Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/09

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 323-330).
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3e partie

IX

COMMENT ON SE RETROUVE.

En effet, le 7 mai 1799, — mais bien loin de Monkshaven, sur une mer qui reflétait les feux du ciel d’Orient ; — des tonnerres d’artillerie ne cessèrent de retentir.

Au bord de la Méditerranée, le long d’une grève blanche, s’élèvent des deux côtés d’une anse profonde, à droite, un couvent aux blanches murailles, à gauche, les remparts d’une ville forte, poussés jusque dans la mer et formant une sorte de havre, où les navires sont à l’abri des coups de vent qui désolent les côtes orientales de l’immense lac. Le ciel est pourpre, la lumière impitoyable. Une odeur d’épices flotte dans l’air, émanée des milliers de fleurs aromatiques qu’une saison précoce a fait éclore. Au midi de la ville une escadre anglaise est à l’ancre. Elle assiste au siège de Saint-Jean-d’Acre, et tâche d’en arrêter les progrès par les bordées qu’elle envoie sur les flancs de l’armée française.

Ce jour-là, le 7 mai, d’autres vaisseaux furent signalés au loin. Ils amenaient des secours à la ville assiégée. Leur arrivée devait être le signal d’une tentative suprême, car le siége en était alors à sa cinquante-cinquième journée, et le grand capitaine qui en avait la direction n’attendrait certainement pas, pour donner l’assaut, que la garnison eût reçu de nouveaux renforts. Sir Sidney Smith ne pouvant se tromper sur les intentions de Buonaparte, venait de donner ses ordres en conséquence. À l’exception des hommes indispensables pour entretenir le feu des vaisseaux, il avait fait débarquer tous les matelots et tous les soldats de marine pour qu’ils allassent prêter secours aux forces anglo-turques, chargés de défendre la vieille cité historique.

Un de ses officiers — le lieutenant Kinraid, le même qui, trois ans auparavant, associé à l’entreprise héroïque de son chef, avait d’abord partagé sa captivité, puis s’était ensuite évadé avec lui et Westley-Wright des cachots du Temple — eut l’honneur, ce jour-là, d’être envoyé par son amiral au poste le plus périlleux. Lui et ses hommes arrivèrent dans les jardins de Djezzar-Pacha au moment où sir Sidney Smith et le colonel d’infanterie de marine concertaient ensemble le dernier plan de défense. Il était alors trois heures de l’après-midi. D’abord envoyé sur le ravelin du nord, l’équipage du Tigre, ayant pour chef le lieutenant Kinraid, reçut ordre peu après d’aller protéger le débarquement des renforts commandés par Hassan-Bey, lesquels descendaient sur le Môle, où sir Sidney Smith s’était rendu en personne. Cette mission remplie avec plus de bonne volonté que d’égards pour les troupes turques, les matelots et soldats de Kinraid, avec sir Sidney Smith à leur tête, revinrent se placer derrière la batterie anglaise, sur cette brèche fatale si souvent assaillie, si vaillamment défendue, mais qu’on ne s’était jamais disputée comme dans cette brûlante après-midi.

Djezzar-Pacha, lorsqu’il apprit où ils étaient, quitta précipitamment les jardins de son palais, et, malgré les amples vêtements qui gênaient sa marche, vint sur la brèche même d’où il essayait de retirer un à un ses courageux alliés : « En s’exposant ainsi, disait le pacha, ils l’exposaient lui-même à tout perdre. »

Ses efforts eussent été inutiles, car nos matelots avaient pris goût à l’affaire, et se faisant du combat un jeu véritable, n’auraient pas souffert qu’un vieux bonhomme — pacha ou non — se permît de les déranger ; mais les Français venaient d’ouvrir une nouvelle brèche sur un autre point des remparts, et dirigeaient maintenant de ce côté leur principale attaque. Il fallut donc s’y porter au plus vite, et les deux ravelins, où Kinraid et ses hommes furent postés pour diriger un feu terrible sur les flancs de l’ennemi, touchaient presque à sa première ligne d’attaque.

« Faites de votre mieux, Kinraid, dit sir Sidney à son lieutenant, lorsqu’il eut achevé de lui donner ses instructions ; du haut de cette colline, là-bas, Boney[1] a les yeux sur vous !… »

Et de fait, sur une hauteur qui porte le nom de Richard Cœur-de-Lion, au centre d’un état-major à cheval formé en demi-cercle, un petit homme semblait donner des ordres, écoutés avec une extrême déférence. De cinq minutes en cinq minutes, quelque aide de camp partait au galop pour les porter aux deux extrémités de la ligne française.

Vint un moment où les Français se jetèrent avec fureur sur la brèche nouvellement faite, par où ils croyaient pénétrer sans trop de résistance. Surpris de ce mouvement, Kinraid, pour savoir de quoi il s’agissait, se hasarda hors du ravelin où il était à l’abri. Une balle perdue vint alors frapper cet homme qui, pendant toute une journée de carnage, avait pu passer pour invulnérable ; et tandis que les Français, descendus dans les jardins du pacha, livraient un terrible combat à l’arme blanche, Kinraid demeura étendu au delà des ravelins, à bien des mètres en dehors de l’enceinte fortifiée. Il pouvait se regarder comme perdu, car il avait la jambe brisée. De tous côtés, autour de lui, des cadavres ; des cadavres français, car aucun Anglais ne s’était hasardé si loin. De tous côtés aussi, des blessés qui, exaspérés par leurs souffrances, lui jetaient des regards haineux, des imprécations furieuses. Nul doute que si quelques-uns parvenaient à se traîner jusqu’à lui, leurs efforts ne s’unissent pour l’achever. Enfin, les piquets volants de l’armée française étaient à portée de fusil, et son uniforme, moins éclatant que celui des soldats de marine, devait toutefois attirer sur lui le feu de l’ennemi pour peu qu’il se permît le moindre mouvement. Et cependant la tentation de se retourner était grande, car le soleil de Syrie dardait en plein dans ses yeux. La fièvre, d’ailleurs, commençait à l’envahir ; sa jambe blessée lui faisait de plus en plus mal ; une soif terrible, causée par la perte de son sang, séchait ses lèvres et brûlait sa gorge, qui lui semblait tapissée de bois. Il se mit à penser à un temps qui n’était plus, — à ces mers du Groënland, où il s’était vu entouré de glaces, à certains cottages anglais enfouis sous l’herbe et la feuillée. Le passé devenait à ses yeux plus réel que le présent. Un effort considérable lui rendit le sentiment de sa situation ; il compta ses chances de salut, qui étaient en bien petit nombre, et alors il sentit ses paupières se mouiller malgré lui au souvenir de cette femme, récemment épousée, qu’il avait laissée en Angleterre, à cette femme qui peut-être ne saurait jamais comment il était mort, avec son image devant les yeux…

Il vit tout à coup un détachement anglais d’infanterie de marine qui venait, protégé par le relief du ravelin, recueillir les blessés pour les conduire à l’ambulance. Ces braves étaient si près de lui qu’il pouvait distinguer leurs visages et les entendre parler ; mais il n’osait leur donner aucun signe de vie pour ne pas attirer sur lui-même et sur ceux qui viendraient à son aide, les balles des piquets ennemis.

L’idée que la nuit allait venir, — qu’elle amènerait sur le champ de carnage ces misérables pillards qui accourent, comme les animaux immondes, s’abattre sur les mourants, — qu’avant d’être achevé par eux il serait en butte à leur rapacité, à leurs outrages, — lui fit malgré lui relever la tête. Mais le soleil couchant l’éblouit ; il ne put rien voir de ce que ses yeux cherchaient. Alors il retomba désespéré, ne songeant plus qu’à mourir.

Ces mêmes rayons qui l’avaient aveuglé le sauvèrent. Il fut reconnu comme le sont les victimes d’un incendie, à la lueur des flammes. Un des hommes du détachement quitta ses camarades, se ruant à toute course parmi les blessés ennemis, à portée des balles et de la mitraille françaises. Il vint, il s’inclina sur Kinraid, comprit dans une parole ce dont il s’agissait, saisit le blessé dans ses bras et l’emporta comme un enfant, avec cette véhémente énergie qui tient à la force de la volonté plus qu’à la force du corps. Avant que ces deux hommes fussent rentrés derrière le ravelin, plus d’une balle leur avait été adressée ; l’une d’elles avait atteint le malheureux lieutenant et déchiré les chairs de son bras.

Kinraid, à ce moment, souffrait des douleurs atroces ; il croyait déjà ressentir les affres de l’agonie ; il se souvint néanmoins plus tard qu’au moment où le soldat de marine appelait ses camarades, et avant qu’ils fussent accourus à sa voix, lui, Kinraid, avait cru reconnaître, comme dans un rêve, un visage présent à sa mémoire ; mais ce devait être une illusion, tant paraissait peu probable une pareille coïncidence. Et cependant, le peu de mots que cet homme avait prononcés au moment où ils étaient seuls — tout hors d’haleine auprès de Kinraid sur le point de s’évanouir — se trouvaient singulièrement d’accord avec la bizarre hypothèse que ses dehors avaient suggérée à ce dernier. Voici ce qu’il avait dit, en paroles entrecoupées :

« Je ne croyais pas que vous dussiez lui rester fidèle ! »

Les autres arrivèrent ensuite. Tandis qu’ils organisaient une espèce de brancard avec leurs ceinturons, Kinraid perdit complétement connaissance. Quand il reprit ses sens, il était à bord du Tigre, dans sa cabine, et le chirurgien du navire enveloppait d’éclisses et de bandages la jambe malade. Une fièvre intense l’empêcha, plusieurs jours de suite, de rassembler ses idées et ses souvenirs. Mais son premier soin, dès qu’elle eut cessé, fut d’envoyer son domestique à la recherche d’un soldat de marine nommé Philip Hepburn, avec ordre de l’engager à se rendre sans retard auprès du lieutenant Kinraid.

Le matelot passa presque toute la journée à explorer l’escadre, vaisseau par vaisseau, questionnant tous les soldats de marine qu’il trouvait sur son passage, mais sans qu’un seul pût lui donner des nouvelles de Philip Hepburn. Kinraid entra là-dessus dans une colère épouvantable, que son état de fièvre rendait fort périlleux et que le chirurgien se hâta de calmer en lui promettant de faire lui-même les recherches désirées. Malgré tous les soins qu’il se donna, cette seconde enquête n’eut pas d’autre résultat que la première ; le chirurgien comme le matelot, le matelot comme le chirurgien en vinrent à se persuader que le personnage dont parlait Kinraid n’était que la création chimérique de ses sens surexcités par la fièvre. Vainement, pour les dissuader, entrait-il dans les détails les plus précis ; ni l’un ni l’autre ne voulait admettre qu’un soldat de marine, bien réel et bien vivant, pût dissimuler son existence dans un corps de troupes régulières. Après avoir insisté sans succès pour les convaincre, le malade les envoya promener.

« Je vous répète, leur disait-il avec un énorme juron, je vous répète que j’avais ma tête à moi… L’homme dont je parle s’appelle Philip Hepburn. Les paroles qu’il m’a dites, personne autre que lui ne pouvait les prononcer… Maintenant, il est vrai d’ajouter que nous avions l’un pour l’autre la haine la plus cordiale ; et je ne devine pas ce qui aurait pu le déterminer à se mettre en péril pour me sauver la vie… Cela est ainsi, néanmoins ; mais puisque vous ne pouvez me le trouver, faites-moi grâce de vos balivernes… Mon imagination, cher docteur, n’est pas aussi créatrice que vous le pensez… Quant à toi, Jack, sois bien sûr qu’il ne s’agit pas d’un esprit, mais d’une créature en chair et en os… À présent n’en parlons plus, et laissez-moi tranquille ! »

Pendant que cette conversation avait lieu, Stephen Freeman — on n’a sans doute pas oublié ce pseudonyme — était à bord du Theseus, horriblement mutilé, malade, et sans un ami pour veiller à ses destinées.

Posté dans le voisinage de quelques obus empilés sur le pont de ce bâtiment, il nettoyait paisiblement sa baïonnette, lorsqu’un joyeux midshipman, un enfant de seize ans, vint à l’étourdie essayer d’enlever la mèche d’un de ces projectiles en se servant pour cela d’un marteau et d’un clou ; une étincelle jaillit, l’explosion eut lieu, et le pauvre soldat de marine demeura horriblement brûlé, horriblement défiguré, toute la partie inférieure de son visage ayant été littéralement pelée par la poudre à canon. Chacun le félicitait, il est vrai, de n’être pas demeuré aveugle, mais c’est tout au plus si le malheureux, endurant des supplices inouïs, pouvait se regarder comme ayant eu un « bonheur » quelconque. Il comprenait de reste que, s’il venait à survivre, il resterait invalide, et pour jamais.

Voilà où en était Philip Hepburn, pendant qu’on se donnait tant de mal pour le retrouver.

  1. Boney, abréviation familière du nom de Buonaparte.