu’il ne soit plus des nôtres, ce qui est dur à penser d’un pauvre noyé.

— Noyé ? reprit Philip ; encore une fois, qu’en savez-vous ? »

Au fond, il espérait qu’on allait lui parler d’un cadavre encore reconnaissable et rejeté sur la côte par les flots complaisants, de circonstances enfin qui trancheraient tous les doutes et fixeraient définitivement les situations. Kinraid avait fort bien pu, en se débattant, tomber à l’eau tout garrotté, ce qui expliquait à merveille une submersion immédiate.

« Ah ! répondit mistress Robson avec quelque embarras, c’est tout au plus si j’aime à le dire… Mais le fait est que cette petite sotte lui avait donné ou laissé prendre un bout de ruban, chez les Corney, dans cette soirée du 1er janvier. Notre étourneau s’en était paré, en le fixant à son chapeau, si bien qu’à la marée basse, quand on cherchait de tous côtés, par ordre de son capitaine, ce malheureux specksioneer… Chut ! fit-elle s’interrompant tout à coup… Ainsi donc, mon garçon, tu as vu le roi Georges et la reine Charlotte ? »

À cette question improvisée Philip ne prit seulement pas garde, car Sylvia venait d’entrer et captivait toute son attention par les changements qu’attestaient chez elle son allure paisible et lente, ses traits atténués, sa pâleur, ses yeux agrandis par un chagrin silencieux et sans larmes. Elle s’approcha négligemment de son cousin, qu’elle accueillit avec l’indifférence familière de l’hospitalité quotidienne. Il semblait qu’il l’eût quittée la veille, et Philip eut à s’étonner, se rappelant si bien l’espèce d’altercation qu’ils avaient eue lors de leur dernière entrevue, au sujet de ce même Kinraid, — de n’en retrouver aucun vestige ni dans ses paroles, ni dans l’expression de sa physionomie. La douleur avait effacé, détruit tous ces futiles souvenirs.

« Ton cousin nous arrive avec force nouvelles de Londres, lui dit aussitôt sa mère avec une gaieté de commande. Va vite chercher ton père !… il sera bien aise de l’entendre jaser. »

Et comme Sylvia se dirigeait, silencieuse et docile, du côté du bercail, Bell Robson, se penchant vers Philip, dont la figure attestait pour le moins autant de remords que de sympathie, — ajouta quelques mots destinés, sans qu’elle le sût, à retenir un aveu complet que le malheureux allait laisser échapper : — Cela vaut mieux, cela vaut mieux ainsi, mon garçon, lui disait-elle à voix presque basse… Il se serait joué d’elle comme des autres. Taisons-nous, taisons-nous !… Le temps viendra où elle verra la chose comme nous la voyons nous-mêmes. »

Survint Daniel, plus affectueux et plus bavard que jamais. À l’encontre de sa femme, il regrettait secrètement la disparition de Kinraid, qu’il avait tout d’abord attribuée à la press-gang, malgré toutes les circonstances contraires à la probabilité de cette hypothèse. Plus tard, après la découverte de ce ruban retrouvé sur la grève, dans le chapeau de Kinraid, — chapeau à l’intérieur duquel le nom du specksioneer était écrit en gros caractères, — il en était venu à penser que le malheureux avait péri, mais sans doute dans quelque rixe avec les agents de la presse maritime. Ceci étant, le mieux était de ne pas insister sur un malheur sans remède et sans réparation possibles ; le mieux était surtout de ne pas laisser savoir jusqu’à quel point Sylvia s’était engagée vis-à-vis du défunt, et de mettre à profit, pour le dissimuler, ce grand désespoir si hautement affiché par Bessy Corney. C’est pourquoi il n’avait rien dit à sa femme de ce qui s’était passé pendant qu’elle s’était absentée. À Sylvia elle-même, il ne parlait jamais de cette désastreuse affaire, se contentant, çà et là, de lui donner en passant quelque témoignage de rude et sympathique tendresse.

Ce soir là, par exemple, il voulut qu’elle restât avec lui et Philip, pendant que celui-ci racontait ses aventures, et répondait, avec une contrainte évidente, aux questions multipliées du vieux fermier. Assise sur un escabeau, et tenant à deux mains une main de son père, Sylvia s’efforçait d’écouter ; mais Philip voyait sans cesse, aux vagues regards qu’elle laissait errer sur les lueurs expirantes du foyer, combien ses pensées étaient loin de lui. La pitié qu’il éprouvait pour elle paralysait à chaque instant sa bonne volonté de narrateur ; mais cette même pitié ne lui conseillait aucune des révélations qu’il eût pu faire. Pour rien au monde, maintenant, il ne lui eût transmis le message d’un amant trompeur. Les sentiments qu’elle lui faisait éprouver étaient ceux d’une mère qui ne veut point céder aux périlleux caprices, aux plaintes insensées d’un enfant mal inspiré.

Du reste, s’il ne parla point de son ancien rival, un sentiment de délicatesse innée l’empêcha également de mentionner l’heureuse issue de ses transactions commerciales. Dans cette maison où planaient de sombres souvenirs, les joies purement mondaines, les calculs mondains n’étaient pas à leur place. Il le comprit et se retira sans avoir rien laissé percer de l’incident notable qui lui frayait un chemin vers la fortune.

Cette nouvelle, qui défrayait les commérages de Monkshaven, n’en parvint pas moins, dès le premier jour de marché, aux oreilles du vieux Robson. Daniel était homme à juger chaque événement par ses résultats, et peut-être se repentait-il déjà d’avoir encouragé le penchant de sa fille pour un aventureux marin dont l’avenir n’était pas, à beaucoup près, aussi bien garanti que celui de certain autre prétendant. Ce qui semblerait du moins le prouver, c’est qu’il avait demandé à Sylvia de garder un secret absolu sur cet acte de complicité paternelle. En tout cas, il se montra fort empressé de lui raconter que le nom de Philip Hepburn et de son collègue Coulson brillaient maintenant, en gros caractères dorés, sur l’enseigne des Foster : « Et ceci, ajouta-t-il, n’est pas une simple question de gloriole… Il leur en reviendra bien quelques centaines de livres chaque année…

— Les Foster, interrompit Bell, n’en empocheront pas moins le plus clair des profits…

Sans doute, sans doute… Ils continueront à fournir le capital de commandite… C’est égal, l’affaire est encore excellente pour mon neveu… Voyons, Sylvia, continua-t-il se tournant vers sa fille, ne te plairait-il pas, au prochain marché, d’aller choisir un beau ruban dans la boutique de ton cousin ? »

Le souvenir d’un autre ruban, — jadis noué à sa chevelure, et devenu plus tard un gage de constance, — traversa peut-être la pensée de Sylvia qui répondit tristement, en s’écartant de son père :

« Merci, je ne compte pas aller au marché… Je n’ai pas besoin de rubans… Merci tout de même, vous savez ? »

Puis elle sortit, laissant ses parents fort occupés, en apparence, de cette heureuse crise survenue dans les affaires de leur neveu. À peine eut-elle disparu qu’ils cessèrent tout à coup de parler. Par manière de consolation, et aussi pour excuser sa fille, Daniel fit observer ensuite qu’il était près de neuf heures, et que les jours allongeaient beaucoup depuis quelque temps. Sans répliquer un seul mot, Bell réunit ses laines éparses, et commença les préparatifs de la nuitée. Rompant tout à coup le silence :

« Il m’avait jadis semblé, dit tout à coup le fermier, que Philip avait quelques pensées à l’endroit de notre Sylvia. »

La réponse de Bell se fit attendre pendant une minute ou deux. Bien que son mari eût des informations plus complètes, elle lisait mieux que lui dans le cœur de leur enfant :

« Si c’est à les marier que tu songes, dit-elle enfin, sache bien qu’il se passera du temps avant que la pauvre fille accepte un autre homme pour sweet-heart.

— Qui te parle de sweet-hearts ? … Vous êtes étonnantes, vous autres femmes, pour n’avoir que ce mot à la bouche… J’ai dit simplement que Philip avait jadis des idées au sujet de notre fille, et j’imagine que ces idées ne lui ont point passé… Je dis aussi qu’avant longtemps il pourra bien compter sur deux à trois cents livres par an de bénéfices nets… Voilà tout ce que je dis… Est-il, là-dedans, question de sweet-hearts ? »