Les Arabes chrétiens de Mésopotamie et de Syrie, du VIIe au VIIIe siècle/Avant-propos

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Imprimerie nationale (Cahiers de la Société asiatique : 1re série, t. 1p. 3-6).

L’histoire des Arabes est basée d’ordinaire sur les écrits des musulmans. On oublie que, durant la vie active de Mahomet (621 à 632), les Arabes du Hidjaz n’avaient pas d’alphabet arabe et n’écrivaient pas en arabe. Leur unique souci, durant le viie siècle, semble avoir été la guerre et le pillage ; leurs écrivains sont venus plus tard. On oublie même que les poésies dites antéislamiques ont été mises par écrit à une époque très postislamique, surtout par un Perse, mort en 771 ou 774, qui « avait commencé par être un mauvais sujet et un voleur » et qu’on a accusé d’avoir mêlé ses imitations aux vers des anciens poètes. Sa vocation s’est éveillée lorsqu’il a trouvé des vers sur un homme qu’il dépouillait au milieu de la nuit[1]. On constate encore chez les Touaregs comment les poésies transmises oralement s’altèrent et se perdent vite[2].

Quant aux traditions musulmanes, dont l’étude critique est encore à ses débuts, « on se heurte partout au truquage »[3]. Il nous suffit ici de signaler combien elles sont tardives et, quand nous aurons ajouté que l’orgueil des musulmans leur faisait mépriser et omettre tout ce qui n’était pas à leur louange, on comprendra pourquoi l’histoire des Arabes chrétiens du vie au viie siècle a toujours été laissée dans l’ombre. Aujourd’hui encore, lorsque les écrivains syriens contemporains nous ont fourni tant de détails intéressants, tous ces détails ont été condensés en quelques lignes ou, tout au plus, en quelques pages et ne donnent qu’une idée bien affaiblie du nombre, de la force et des coutumes des Arabes chrétiens et du rôle capital joué par eux au début de l’islam.

On croit aussi, assez généralement, qu’à cette époque tous les Arabes étaient en Arabie et que tous les musulmans sortaient d’Arabie, lorsqu’en réalité les Arabes couvraient la Palestine, la Syrie, la Mésopotamie et une partie de la Perse, et encore ceux-ci étaient seuls à avoir des rois illustres, à avoir appris la grande guerre depuis plusieurs siècles, les uns contre les autres, dans les armées des Perses et des Grecs ; ils avaient pillé tour à tour la Palestine, la Syrie, l’Osrhoène, la Mésopotamie, la Perse, et l’islam ne devait leur être qu’un prétexte pour piller ces régions une fois de plus. Ils connaissaient le chemin de Byzance ; l’envoyé du roi de Hira s’était rendu aux audiences impériales avec une suite de quarante chefs arabes, et ceux de l’ouest n’oubliaient pas que les Ghassanides, sous les rois Ḥarith le Magnifique, Mondir et Noman, avaient réalisé l’ancien rêve des rois araméens de Palmyre ; car, au nom des monophysites, ils avaient traité d’égal à égal avec l’empereur romain, qui n’était plus que le roi des Chalcédoniens.

Avant Mahomet, des millions d’Arabes avaient été catéchisés au nom d’Allah, un seul Dieu (p. 26, n. 2), et avaient appris la prière, le jeûne et l’aumône à l’école des missionnaires et des moines, et nous verrons qu’ils avaient mis leur orgueil à pratiquer ces vertus mieux que les autres chrétiens[4]. Au début du viie siècle, tous les Arabes de Mésopotamie et de Syrie étaient chrétiens dans une certaine mesure, au moins par ambiance. Tous avaient vu des solitaires et des ascètes, avaient mangé aux portes des monastères, avaient assisté à des controverses entre monophysites et diphysites ; ils avaient pris parti, avec plus ou moins de discernement, pour ou contre la nature humaine de Jésus ; le Qoran a été fait pour eux et a été propagé par eux plutôt que par les bandes de pillards sans religion sorties du Hidjaz. Ils ont été les matériaux, triés et accumulés depuis longtemps, chez lesquels une simple étincelle fournie par Mahomet, qui les connaissait bien et qui a encore su donner satisfaction à leurs instincts, a allumé un formidable incendie[5]. Ce n’est pas sans motif que, dès l’an 35 de l’hégire (655), les califes ont abandonné l’Arabie pour se fixer au milieu des Arabes qui avaient été chrétiens ; ‘Ali à l’est, à Coufa (Hira), Moawia à l’ouest, à Damas, et, tandis que ceux-ci pratiquaient et propageaient l’islam, les Bédouins du Hidjaz ne sortaient pas de leur rôle traditionnel qui était de ne se préoccuper ni d’écriture[6] ni de religion, mais seulement de rançonner ou de piller les caravanes, pieuses ou non, qui rayonnaient vers La Mecque.

Les orientalistes connaissent bien cette opposition entre les pratiques des Bédouins du Hidjaz, premiers compagnons de Mahomet, et les fondements de l’islam, qui sont la croyance en un Dieu unique, la prière, le jeûne et l’aumône. Nous nous efforcerons d’en rendre compte en compilant ce que les auteurs syriens nous apprennent des Arabes chrétiens de Mésopotamie et de Syrie ; il sera facile ensuite de retrouver dans le Qoran leurs pratiques, leurs qualités et leurs défauts et on sera sans doute conduit à conclure, comme nous le disions plus haut, qu’il a été écrit pour eux[7].

  1. Cf. Cl. Huart, Littérature arabe, Paris, 1902, p. 58-59.
  2. Presque tous les Touaregs font des vers… « tous en savent par cœur… les vers anciens sont la plupart oubliés… il s’introduit de nombreuses variantes ; à moins de recevoir une pièce de vers de la bouche de son auteur, on la reçoit avec des mots changés, des vers ajoutés, omis ou déplacés. » André Basset, Poésies touarègues, recueillies par le Père de Foucauld, Paris, 1925, t. I, p. i à iii.
  3. Cf. H. Lammens, Fatima et les filles de Mahomet, Rome, 1912, p. 133. Le même auteur a encore écrit : « La tradition musulmane peut être considérée comme une des plus grandes supercheries historiques dont les annales littéraires aient gardé le souvenir » ; cf. Qoran et tradition, dans Recherches de science religieuse, t. I, 1910, p. 29.
  4. Nous avons déjà esquissé ce sujet dans La Religion du Qoran, paru dans le Muséon, t. XLIII, 1930, p. 221 à 252.
  5. Pour procéder, comme nous aimons à le faire, du plus connu au moins connu, on verra comment il a suffi d’une troupe infime de douze mille Maures, joints aux mécontents espagnols, pour chasser les rois goths. C’est après la victoire que les Berbères et les Arabes se sont abattus sur l’Espagne et l’ont islamisée en bonne partie.
  6. Les Arabes de Syrie seuls (sauf nouvelles découvertes) avaient un alphabet avant l’hégire. Moawia, fixé à Damas, avait cependant motif de s’intéresser beaucoup au Hidjaz, puisque ses propriétés dans cette région « lui rapportaient annuellement 150.000 charges de dattes et 100.000 sacs de céréales » (cf. H. Lammens, Le Berceau de l’islam, Rome, 1914, t. I, p. 167). Il a donc pu fournir à son parent ‘Othman des scribes syriens, lorsque le vieux calife a voulu mettre par écrit les répertoires des récitateurs du Qoran. Noter que Moawia a su utiliser ce livre à Siffin, où les Arabes de l’est et de l’ouest du désert syrien étaient aux prises une fois de plus. Il en a appelé au « Livre de Dieu », cri qui ne pouvait être compris que des chrétiens accoutumés à vénérer l’Évangile. Les Bédouins du Hidjaz, qui avaient massacré ‘Othman sur son « Livre de Dieu », ne se seraient pas arrêtés pour si peu ; cf. chap. vii, 4.
  7. Nous ne donnons pas une démonstration complète de ce dernier point ; car nous ne toucherons que très incidemment au Qoran, pour nous attacher seulement à nos Arabes chrétiens. Notre travail doit donc être complété par les articles publiés par M. K. Ahrens dans la Z.D.M.G., t. LXXXIV, 1930, Christliches in Qoran. Nous les résumerons au chapitre x.