Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/10

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 330-337).

X

CONFIDENCES.

Bessy Corney, nous l’avons dit, était mariée dans le voisinage de Monskshaven. Dans le cours du même été, mais un peu plus tard, sa sœur Molly (mistress Brunton) vint la voir et poussa naturellement jusqu’à la ville. De quoi lui eussent servi, sans cela, ces toilettes où s’épanouissait tout le luxe bourgeois de Newcastle ? Elle vint les étaler chez Sylvia, et ces deux femmes, en se revoyant après quatre ans d’intervalle, s’étonnèrent d’avoir pu être jadis si familièrement liées l’une avec l’autre. Sylvia n’était plus pour mistress Brunton qu’une ménagère insignifiante. Le bavardage bruyant de Molly déplaisait à Sylvia, que ses habitudes quotidiennes avec Hester avaient façonnée à un parler plus lent et plus doux, à des pensées plus calmes et plus austères. Néanmoins, ainsi qu’il arrive souvent, les formes extérieures de l’amitié survivaient à ce sentiment lui-même, éteint pour jamais. Molly et Sylvia s’assirent à côté l’une de l’autre, comme autrefois, la main dans la main, et la première avec son indiscrétion habituelle ébauchait déjà un compliment de condoléance sur la mort de Daniel Robson, lorsque Sylvia lui coupa la parole :

« Pour Dieu, lui dit-elle tremblante de tout son corps, ne parlons pas de ceci !

— Soit, ma pauvre enfant, ce doit être fort pénible pour toi… Ce devait être aussi fort pénible pour cet odieux mari, qui t’a laissée là si indignement… Sais-tu, que bien des gens, à sa place, auraient reculé ?… Charley Kinraid lui-même… Celui-là, pourtant, je n’en sais rien, car tu lui plaisais beaucoup… Et bien plus que notre Bessy, quoi qu’elle en dise… À propos, vous avez sans doute ouï parler du beau mariage qu’il a fait ?

— Non, répondit Sylvia, saisie tout à coup d’une curiosité mêlée d’angoisse.

— Comment donc ? mais c’était dans tous les journaux… J’ai moi-même coupé l’annonce dans le Gentleman’s Magazine, que mon mari avait acheté tout exprès… Et, tenez, je dois l’avoir sur moi. »

Elle tirait effectivement de son petit portefeuille rouge un lambeau de journal tout froissé, puis se mit à lire tout haut :

« Le trois janvier, à Sainte Mary Redcliffe, Bristol, Charles Kinraid, esq., lieutenant de la marine royale, à miss Clarinda Jackson… Et miss Jackson, ajouta-t-elle, a été dotée de dix mille livres sterling, ce qui fait, comme dit Brunton, qu’on est fier d’avoir un pareil cousin.

— Voulez-vous permettre ? » demanda Sylvia timidement. Alors, sur ce chiffon de papier, elle exerça le talent de lecture qu’elle devait à la vieille Alice Rose, et qu’elle avait acquis dans les saints Livres.

Ces mots qui passaient sous ses yeux n’avaient rien de merveilleux, rien de positivement inattendu ; elle en fut cependant étourdie pendant une ou deux minutes. Jamais elle n’avait songé qu’elle dût le revoir ; — jamais, très-certainement. — Mais devait-elle penser qu’il s’attacherait à une autre femme et l’aimerait autant, peut-être mieux, qu’il ne l’avait aimée ?…

L’idée lui vint, irrésistiblement, que Philip ne se serait pas conduit ainsi. Bien des années se fussent écoulées sans doute avant qu’il pût se décider à laisser occuper par une autre le trône où il l’avait assise. Pour la première fois de sa vie, elle sembla comprendre et apprécier cette affection si profonde et si dévouée.

Mais ce fut en elle que tout ceci se passa, et un simple remercîment, sans plus, sortit de ses lèvres au moment où elle rendait à Molly Brunton le bout de papier que celle-ci lui avait confié. Puis elle écouta silencieusement les commérages de son amie. « C’est dans l’ouest, à Plymouth ou de ces côtés, qu’il l’a rencontrée… Elle avait perdu son père, un riche raffineur, à ce qu’on m’a dit… Mais d’après ce que Kinraid a écrit à son oncle, — le vieux Turner, celui qui l’a élevé, — elle a reçu la meilleure éducation ; elle joue du clavecin et connaît la danse du Châle… Elle voulait lui donner toute sa fortune, mais il a insisté au contraire pour que la dot restât exclusivement la propriété de sa femme… Un véritable assaut de beaux sentiments, comme vous voyez… Il a dû la quitter récemment pour rejoindre son vaisseau, le Tigre, dans la Méditerranée… Et le vieux Turner attend d’un jour à l’autre la visite de sa nièce… Il nous invitera, sans aucun doute, à cette occasion, et Brunton m’a promis pour la circonstance une belle robe de satin cramoisi.

— Je leur souhaite toute espèce de bonheur, dit Sylvia, et je le leur souhaite en toute sincérité.

— Dans le mariage, dame, c’est une chance, reprit Molly toujours bien avisée… Vois plutôt ce qui t’arrive… Aurait-on jamais pu croire qu’un garçon sage et posé comme Philip te glisserait ainsi dans les mains ?… Mais voyons, Sylvia,… je n’ai rien pu comprendre à ce que Bessy raconte là-dessus… Explique-moi donc… »

Hester entra fort heureusement dans la chambre, au moment où mistress Brunton abordait ainsi ce sujet délicat, et Sylvia n’eut désormais que deux préoccupations, l’une de faire demeurer la jeune Méthodiste, qui par sa présence gênait certaines questions indiscrètes, l’autre de voir partir le plus tôt possible une visiteuse mal venue. Mais mistress Brunton s’étant promis que son cheval se reposerait à la porte pendant un temps donné, prolongeait sans remords de vains bavardages, et si Alice Rose n’était survenue, elle serait peut-être restée fort longtemps. Une antipathie instinctive devait exister entre ces deux femmes, et, vu leurs habitudes de franc parler, elle se manifesta effectivement bientôt. Sylvia essaya vainement de les pacifier ; les propos de Molly devinrent de plus en plus aigres, les censures d’Alice de plus en plus directes et de plus en plus âpres. Sur une allusion désobligeante que la première avait faite à l’abandon de Sylvia et à la triste existence qu’elle menait maintenant, l’indignation d’Alice éclata.

« Lorsque Sylvia Hepburn s’appelait Sylvia Robson, s’écria-t-elle avec impatience, elle était légère et pleine de vanité ; son mariage avec Philip pouvait la mettre dans la bonne voie du salut. Le Seigneur a compris autrement son œuvre, et maintenant il ne lui reste qu’à revêtir patiemment le sac de la pénitence et à recouvrir sa tête de cendres. Je n’ai donc rien de plus à dire d’elle… Mais, quant à l’absent que tu blâmes avec tant de légèreté, sache bien que tu n’es pas à même de le juger… Et après tout, si l’attrait d’une beauté passagère lui a fait méconnaitre une personne plus digne de lui, une personne dont le cœur lui appartenait, il expie cruellement cette erreur, banni comme il l’est du foyer domestique, séparé de sa femme, privé de son enfant. »

Sylvia, qui depuis quelques instants s’était abstenue de prendre part à la conversation, mais qui ne la suivait pas moins d’une oreille attentive tout en feignant de jouer et de causer avec la petite Bella, se retournant soudain, toute pâle et les yeux enflammés, à la surprise d’un chacun :

« Vous parlez, s’écria-t-elle, de choses que vous ne connaissez pas… Personne n’est juge entre Philip et moi… Il a été cruel, injuste à mon égard… Je lui ai dit ce que j’en pensais, et ne compte nullement me plaindre à d’autres… De plus, ajouta-t-elle sur le point de pleurer, il n’est pas séant, il n’est pas convenable de tenir un pareil langage devant moi. »

Les paroles, l’attitude de Sylvia surprirent singulièrement les personnes à qui elle s’adressait ainsi. Elle venait de manifester un des côtés de son caractère que l’on connaissait le moins, et de se révéler à ses trois interlocutrices sous un jour tout à fait nouveau. Alice ne lui en voulut pas, tout au contraire, de cette brusque saillie : Molly marmotta dans ses dents quelques paroles moqueuses, bientôt refoulées par une sorte de crainte, et les choses en demeurèrent là jusqu’au départ de mistress Brunton, lequel produisit un soulagement général.

À peine avait-elle disparu dans sa carriole, la vieille Méthodiste prononça contre elle un solennel anathème qui — au fond, et malgré sa dureté apparente — n’était qu’une apologie indirecte à l’adresse de Sylvia. Celle-ci l’écouta silencieusement, et après un instant de réflexion, saisissant l’occasion qui s’offrait à elle :

« J’ai voulu bien des fois, dit-elle tout à coup, vous faire savoir, à vous et à Hester (surtout à cause des bontés que vous avez pour Bella), que nous ne devons plus vivre ensemble, Philip et moi, dût-il reparaître ici dès aujourd’hui même… »

Peut-être aurait-elle continué, mais Hester l’interrompit ici par un léger cri d’épouvante.

« Silence, Hester ! dit Alice ; tout ceci ne te regarde pas… Quant à toi, Sylvia Hepburn, tu parles comme une enfant ignorante.

— Non. Je parle comme une femme ; comme une femme dont la confiance a été trompée et qui n’a pu se défendre d’une odieuse trahison… Au surplus, je n’en dirai pas davantage… C’est à moi qu’on a fait tort, c’est à moi de prendre patience… J’ai voulu seulement vous faire connaître ma pensée et vous laisser pressentir les motifs de mon silence. »

Ceci dit, Sylvia resta sourde à toutes les questions, à toutes les remontrances d’Alice. Elle déroba son visage aux tristes regards d’Hester ; mais au moment de se séparer, lorsqu’elles se trouvèrent toutes deux seules sur le palier supérieur du petit escalier, elle se retourna, passa ses bras au cou de la jeune Méthodiste, et posant doucement sa tête sur son épaule :

« Ah ! ma pauvre Hester, lui dit-elle tout bas, si vous l’aviez épousé, que de chagrins cela nous eût épargnés, à nous tous, tant que nous sommes !… »

L’instant d’après, dans la chambre où dormait Bella, Hester, presque agenouillée aux pieds de Sylvia, s’excusait en paroles inarticulées de cette affection qu’elle avait crue longtemps un secret entre elle et Dieu. Sylvia, de son côté, la couvrait de caresses, et par toutes sortes de consolations, de paroles tendres, s’efforçait d’adoucir l’impression pénible de ces aveux, le désespoir humilié où ils semblaient jeter une âme si pure et si contenue. Elle s’étonnait en même temps des bizarreries de l’existence, de ces amours si étrangement contrariées et traversées, s’abîmant pour ainsi dire dans l’étude de cette énigme qu’on appelle la Vie. Hester, se relevant tout à coup et lui saisissant les deux mains, lui dit avec un regard solennel :

« Vous devinez, Sylvia, quel a dû être mon trouble intérieur et la honte que j’avais de moi-même. Je suis sûre que vous y compatissez. Maintenant, par cette pitié que je vous inspire, par le souvenir de ces longs rapports qui nous ont unies, par l’affection que votre défunte mère me portait, écartez, je vous prie, ces dures pensées qui ferment d’avance votre cœur au repentir de Philip… Il se peut qu’il vous ait fait du mal, et certainement vous en êtes convaincue… Moi, je ne l’ai jamais connu qu’affectueux et bon ; mais s’il revenait un jour de ces régions lointaines où son désespoir l’a conduit (et chaque nuit mes prières demandent à Dieu son retour), éloignez le souvenir du passé !… Pardonnez-lui tout, et soyez pour lui, Sylvia, ce que vous pouvez être, si vous le voulez, la bonne et tendre femme qu’il a cru trouver en vous !

— Pour ceci, jamais… Vous ne savez pas, Hester, ce que vous me demandez… Me fût-il possible de pardonner à Philip, je ne l’oserais vraiment pas, après le serment juré qui nous sépare… Ce serment, je dois le tenir, quoi qu’il m’en coûte.

— Il vaudrait mieux, en ce cas, demander à Dieu de le faire mourir, dit alors Hester avec un mouvement d’amertume découragée, en laissant aller les mains de Sylvia.

— N’était cette enfant que vous voyez, reprit celle-ci, c’est ma mort, non celle de Philip, que vous devriez demander à Dieu… Ceux que vous aimez le mieux sont ceux qui vous oublient le plus vite… »

C’est à Kinraid qu’elle faisait ainsi allusion ; mais Hester ne pouvait la comprendre, et, l’embrassant après un moment de silence, elle la quitta pour le reste de la nuit.