Les Arabes chrétiens de Mésopotamie et de Syrie, du VIIe au VIIIe siècle/7

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Imprimerie nationale (Cahiers de la Société asiatique : 1re série, t. 1p. 95-99).

CHAPITRE VII.

L’ÉCRITURE ARABE.

1. Langues ayant des alphabets. — 2. L’ancienne écriture arabe. — 3. Deux inscriptions arabes antérieures à l’hégire. — 4. Monnaies et papyrus.

1. — De nombreux dialectes n’étaient pas écrits ; c’est le cas du celte et, pendant longtemps, de tous nos patois. C’est aussi le cas de l’arabe du Hidjaz.

Les papyrus, parchemins ou inscriptions nous font connaître les dialectes écrits ; du ier au ive siècle de notre ère, on écrivait en grec et en araméen à Palmyre, en araméen dans le royaume d’Édesse, en grec en Syrie et dans le Hauran, en nabatéen dans la Transjordanie, au Sinaï et dans le nord de l’Arabie jusqu’à Médaïn-Saleh (Hégra), au nord de Médine. Le nabatéen est d’ailleurs aussi un dialecte araméen et a pu persister jusqu’à l’hégire.

Au sud de l’Arabie, on trouve des inscriptions dans quatre dialectes. Les principales sont les minéennes, depuis le viiie siècle avant notre ère, puis les sabéennes et himyarites, du début de notre ère jusqu’à l’hégire. Les lettres ne ressemblent pas au phénicien et proviennent peut-être d’un grec archaïque. Elles ont passé du sud de l’Arabie en Éthiopie, et les migrations des Arabes les ont portées vers le nord, où elles ont donné l’alphabet liḥyanique jusqu’au nord de la Mecque, et le safaïtique dans le désert de Syrie.

Pour les besoins du commerce, il devait y avoir des scribes experts dans les langues qui avaient un alphabet : grec, araméen, nabatéen, sud-arabique, éthiopien, perse. Les maîtres portaient leur sceau pendu au cou, dans un petit sac, et se bornaient à apposer ce sceau sur l’écrit. C’est là une ancienne pratique biblique, qui a encore lieu chez bien des musulmans. Ce sont les chrétiens surtout qui ont créé des alphabets pour les peuples qu’ils convertissaient et qui leur ont appris à lire et à écrire.


2. — L’arabe dit classique ne fait pas exception. Son alphabet est dû aux chrétiens ; car c’est chez les Arabes chrétiens de Syrie qu’on trouve les plus anciens spécimens de cette écriture. L’alphabet arabe ne comprenait d’abord que vingt-deux lettres, comme l’alphabet syriaque et dans le même ordre. On le voit en suivant les valeurs numériques des lettres. On a ensuite ajouté des lettres auxiliaires pour représenter des prononciations particulières. Beaucoup de lettres ne se distinguent que par un, deux ou trois points placés dessus ou dessous. C’est le cas de ba, ta, sa, noun, ya, et aussi de dal, zal, etc. Les anciennes inscriptions (comme les plus anciens Qorans) ne portent aucun de ces points. Ces textes seraient donc illisibles, si on ne connaissait par ailleurs les points qu’il faut suppléer pour obtenir la bonne lecture[1].


3. — La plus ancienne inscription arabe est peut-être la bilingue grecque-arabe de Harran dans le Hauran. Elle nous apprend qu’en l’année 568 de notre ère, Larahel, fils de Thalmou, phylarque des Arabes, a construit un martyrion (temple) en l’honneur de saint Jean. L’arabe reproduit le grec, qui sert à le lire.

Une autre inscription arabe du vie siècle est celle qui figure sur ce qu’on nomme la trilingue grecque-syriaque-arabe de Zébed, dans la région d’Alep.

Ce n’est pas une inscription trilingue à proprement parler ; car une trilingue (comme celle de Béhistoun) doit donner le même texte en trois langues ; or, à Zébed, il n’y a à se correspondre qu’une partie des textes grec et syriaque écrits en l’année 512 de notre ère. C’est une bilingue grecque-syriaque, sur laquelle on a ajouté plus tard (on ne sait quand) de nouveaux noms propres grecs et arabes.

L’inscription est maintenant au Musée du Cinquantenaire à Bruxelles. Voici la traduction des deux textes correspondants, grec et syriaque, donnée par M. Kugener dans le Journal asiatique, mai-juin 1907, p. 509, et dans la Rivista degli studi orientali = R.S.O., t. I, 577 :

Grec. — Le 24 septembre 512 furent posées les fondations du martyrion de saint Serge, sous le périodeute Jean. Anneos, fils de Borkaios, et Sergius, fils de Sergius, fils de Sergius, le fondèrent. Siméon, fils d’Amraas, fils d’Élias, et Léontios en furent les architectes. Amen.

Syriaque. — Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Le 24 septembre 512 ont été posées les fondations (du martyrion) et c’est Jean le périodeute — que sa mémoire soit bénie ! — qui en posa la première pierre et Mara qui écrivit (l’inscription syriaque) et Annas et Antiochus et Sergius (qui en furent) les fondateurs.

Les noms propres grecs et arabes qui ont été ajoutés plus tard constituent « plutôt un graffite qu’une inscription ». Il y a quatre noms grecs : Satorninos, Azizos, Azizos, fils de Sergius, et Azizos, fils de Marabarka, fils de Marabarka, et cinq noms arabes écrits sans points diacritiques, qu’on peut lire : Sergius, fils d’Amat Manaf, et Tobi, fils d’Imroulqaïs, et Sergius, fils de Sa‘d, et Sitr, et Sergius.

Ces derniers noms, mal écrits, sortes de graffites, semblent ceux de bienfaiteurs postérieurs ; on peut cependant les rapporter au vie siècle.

M. Enno Littmann a proposé des corrections pour rapprocher les noms du graffite arabe des noms de l’inscription grecque, cf. R.S.O., t. IV, p. 196 à 198 ; mais il ne s’ensuivrait pas encore nécessairement que le graffite arabe soit de l’an 512. Nous le laissons donc au vie siècle, sans préciser l’année.

Ces deux inscriptions suffisent, pour montrer que les Arabes chrétiens de Syrie avaient un alphabet avant l’hégire. Il ne semble cependant pas qu’on l’ait beaucoup employé, car il était en somme illisible.


4. — Les monnaies elles-mêmes ont été longtemps celles des Grecs et des Perses ; lorsque les musulmans ont adopté l’alphabet des chrétiens syriens, ils ont encore gardé sur leurs monnaies l’effigie de l’empereur grec avec les insignes du christianisme ; ils ajoutaient seulement le nom de la ville ou de la monnaie (Damas ou dirhem) en caractères arabes. C’est seulement sous ‘Othman (644 à 654) que son cousin Moawia, le futur calife, gouverneur de Syrie, a fait frapper des monnaies purement arabes ; une chronique nous apprend qu’on ne voulait pas accepter ses monnaies en Syrie, parce qu’elles ne portaient pas la croix. C’est peut-être pour les faire accepter que les monnaies arabes, depuis Moawia jusqu’à Merwan Ier (684), frappées en Palestine ou en Syrie, portent, en sus de l’inscription arabe et de l’effigie du calife, une sorte de modification de la croix ansée, figurée par la lettre grecque majuscule phi, mise au-dessus de plusieurs gradins. Les pièces purement musulmanes et datées, conservées à Paris ou au Caire, ne sont pas antérieures à 696.

L’un des plus anciens papyrus datés est peut-être celui du Caire reproduit par Mme Lewis, Studia sinaitica, no XII, pl. I. Il est de l’an 705 de notre ère et ne porte aucun point diacritique, comme les Qorans non datés qu’on attribue par conjecture à cette époque. M. Karabaček, dans son étude sur les papyrus arabes, n’a trouvé le point qui caractérise la lettre b que dans des documents datés de 81 à 96 de l’hégire (699 à 714) et le double point qui caractérise la lettre y qu’en 82 à 89 (700 à 707). Il est possible qu’al-Hajjaj, mort en 95 (713), soit le premier qui ait employé quelques points diacritiques ; cf. Lewis, ibid., p. xii.

Nous ne savons pas si les Arabes chrétiens de Hira-Coufa avaient un alphabet avant l’hégire (621) ; mais c’est chez eux qu’on a imaginé la plus belle écriture arabe, le coufique, écriture des anciens Qorans, et qu’on a imaginé les premiers points diacritiques, sous le calife ‘Abd el-Mélik (685-704).

Nous avons donc pu écrire au début que le premier livre arabe (Qoran) a sans doute été écrit par ‘Othman, avec l’aide de scribes syriens envoyés par Moawia[2]. Il était d’ailleurs pratiquement illisible pour qui ne le savait pas par cœur. Il a fait sa première apparition à Siffin (657), où les Arabes chrétiens, seuls à savoir alors ce que c’était qu’un livre, l’ont pris pour l’Évangile[3]. Trente ans plus tard, on a tâché, à Coufa, de le rendre lisible en lui ajoutant des points diacritiques.

  1. Dans une histoire nestorienne, cf. P.O., t. XIII, p. 501, n. 1, on trouvera un nom de quatre lettres sans points-voyelles, qui peut donc être lu Biro, Bizo, Niro, Nizo, Tiro, Tizo, etc. — Il y avait autant d’incertitude pour le sens que pour les noms propres. Le seul changement d’une lettre finale permettait à Ibn Lahi‘a de remplacer la phrase : « Le Prophète se fit une cellule dans la mosquée » par cette autre bien différente : « Le Prophète s’appliqua des ventouses dans la mosquée » ; cf. Bokhari, Les Traditions islamiques, trad., t. IV, p. 550 ; et, par un changement de point diacritique, au lieu de : « Abou-Bekr était le meilleur des hommes », le texte de Qastallani donne : « Voici notre histoire », ibid., t. IV, p. 293.
  2. ‘Othman était d’ailleurs en relations de parenté avec les chrétiens de Syrie. Sa femme, Nâ’ila, qui a eu les doigts coupés en voulant le protéger, était de la tribu chrétienne de Kelb ; son père était chrétien. Cf. Ibn at-Tiktaka, Al-Fakhri, trad. d’Amar, Paris, 1910, p. 159.
  3. D’après Al-Fakhi, trad., p. 146, ‘Ali aurait dit à ses soldats : « C’est une perfidie, car personne chez eux (les Syriens) ne se conduit d’après ces Qurāns. » C’est aussi notre avis ; car les Syriens, en 657, ne connaissaient encore que l’Évangile et les quelques bandes de Bédouins, qui leur étaient mélangées, n’avaient souci d’aucun livre.