Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/07

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 176-182).
2e partie

VII

UN REFUS.

Les Foster, que leur génie organisateur portait à se mêler volontiers des affaires d’autrui, avaient eu l’idée de transplanter le ménage des Rose dans la vieille maison attenante à leurs magasins. Alice y régnerait de concert avec la vieille servante qui, pour le présent, veillait au bien-être intérieur de Jeremiah. Philip et Coulson resteraient ses locataires, comme par le passé.

L’obstination d’Alice fit avorter ces beaux plans dont le principal tort, énorme à ses yeux, était de n’avoir pas eu son aveu préalable. Elle entrevoyait, disait-elle, le mariage plus ou moins prochain de l’un des deux jeunes gens, et la femme qu’il aurait choisie revendiquerait très-certainement la jouissance de la maison où on voulait le transplanter d’ores et déjà, sans égard à cette chance d’avenir. — Qui savait, d’ailleurs, ce que serait la nouvelle venue ? Les jeunes gens font des choix si bizarres, si peu raisonnables ? — L’absurdité des mariages en général, et du mariage des jeunes gens en particulier, était le thème favori des discours d’Alice. Elle n’en parlait guère sans une arrière-pensée hostile, une sorte d’amertume railleuse, bien convaincue, paraissait-il, que le choix d’une fiancée ou d’un mari devrait être exclusivement l’affaire des anciens de la famille.

« Je vais t’expliquer ceci, dit John Foster à Philip, le lendemain du jour où avaient été débattues les objections de leur vieille amie. Dans sa jeunesse, elle était fort agréable, et Jeremy ne songeait qu’à l’épouser ; si bien que, n’ayant pu l’obtenir, il est resté célibataire pour le reste de ses jours. Hester, cependant, bien que fille de l’homme que mon frère s’est vu préférer, n’en aura pas moins, je le crois bien, tout ce qu’il doit laisser après lui… Je crois même, à ce propos, que vous feriez bien, toi et Coulson, de tenter fortune auprès d’Hester… J’en ai prévenu, ce matin, ton camarade, lui donnant ainsi quelque avance sur toi, parce qu’il est un peu mon parent… Vous voilà maintenant avertis tous deux… Revenons au mariage de la pauvre Alice ! elle était alors jeune et gaie, souriante à chacun, point maussade ni revêche… si ce n’est pourtant lorsque Jeremy lui voulait faire un doigt de cour. Que veux-tu ? Elle s’était affolée d’un certain Jack Rose, matelot à bord d’un baleinier. Chacun eut beau dire et beau faire : il fallut, en fin de compte, qu’elle l’épousât… Or c’était un mauvais sujet, un débauché qui courait après le premier cotillon venu, buvait sans cesse, et une fois gris, battait sa femme… Le sourire et les fraîches couleurs de la pauvre Alice ne durèrent pas longtemps. Après un an de mariage, à l’époque où Hester vint au monde, elle avait déjà presque autant de cheveux blancs et presque autant de triste résignation que tu lui en vois aujourd’hui. Ils seraient tous morts de faim, le mari, la femme et l’enfant, si Jeremy ne leur fût venu en aide… En se cachant, bien entendu, car Alice a toujours eu beaucoup d’orgueil… Le nom de son bienfaiteur, en supposant qu’elle l’ait jamais deviné, a dû lui rendre le bienfait singulièrement amer… Mais l’orgueil lui-même doit se taire quand l’amour maternel est en jeu…

Sur cette révélation des choses passées, Phiļip, malgré lui, devint songeur. Il retrouvait une situation identique à la sienne. Sylvia, comme jadis Alice, avait pu opter entre deux prétendants. Comme Alice, elle avait choisi celui qui devait inévitablement la rendre malheureuse, si le hasard ne s’était interposé pour la séparer de lui. — Les choses humaines, se demandait-il, tournent-elles donc toujours dans le même cercle fatal ?… Et quand nous ne serons plus là, une autre Sylvia, un autre Charley, un autre Philip joueront-ils les mêmes rôles que leurs devanciers ?

En somme, plus il y songeait, plus il se félicitait d’avoir tu à sa cousine ce qui pouvait lui laisser une désastreuse espérance.

Les arrangements adoptés en définitive furent que Philip irait occuper la vieille maison, tandis que Coulson resterait auprès d’Alice. Dans le courant de l’été, ce dernier vint dire à son nouvel associé qu’il avait demandé la main d’Hester, et que, la veille même, il avait été catégoriquement refusé :

« Je voudrais, ajouta Coulson, je voudrais, par votre entremise, savoir ce qu’elle peut objecter contre moi… Elle ne devait pas ignorer mes sentiments, et sauf un peu de réserve, bien naturelle vu nos rapports quotidiens, elle ne m’avait en rien laissé deviner qu’ils lui fussent désagréables. Les convenances d’âge, ses relations déjà établies dans ma parenté, la déférence filiale que j’ai pour sa mère, tout semblait en ma faveur… Dois-je donc penser qu’il y a quelque chose entre elle et vous ?

— Une fois pour toutes, répliqua aussitôt Philip, défaites-vous de cette idée ; ne voyez en moi que son frère ; en elle, ne voyez que ma sœur… C’est la dernière fois que je vous le dis, elle ne pense pas plus à moi, sous certains rapports, que moi-même je ne pense à elle.

— Si vous étiez amoureux, reprit Coulson d’une voix plaintive…

— Si j’étais amoureux, interrompit sèchement son collègue, j’aurais peut-être de ces imaginations, ridicules : mais je n’en rebattrais pas les oreilles d’un chacun. »

Toutefois, honteux de cette rebuffade à contre-temps, il se crut tenu, pour la faire oublier, de tenter la démarche sollicitée par son associé, avec lequel depuis quelques mois il vivait dans les meilleurs termes. Il lui répugnait, toutefois, d’interroger Hester elle-même sur les causes de son refus. Une sorte d’embarras vaguement raisonné, de gêne instinctive, l’arrêtaient malgré lui sur cette voie. Aussi chercha-t-il, et finit-il par trouver l’occasion d’entretenir Alice, un beau dimanche soir, seule à seul comme il le désirait.

Quand il entra, elle était assise près de la croisée, et lisait sa Bible. Elle l’accueillit avec cordialité, mais sans beaucoup de paroles, retira ses lunettes qu’elle remit dans leur étui de corne, et dont elle se fit ensuite un sinet en les glissant entre les pages du livre saint, puis elle attendit de pied ferme l’explication d’une visite qui, dans l’ordre de ses relations actuelles avec le jeune marchand, avait quelque droit de la surprendre. Sans être un diplomate de première force, Philip réussit, dès les premières questions de la bonne vieille, à mettre en scène son camarade Coulson. Mais ce nom lui fit froncer le sourcil :

« Laissons-là Coulson, lui dit-elle, et parlons de toi !… Ce garçon m’intéresse fort peu, je te l’avouerai sans détour…

— Pourquoi donc, bonne mère ?… Sans être des plus brillants, il a du fonds, c’est moi qui vous le dis ; et je parierais pour lui contre n’importe quel autre de nos jeunes commerçants.

« J’en sais un, moi, pour qui je parierais plus volontiers, » repartit Alice avec un sourire significatif.

Philip ne pouvait méconnaître la portée de cette allusion toute personnelle :

— Soit, dit-il ; admettons, sans fausse modestie, que sur certains points j’en sache plus long que mon camarade… À quoi cela tient-il ?… à ce que j’ai reçu de bonne heure l’instruction qui lui manque, et….

— L’instruction ?… Où as-tu vu que l’instruction et les livres fissent faire son chemin à qui que ce soit ?… L’essentiel, mon enfant, c’est l’intelligence elle-même, la faculté maîtresse, la force native… Quelque chose dont le nom n’existe pas, mais que les femmes savent bien discerner, je t’en réponds.

— Tiens, tiens, reprit vivement Philip… C’est justement ce que je disais à Coulson… Il lui a paru très-dur de n’être point accepté par Hester, et il est venu s’en plaindre à moi.

— Que lui as-tu dit ?… demanda aussitôt Alice fixant sur son jeune interlocuteur un regard profond, comme pour lire dans sa physionomie le vrai sens des paroles qu’il allait prononcer.

— Je lui ai dit, repartit l’autre, enchanté d’avoir mis ainsi sur le tapis l’affaire dont il s’était chargé, que je l’aiderais de tout mon possible.

— Vraiment ?… tu lui as dit cela ?… Eh bien ! nous ne manquons pas d’originaux, ici-bas, marmotta la bonne vieille avec un ironique sourire.

— J’ai ajouté, continua Philip, que la fantaisie entrait pour les trois quarts, tout au moins, dans le plus ou moins de goût que les jeunes filles peuvent avoir pour tel ou tel de leurs adorateurs… Maintenant, Hester ferait bien d’y regarder à deux fois, car il tient beaucoup à elle, et Dieu sait ce qui pourrait arriver si les choses en restaient là !

— Elles n’en resteront pas là, repartit Alice avec le sombre accent d’une sibylle inspirée.

— Pourquoi donc ? » s’écria Philip, tout étonné. Mais il n’obtint aucune réponse. Alice était absorbée dans l’immense effort de plier son orgueil à certaines paroles qu’elle voulait pourtant prononcer.

— Voyons, bonne mère, un mot en faveur de ce pauvre garçon !…

— Pas une syllabe, au contraire. Les mariages doivent se faire sans qu’on s’en mêle… Sais-je donc si ma fille n’en préfère pas un autre ?

— Allons donc !… Notre Hester n’est pas de celles qui donnent leur cœur sans qu’on le demande… Et soit ici, soit au magasin, nous savons tous qu’elle n’a pu être courtisée par âme qui vive… Donc…

— Restons-en là, mon enfant !… je ne trouve pas que le jour où nous sommes se prête à tous ces bavardages mondains, et je te prie de me les épargner… Il me tarde, vois-tu, d’être dans un monde où on ne parlera plus ni de mariage ni d’amourettes ; car ici-bas c’est une éternelle cause de bavardages et de malentendus. »

Elle rouvrit à grand bruit sa Bible quand elle eut terminé cette espèce d’anathème, et pendant que ses mains, tremblantes de colère, ajustaient à grand’peine ses lunettes sur son nez, elle entendit Philip s’excuser humblement : « Si j’avais été libre, disait-il, de venir un autre jour…

— Très-bien, très-bien !… Ce qui est dit est dit, n’y pensons plus. Tu pourrais cependant t’épargner ces méchantes excuses… Je gagerais bien que tu es allé à la ferme de Haytersbank, un des jours de cette semaine ? »

Philip ne put s’empêcher de rougir. Il en était effectivement à regarder ces visites sans cesse réitérées comme appartenant au train de ses occupations régulières. Aussi garda-t-il le silence.

Alice, qui continuait à l’examiner, ne pouvait se tromper sur le vrai sens de cette réponse muette.

« Tu vois que j’avais deviné, reprit-elle. Maintenant, si tu es encore tenté de te croire supérieur à Coulson, retiens bien les paroles que je t’adresse aujourd’hui, et qui sont signées Alice Rose. Coulson n’a pas le regard assez pénétrant pour voir à travers une planche ; mais tu es trop aveugle, toi, pour voir à travers une fenêtre ouverte. Quant à ta démarche en faveur de… l’autre, sois certain qu’avant l’expiration de l’année il aura trouvé, n’importe où, ce qu’il lui faut, en place de cette Hester dont tu le crois si épris… Maintenant, passe ton chemin, et laisse-moi méditer le saint livre !… Les dimanches ne sont pas institués pour qu’on les passe à bavarder en pure perte. »

La mission de Philip n’avait eu, on le voit, qu’un succès médiocre. Il s’en revint quelque peu confus, mais sans voir plus clair que devant, « à travers les fenêtres ouvertes. »

La prédiction d’Alice fut d’ailleurs réalisée avant le terme fixé. Coulson, ne se trouvant pas absolument à l’aise dans la même maison que la jeune personne dont il n’avait pu faire sa femme, tourna ses prétentions d’un autre côté, dès qu’il eut perdu l’espoir de ramener Hester à des sentiments plus favorables. Dans le nouvel attachement qu’on le vit former, la raison entrait pour une bonne part, et, moins aimant, il obtint meilleur retour. Avant que les premières neiges fussent tombées, Philip figura comme garçon d’honneur à la noce de son heureux associé.