Les Assemblées provinciales en France avant 1789/04

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IV.

PROVINCES DE L’OUEST.


Dans la première de ces études, on a vu l’idée des assemblées provinciales proposée par Fénelon sous Louis XIV, reprise sous Louis XV par les économistes et en particulier par le marquis de Mirabeau, développée par Turgot dans un mémoire à Louis XVI qui ne reçut pas encore d’exécution, réalisée en partie par Necker en 1778, abandonnée un moment après la chute de ce ministre, et généralisée enfin par l’assemblée des notables, sur la proposition de Calonne, en 1787. La seconde partie a montré les premiers pas de cette institution naissante dans les deux provinces du Berri et de la Haute-Guienne, où elle fut essayée d’abord et où elle se maintint pendant dix ans, donnant un exemple qui devint populaire dans la France entière, et pratiquant d’avance les trois grands principes qui devaient triompher en 1789 aux états-généraux : la réunion des ordres, le vote par tête, et la double représentation du tiers. Plus tard, nous avons passé en revue les assemblées provinciales créées en vertu de l’édit de 1787 dans six généralités du nord de la France, de la Champagne à l’Orléanais. Il nous reste maintenant à suivre l’exécution de cet édit dans les autres généralités qui n’avaient pas d’états et qui étaient encore au nombre de dix-sept. On y retrouvera les trois élémens séculaires de l’ancienne société française, clergé, noblesse et tiers-état, travaillant en commun à la suppression progressive des privilèges et à la fondation pacifique de la société nouvelle, sous les auspices d’un monarque réformateur, jusqu’au moment où l’impatience nationale manquera le but en voulant le dépasser : récit non moins triste, non moins douloureux pour celui qui l’écrit que pour ceux qui le lisent, mais qui contient de justes réparations envers le passé et d’utiles enseignemens pour l’avenir.

En essayant de ranimer ces souvenirs, que la secousse révolutionnaire avait comme recouverts d’une lave épaisse, nous nous sommes imposé le devoir d’y mettre du nôtre le moins possible. Dans l’impossibilité de nommer tous les acteurs de cette grande tentative, puisqu’ils s’élèvent à plusieurs milliers pour la France entière, nous avons dû nous borner aux principaux, en nous attachant à les faire connaître par leurs actes et par leurs paroles, afin qu’on ne pût accuser l’historien de se substituer à ses personnages et de leur prêter un langage et des sentimens qu’ils n’avaient pas. Nous continuerons à suivre la même méthode, car il ne s’agit pas ici d’une vaine prétention d’écrivain, mais de la reproduction fidèle, exacte, littérale, de ce qui s’est fait, dit et pensé à la veille de la révolution dans les diverses parties de la France. On a répandu dans les esprits tant d’idées fausses que l’évidence des faits peut seule y porter aujourd’hui quelque lumière : nous n’espérons même pas convaincre par là ceux qui ont leur parti pris et arrêté d’avance ; nous ne nous adressons qu’à ceux qui cherchent sincèrement la vérité, quelle qu’elle soit.


I. — HAUTE-NORMANDIE.

Dans la région de l’ouest, où nous allons suivre maintenant l’institution des assemblées provinciales, la Normandie se présente d’abord. Cette province, en 1787, avait depuis longtemps perdu son unité ; elle se divisait en trois généralités dont les chefs-lieux étaient Rouen, Caen et Alençon. La plus importante des trois, celle de Rouen, qu’on trouve quelquefois désignée dans les documens de l’époque sous le nom de Haute-Normandie, comprenait à peu près les deux départemens actuels de la Seine-Inférieure et de l’Eure, avec une partie du Calvados, et se subdivisait en quatorze élections, qui forment aujourd’hui dix arrondissemens : Rouen, Pont-de-l’Arche, Pont-Audemer, Pont-Lévêque, Caudebec, Montivilliers, Arques, Neuchâtel, Gisors, Lyons, Magny, Andelys, Évreux et Eu. Ces circonscriptions ont été depuis fort remaniées Pont-de-l’Arche, Caudebec, Montivilliers, Gisors, Lyons, Magny et Eu ne sont plus que des chefs-lieux de canton. Arques, malgré son grand nom, n’est pas même un chef-lieu de canton. Les nouveaux chefs-lieux d’arrondissement sont Le Havre, Dieppe, Yvetot et Louviers.

De tous les états provinciaux abolis par l’ancienne monarchie, ceux de Normandie avaient duré le plus longtemps ; ils survécurent à Richelieu lui-même, et ne disparurent définitivement que sous Mazarin en 1655. Ces états, dont l’origine remonte au temps des ducs, reparaissent souvent dans l’histoire de la Normandie, et cette province doit bien certainement à la permanence de ses anciennes franchises une grande partie de sa prospérité. Lors de sa réunion à la couronne en 1205, la législation normande y fut fixée par le serment des barons, comme en Angleterre. Philippe le Bel leur donna une sorte de constitution en y appelant un ecclésiastique, un gentilhomme et un notable du tiers-état pour chaque bailliage ou vicomte de la province. Ce fut d’après leur vote que Louis le Hutin sanctionna en 1315 la fameuse charte normande. À partir de 1335, ils se réunirent régulièrement tous les ans. Au XVIe siècle, on commençait à les attaquer, en leur reprochant les frais qu’ils entraînaient. « Vous plaignez la dépense, répondait Bodin dans sa République : les pensions des états du Languedoc reviennent, il est vrai, à 25,000 livres, sans compter les frais des états, qui ne coûtent guère moins ; mais on ne peut nier que, par ce moyen, le pays du Languedoc n’ait été déchargé, sous le roi Henri, de 100,000 livres tous les ans, et celui de Normandie de 400,000 livres, qui furent distribuées sur les autres gouvernemens qui n’ont point d’états. » Sous Louis XIII, les états de Normandie ne furent convoqués que très irrégulièrement ; ils ne s’étaient pas réunis depuis onze ans quand se tint leur dernière session. Ils demandèrent humblement à Louis XIV d’être convoqués à l’avenir tous les ans comme autrefois, suivant la charte normande ; on leur répondit en ne les convoquant plus du tout, et quant à la charte dont ils s’appuyaient, il ne devait plus en être question dans les édits que pour déclarer qu’on n’en tiendrait nul compte, nonobstant charte normande et clameur de haro.

Le président nommé par Louis XVI pour l’assemblée provinciale de Rouen, qui allait faire renaître les états supprimés depuis plus d’un siècle, était le cardinal de La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, abbé de Cluny, le même qui devait plus tard, comme président de la chambre du clergé aux états-généraux, protester contre la réunion de son ordre au tiers-état. Parmi les autres membres du clergé se trouvaient l’évêque d’Ëvreux (M. de Narbonne-Lara), les abbés de Foucarmont, de Bellosanne et de Claire-Fontaine, deux vicaires-généraux, l’archidiacre d’Eu, le curé de Gournay et le procureur-syndic des bénédictins ; dans la noblesse, le marquis de Mortemart et le marquis de Cairon, qui furent tous deux élus en 1789 à l’assemblée nationale, plusieurs lieutenans-généraux, un président à la chambre des comptes de Normandie et un président au parlement de Rouen ; dans le tiers-état, M. Lecouteulx de Canteleu, alors premier échevin de Rouen et plus tard député à l’assemblée nationale, membre du conseil des anciens, sénateur et pair de France, le maire du Havre, le maire d’Évreux, des négocians, des propriétaires, etc. L’intendant, M. de Maussion, une des victimes futures de la terreur, remplit les fonctions de commissaire du roi. Les deux procureurs-syndics élus furent, pour la noblesse et le clergé, le marquis d’Herbouville, qui a été sous la restauration directeur-général des postes et pair de France, et pour le tiers-état, l’avocat Thouret, qui devait être bientôt un des membres les plus influens de l’assemblée constituante.

Tous les établissemens publics de Rouen sollicitèrent l’honneur de présenter leurs hommages à l’assemblée provinciale : le corps municipal, la chambre de commerce, la cour des monnaies, l’Académie royale des sciences, belles-lettres et arts, la Société royale d’agriculture. L’Académie des sciences rappela qu’en 1781, au moment de la première retraite de Necker, elle avait proposé pour sujet de prix la question suivante : déterminer les avantages qui devraient résulter pour la Normandie de l’établissement d’une assemblée provinciale. Quant aux deux grandes cours, le parlement et la cour des comptes, qui ne pouvaient voir sans jalousie l’institution nouvelle, l’assemblée leur envoya une députation pour les complimenter ; elles répondirent aussitôt. « La cour de parlement, disait l’une, s’est empressée d’enregistrer l’édit sur les assemblées provinciales ; il n’est point de vœux qu’elle ne forme pour le succès de vos nobles et généreux travaux, et elle unira son zèle au vôtre pour y concourir de toute son autorité. — La cour des comptes, disait l’autre, ne peut que se féliciter de ce que la nature des affaires dont nos rois lui ont confié la connaissance tende à lui procurer les relations les plus particulières avec l’assemblée provinciale ; cette assemblée offre le spectacle attachant de ce que la religion a de plus vénérable, de ce que le royaume a de plus précieux, de ce que la patrie a de plus utile parmi les principaux membres de chaque ordre. » Il n’est pas sans importance de constater ces démonstrations, qui prouvent que l’opposition des cours souveraines, si violente sur quelques points, ne fut pas la même partout.

Le rapport de la commission intermédiaire, probablement rédigé par Thouret, ne comprenait pas moins de cent pages in-quarto. Au milieu des questions ordinaires d’impôts et de travaux publics, il en soulevait une qui se trouve encore aujourd’hui de circonstance. Le traité de commerce de 1786 entre la France et l’Angleterre venait d’être mis à exécution. Là encore le gouvernement de Louis XVI s’était montré plus éclairé que la nation ; frappé de l’infériorité sensible des manufactures françaises, il avait voulu leur donner le stimulant de la concurrence étrangère et ouvrir en même temps à nos autres produits de nouveaux débouchés. L’occasion paraissait bonne pour tenter l’entreprise ; l’orgueil national, toujours si susceptible quand il s’agit de l’Angleterre, ne pouvait voir dans ce traité une marque de condescendance, puisque la France venait d’avoir dans la guerre d’Amérique les plus brillans succès. Les intérêts et les passions n’en tinrent nul compte, et ce traité de 1786, un des meilleurs actes de Louis XVI, a été un de ceux qui lui ont fait le plus de mal. Les Anglais contribuèrent à le rendre impopulaire par leurs vanteries ; en le présentant comme une revanche de la guerre d’Amérique, ils se trompaient eux-mêmes en trompant la France.

La Normandie, étant à la fois une des provinces les plus riches en manufactures et une des plus exposées à l’invasion des produits anglais, devait naturellement s’en préoccuper beaucoup. En lisant aujourd’hui le rapport de la commission intermédiaire, on le trouve plus raisonnable qu’on ne s’y serait attendu. Il commençait en ces termes : « Dans les premiers instans de l’importation des marchandises anglaises, l’opinion publique restait flottante entre deux assertions contraires. L’une prédisait la ruine inévitable de nos fabriques et du commerce qui. en dérive, l’autre n’annonçait qu’un désavantage passager, qui cesserait de lui-même aussitôt que l’empressement de la nation pour les nouveautés serait satisfait. Les effets parurent bientôt justifier la première assertion et la soutiennent encore. Les marchandises de fabrique anglaise sont importées et vendues avec la plus grande abondance, et l’Angleterre persiste à dédaigner les produits de notre industrie. Plusieurs de nos fabricans diminuent successivement le nombre de leurs ouvriers ; quelques-uns occupent leurs ateliers à donner la dernière main à des ouvrages qu’ils font venir d’Angleterre dans un état de fabrication imparfaite. Après les avoir achevés, ils les vendent sous leurs noms et sous leurs marques, comme des marchandises françaises. »

Ce préambule exagérait un peu le mal, comme il arrive toujours en pareil cas ; le traité n’était en vigueur que depuis un an, on ne pouvait pas encore en ressentir beaucoup les effets. Les documens de douane attestent que l’importation des produits manufacturés anglais, qui avait dépassé 8 millions en 1786, n’atteignit pas tout à fait 18 millions en 1787 ; 9 ou 10 millions de plus, ce n’était pas énorme. La commission continuait ainsi : « Un jugement qui ne serait fondé que sur ces effets généraux, qu’on peut regarder encore comme accidentels, ne paraîtrait-il pas trop superficiel ? La curiosité française a une grande part dans ce prodigieux débit des nouveautés de l’Angleterre. Le préjugé national et l’exagération du patriotisme influent de même sur le discrédit que nos marchandises éprouvent dans les comptoirs anglais. Enfin le découragement précipité de quelques-uns de nos manufacturiers n’est pas une démonstration certaine de la réalité de ses motifs. » La commission ne croyait donc pas qu’il y eût à perdre courage, elle avait au contraire cherché les moyens de soutenir la lutte.

On évaluait à 90 millions de valeur vénale par an le produit total des manufactures dans la généralité ; la fabrication des étoffes de coton en formait à elle seule plus de la moitié. « L’Angleterre, disait le rapport, oppose l’industrie de Manchester à celle de Rouen. Les ateliers de Manchester font une immense fabrication d’étoffes de coton de toutes les espèces. Les échantillons qui y ont été pris paraissent annoncer qu’en général les toiles de coton qui en sortent sont d’une filature plus égale que les nôtres, et cependant la plupart sont à un prix inférieur. En passant du récit des faits à l’examen des causes, on trouve que les Anglais en ont deux certaines et durables de leur supériorité dans les fabriques de coton. L’une est le bas prix du combustible nécessaire à la préparation et aux apprêts de la matière ; le charbon de terre, qui coûte à Rouen de 47 à 50 livres le tonneau pesant deux milliers, ne revient à Manchester qu’à 9 shillings, ou 11 livres 10 sols. L’autre est la grande économie qu’ils font sur les frais de la main-d’œuvre par l’usage de leurs ingénieuses inventions pour accélérer et perfectionner à la fois la filature. Les campagnes de Manchester et toute la province de Lancastre sont remplies de ces grandes machines qui, mues par un courant d’eau ou par une pompe à feu, servent à décarder, à filer, à tisser, à apprêter, à blanchir, et les jennys, petits instrumens par lesquels une femme peut filer jusqu’à quatre-vingts fils, remplacent les rouets dans les villages. Les moyens de conserver aux fabriques de cette généralité la concurrence qui leur échappe sont donc : 1° de s’occuper de la recherche et de l’exploitation des mines de charbon de terre, dont l’existence est indiquée en plusieurs endroits de la province, 2° de diminuer les frais de la main-d’œuvre sur le coton en adoptant l’usage de ces machines qui donnent à l’industrie de nos rivaux un ascendant si ruineux pour la nôtre. Non-seulement il en existe un modèle dans la collection que le gouvernement a formée à Paris, mais nous en possédons déjà une exécutée en grand, près de Louviers, par le zèle et le courage de plusieurs négocians. »

Au second rang venaient les manufactures qui employaient la laine. Leur produit total dans la généralité était évalué à 20 millions de livres. Louviers fabriquait par an 4,400 pièces de draps fins, Elbeuf 18,000 pièces de draps et autres étoffes de qualité inférieure. « Les Anglais, continuait le rapport, n’ont aucunes draperies qui égalent les draps de Louviers et les ratines d’Andelys ; mais Elbeuf ne soutiendra pas, pour ses draps ordinaires, la concurrence des draps de Leeds, appelés draps de Bristol. Toutes nos fabriques de petites draperies, serges, molletons, flanelles, etc., tombent sous la concurrence des nombreuses manufactures de l’Angleterre, qui fabriquent mieux et à meilleur marché. La prépondérance de l’Angleterre dans toutes les draperies communes vient principalement de l’abondance, de la bonne qualité et du prix modéré des laines de son cru. Elle a cependant moins d’avantages que nous du côté du sol et de la température pour l’éducation des moutons ; mais elle y a donné des soins que le succès a récompensés. Nous tirons de l’Espagne des laines préférables à celles d’Angleterre pour nos draperies de première qualité. Le Berri nous fournit une laine fine et courte qui peut acquérir assez d’amélioration pour entrer comme trame dans nos draps de second ordre. C’est à l’acquisition de la laine longue et fine que nous devons surtout nous employer. Les rapports de notre sol à celui de l’Angleterre semblent indiquer la Normandie comme le chef-lieu de cette transplantation. Il ne s’agit que de nous procurer des béliers et des brebis de cette espèce, de bien soigner soit le maintien, soit le croisement des races, et de nourrir ces nouveaux troupeaux à l’air, dans des champs bien clos et cultivés en prairies artificielles. »

La commission passait ensuite en revue les manufactures qui employaient le lin et le chanvre, celles qui employaient la terre et les métaux, celles qui fabriquaient et apprêtaient les cuirs, et elle concluait, avec la chambre de commerce, que la ruine de nos fabriques ne devait pas être l’effet nécessaire de la concurrence nouvellement ouverte, mais que toutes avaient besoin d’améliorations.

Le bureau du commerce, saisi de l’examen de cette question, présenta un nouveau rapport où les conclusions de la commission se trouvaient confirmées. On y insistait sur ces trois points : obtenir la houille à meilleur marché, imiter les machines anglaises, faire venir d’Angleterre des béliers et des brebis à longue laine. L’assemblée provinciale décida qu’il serait établi à Rouen, avec l’approbation du roi, un bureau spécial d’encouragement pour le commerce et les manufactures de la généralité, que ce bureau, composé des membres de la commission intermédiaire, de deux membres de la chambre de commerce et de deux fabricans, s’occuperait particulièrement de tout ce qui pourrait ranimer l’industrie, soutenir les fabriques et maintenir l’activité commerciale, « de manière que ce témoignage public de la vigilance de l’assemblée sur les sources de la richesse de la province servît à y faire éclore, comme dans les pays où le patriotisme est développé dans toute son énergie, des efforts que la faveur du roi et les applaudissemens de la nation ne manqueraient pas de multiplier. » Un secours de 300,000 livres était demandé au roi pour cette année seulement, afin de parer au plus pressé, et l’emploi de ce fonds, joint à ceux qu’on attendait des souscriptions volontaires, devait être rendu public.

Cet admirable élan aurait certainement fait des miracles ; la guerre, qui éclata quelques années après entre la France et l’Angleterre, le rendit inutile. Rien de ce qui avait été projeté ne fut exécuté, et quand la paix de 1815 ramena des temps meilleurs, un tout autre régime que celui de la libre concurrence fut préféré. Depuis 1815, la Normandie a fait de grands progrès industriels et commerciaux ; mais qu’on songe à ce qui serait arrivé, si l’essor donné en 1787 avait pu se soutenir ! Les deux nations auraient marché du même pas dans la carrière des inventions modernes, soutenues par une émulation perpétuelle, par un échange constant de produits et de procédés, et l’Angleterre n’aurait pas conservé l’avance qu’elle peut avoir encore : nous l’aurions suivie pas à pas et peut-être précédée.

Un des principaux objets de l’inquiétude générale était l’Ecosse, qui commençait à naître à la vie industrielle. « Nous pourrions, disait-on, soutenir la concurrence des toiles d’Irlande, qui surpassent les nôtres en blancheur et qui leur cèdent en qualité ; mais les habitans du nord de l’Ecosse ont été encouragés à de grandes entreprises de culture et de tissure de lin, et l’industrie de notre province doit redouter celle de ce peuple nouveau, qui ne se nourrit que de pommes de terre ou d’avoine délayée dans l’eau, et dont la main-d’œuvre est au plus bas prix. » C’est toujours, comme on voit, la même contradiction : on craint la concurrence des pays riches, parce qu’ils ont plus de capitaux ; on craint la concurrence des pays pauvres, parce qu’ils ont la main-d’œuvre à meilleur marché, et on ne songe pas qu’on est nécessairement soi-même dans l’une ou dans l’autre de ces deux situations. L’Ecosse n’a pas eu les mêmes craintes, et elle s’en est bien trouvée ; pauvre et barbare il y a cent ans, elle s’est élevée rapidement à la plus grande richesse agricole, manufacturière et commerciale, et elle a dû ces merveilleux progrès à l’entière liberté de ses communications avec l’Angleterre depuis la réunion.

La Normandie souffrait, comme toute la France, d’un fléau qui a maintenant à peu près disparu : des mendians vagabonds infestaient les campagnes, et disputaient aux véritables indîgens des secours souvent arrachés par la peur. Toutes les assemblées provinciales travaillaient à l’extinction de la mendicité ; aucune ne prépara un système aussi complet que celle de Rouen. Un dépôt de mendicité existait déjà dans cette ville ; on le transforma en maison de correction pour les mendians valides. En même temps on concentrait dans une administration unique tous les fonds de secours, sans en excepter ceux des confréries charitables, « restes anciens et inutiles d’une piété mal entendue. »

Il reste aujourd’hui très peu de terrains communaux dans l’ancienne généralité de Rouen, mais ils devaient être alors assez nombreux, à en juger par l’importance que l’assemblée parut attacher à ce sujet. Le bureau du bien public rappela les nombreux édits rendus depuis un siècle pour le défrichement des terres incultes, et en particulier la déclaration royale d’août 1766. « On a fait un calcul, ajoutait-il, dix ans après cette loi ; il a fait découvrir qu’on avait défriché dans vingt-huit provinces du royaume environ quatre cent mille arpens. Ce fait est justifié par les états déposés dans le bureau de l’administration des finances chargé du département de l’agriculture. Par les évaluations les moins hasardées, ces quatre cent mille arpens de terrain défriché ont produit trois millions de setiers de grain à 20 livres le setier, prix moyen depuis 1764, et qui ont conséquemment valu 60 millions de livres. Par quelle fatalité les dispositions d’une loi si précieuse n’ont-elles pas été généralement suivies dans le royaume ? Vous avez parmi vous un citoyen qui a porté ses vues sur l’utilité des défrichemens et qui en a l’expérience. On doit trop aux premiers essais pour ne pas citer ceux qui les ont tentés ; c’est à ce titre que nous nommons M. l’abbé de Foucarmont. »

Le bureau proposait de faire trois parts des communaux, un tiers attribué au seigneur, un tiers exploité en régie au profit des pauvres, et un tiers partagé par feux entre les habitans. L’assemblée n’admit pas immédiatement ces conclusions ; elle aima mieux ouvrir un concours sur la question en promettant au meilleur mémoire un prix. de 400 livres, dont les fonds furent faits par un de ses membres. Ces concours remplissaient alors, pour éclairer toutes les discussions, la fonction actuelle des journaux, et préparaient l’avènement prochain de la liberté de la presse.

Nous trouvons dans un autre rapport des renseignemens curieux sur la pêche maritime. Dieppe était la principale ville de pêche de la généralité : soixante ou soixante-cinq bateaux s’expédiaient de ce port, année commune, pour la pêche du maquereau, et quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pour celle du hareng. Ces bateaux, de 30 à 60 tonneaux, portaient chacun de vingt à trente hommes d’équipage. Dieppe armait aussi tous les ans une vingtaine de navires pour la pêche de la morue. En somme, cette ville, qui renfermait de vingt à vingt-cinq mille habitans, y compris ses faubourgs, vivait entièrement de la pêche. Le produit total annuel y dépassait 5 millions, dont moitié environ pour la pêche du hareng. Le bureau insistait sur l’importance de cette école de marins pour le recrutement de la marine militaire. « Survient-il une guerre : on exige du pêcheur, comme du cultivateur, la contribution de sa propre personne à la défense de l’état ; mais quelle différence entre les deux ! La milice de terre épargne le père de famille et les principaux agens de la culture ; le défaut de taille suffit pour les laisser à leurs utiles travaux. Chez les matelots, la levée n’épargne personne que les infirmes et les vieillards ; tout ce qui peut servir est pris. Si la guerre enlève un milicien, la famille n’a qu’un individu à pleurer ; le coup qui emporte un matelot peut faire une veuve et dix orphelins. » Pour donner secours à cette industrie, on réclamait un adoucissement à la gabelle et la suppression des droits d’entrée sur le poisson dans les villes, afin de concilier la rémunération due aux pêcheurs avec le bon marché du poisson salé, aliment des classes pauvres.

Au nombre des délibérations qui montrent combien les nouvelles doctrines économiques avaient pénétré dans les esprits, on peut citer le vœu émis pour l’entière liberté du prix du pain dans la ville du Havre. « Le prix réglé par la police, disait le bureau du bien public, est fixé sur le prix moyen du blé à la halle, c’est-à-dire entre le plus haut et le plus bas, sans égard à la quantité de sacs vendus de chaque sorte. Les boulangers ont donc intérêt qu’il soit vendu ou qu’il paraisse être vendu quelques sacs de blé à haut prix pour faire ressortir le prix moyen à un taux plus élevé. Pour remédier à ces inconvéniens, nous pensons que le meilleur parti est de laisser aux boulangers la liberté de vendre le pain au prix qu’ils voudront, en ne le soumettant à l’autorité de la police que pour le poids et la qualité. Il nous semble qu’on doit attendre les mêmes effets de cette liberté que de celle dont jouissent les marchands de farine, qui, à l’envi l’un de l’autre, vendent journellement leurs farines au rabais. Nous proposons que l’essai de cette liberté soit fait au Havre, sauf à l’étendre par la suite dans les autres villes de la généralité, si le succès répond à l’attente. » Le parlement ayant la grande police dans la province, c’était à lui qu’il fallait s’adresser pour obtenir l’autorisation ; l’assemblée invita formellement les officiers municipaux à la demander.

On s’occupait alors beaucoup d’introduire en Normandie la culture de la garance. Un membre de l’assemblée, M. Darabournay, secrétaire perpétuel de la Société d’agriculture, avait écrit un ouvrage sur la teinture des laines et lainages par les végétaux indigènes. Un autre de ses membres, le marquis de Conflans, offrit de consacrer gratuitement vingt acres de terre à la culture de la garance. Plusieurs propositions utiles ayant été faites dans l’intérêt de l’agriculture, comme la distribution de petits manuels aux cultivateurs, l’envoi de plusieurs élèves à l’école vétérinaire d’Alfort, la demande de plus grandes facilités pour l’emploi du sel, le même M. de Conflans, que sa qualité de lieutenant-général n’empêchait pas de se livrer à ses goûts agricoles, reçut mission de s’en occuper spécialement.

À tout instant, on voit revenir dans les procès-verbaux l’idée d’une importation de béliers anglais. « Feu M. le marquis de Conflans, écrivait quatre ans après Arthur Young, a acheté pour l’assemblée provinciale de Normandie 100 béliers anglais, qui lui revinrent, débarqués en France, à 9 guinées pièce. La France les a perdus quand il est mort. » Arthur Young ne s’explique pas plus clairement sur les causes de cette perte. Probablement les circonstances politiques ne furent pas étrangères à ce mauvais résultat. Le troupeau de Rambouillet, créé vers le même temps, a couru aussi de grands dangers pendant la révolution, et n’a été sauvé qu’avec beaucoup de peine. Il en est de cette importation de béliers comme du traité de commerce. Ce qui se serait fait alors ne serait plus à faire. Au moment où l’assemblée de Normandie tentait cette conquête, Bakewell commençait à réussir dans ses expériences, qui allaient ouvrir une voie nouvelle. Nul doute que des béliers de Bakewell n’eussent bientôt aussi passé le détroit, et nous aurions trois quarts de siècle d’avance pour le développement des races de boucherie.

Dans la dernière séance de l’assemblée, le secrétaire provincial, M. Bayeux, qui était en même temps directeur de l’Académie des sciences et belles-lettres de Rouen, annonça qu’il se proposait d’écrire une histoire des états de Normandie, afin de rattacher l’institution nouvelle à ses origines. L’assemblée approuva ce projet, qui aurait formé un pendant à l’Histoire du Languedoc, entreprise aussi sous les auspices des états de cette province, mais qui n’a pas pu être poussé bien loin, car M. Bayeux, devenu procureur-général-syndic du département du Calvados, fut massacré par le peuple de Caen au mois de septembre 1792.

L’assemblée tenait ses séances dans une salle du couvent des cordeliers ; elle arrêta, avant de se séparer, que ses bureaux et sa commission intermédiaire continueraient à occuper le même local, et qu’une somme annuelle de 2,400 livres serait payée aux cordeliers pour le loyer de leurs bâtimens. Presque partout les assemblées provinciales, ainsi que les administrations secondaires d’élection ou de département, se logeaient ainsi dans des édifices religieux, devenus trop grands par la réduction du nombre des moines. Quand la révolution est venue affecter violemment à des services publics ceux de ces édifices qu’elle n’a pas démolis, elle n’a fait par la spoliation que ce qui se serait fait à l’amiable dans la mesure de la véritable utilité.

Par la rare activité de son esprit, Thouret avait joué le premier rôle dans l’assemblée provinciale de Haute-Normandie. Au milieu des agitations politiques qui suivirent, son influence ne fit que grandir. Élu par Rouen aux états-généraux, il fut nommé président de l’assemblée nationale au mois d’août 1789, et bientôt après membre du comité de constitution. Quelques hommes ont jeté plus d’éclat par leur éloquence dans cette assemblée fameuse ; il n’en est aucun qui ait pris une part plus effective à ses travaux. C’est lui qui, comme rapporteur du comité de constitution, proposa et fit adopter la nouvelle organisation départementale. Il ne contribua pas moins à la nouvelle organisation judiciaire et à la plupart des autres lois organiques. Un des premiers et des plus ardens à demander la suppression des ordres religieux et la vente des biens du clergé, il fut en même temps de ceux qui travaillèrent à rabaisser outre mesure l’autorité royale. Chargé en 1791 de la révision de l’acte constitutionnel et nommé président pour la quatrième fois, c’est lui qui reçut en cette qualité le serment de Louis XVI, et qui prononça quelques jours après la clôture de l’assemblée, dont il reste la dernière personnification, soit pour le bien, soit pour le mal. Élu président au tribunal de cassation, cette haute dignité attira sur lui la foudre révolutionnaire ; il fut condamné à mort et exécuté le même jour que Malesherbes, le 22 avril 1794, sans qu’on lui laissât le temps de signer ses derniers arrêts. Heureux s’il avait pu employer dans des jours plus calmes ses incontestables talens !


II. — MOYENNE ET BASSE-NORMANDIE.

La généralité d’Alençon, qui prit le nom de Moyenne-Normandie, comprenait le département actuel de l’Orne et une partie de l’Eure et du Calvados. Elle se divisait en neuf élections, qui forment aujourd’hui sept arrondissemens, Alençon, Bernay, Lisieux, Conches, Verneuil, Domfront, Falaise, Argentan et Mortagne[1]. L’assemblée provinciale fut convoquée à Alençon, chef-lieu de la généralité, pour la session préliminaire d’août ; mais elle exprima le vœu de se réunir à l’avenir à Lisieux, et la session de novembre s’y tint en effet. Le président de l’assemblée, M. de La Ferronnays, évêque-comte de Lisieux, fut sans doute pour beaucoup dans ce changement, qui devait faire de sa ville épiscopale le chef-lieu de la province. Lisieux avait, outre son évêché, de véritables titres à cette préférence ; située au milieu de la partie la plus riche et la plus peuplée de la généralité, cette ville était en communication facile avec Paris, Rouen et Caen, tandis qu’Alençon, occupant le sommet d’une sorte de triangle, se trouvait loin de tout le reste. Le maire d’Alençon, M. Pottier du Fougeray, défendit les droits de sa ville, mais il ne put changer le vote. Lors de la formation des départemens, Alençon a pris sa revanche, et Lisieux est descendu au rang de chef-lieu d’arrondissement ; son antique évêché a même été supprimé par le concordat.

Dans la noblesse figuraient le comte de Rochechouart et le comte de Bonvouloir, qui ont été tous deux membres des états-généraux. Les procureurs-syndics élus furent, pour les deux premiers ordres, le comte de La Chapelle, et pour le tiers-état M. de Kéralio. On voit par le discours de l’intendant, M. Julien, que dans cette province comme dans beaucoup d’autres, on avait fort allégé le fardeau de la corvée avant l’édit de 1787. « Les principes de cet édit m’ont paru être depuis vingt ans ceux de la province ; j’en ai jugé par la manière dont on y a accueilli la liberté que je laissais aux paroisses de faire leur tâche par elle-même, ou de s’en redimer à prix d’argent au moyen de l’adjudication qui en était faite au rabais. C’était leur vœu qui décidait la manière dont la tâche serait acquittée, et vous avez vu comme moi que toutes adoptaient la contribution en argent. » Le même intendant s’exprimait en termes fort clairs sur la nécessité de supprimer un jour ou l’autre ce qui restait des anciens privilèges. « Vous ne vous bornerez pas là, disait-il, pour secourir les malheureux ; vous chercherez si les droits de cette multitude de privilégiés qui l’écrasent sont légitimement établis ; vous détruirez ceux qui auront été usurpés, et à l’égard des autres vous trouverez peut-être le moyen de les anéantir en inspirant, et peut-être sans peine à ceux à qui ils appartiennent le zèle dont vous êtes animés pour le soulagement du peuple. » La nuit du 4 août est là tout entière.

M. de Tocqueville a fait remarquer l’imprudence d’un pareil langage ; dans la bouche d’un intendant, commissaire du roi, il avait plus de gravité que dans toute autre. On ne peut, dans tous les cas, accuser ceux qui parlaient ainsi de dureté ou d’indifférence ; ils exagéraient au contraire le mal à guérir. « Il semblait, dit avec raison M. de Tocqueville, qu’on ne dût être entendu que de ceux qui étaient placés au-dessus du peuple, et que le seul danger qu’il y eût à craindre était de ne pas se faire bien comprendre de ceux-là. »

Le midi de la généralité avait éprouvé des pertes considérables par la grêle, l’épizootie et l’inondation ; l’évêque-président dit que les membres de l’assemblée s’empresseraient sans doute de porter secours à leurs concitoyens, qu’il ne croyait pas devoir proposer au tiers état de concourir à cette bonne œuvre, parce que ses charges étaient déjà trop considérables, mais qu’il était persuadé que le clergé et la noblesse s’empresseraient de donner en cette circonstance une preuve de leur générosité, qu’en conséquence il leur proposait, sous le bon plaisir du roi, de consacrer au soulagement des malheureux une somme de 30,000 livres, dont la moitié serait payée par le clergé et répartie sur les bénéficiers de la généralité, à l’exception des curés qui ne jouissaient pas de 1,000 livres de revenu, et l’autre moitié payée et répartie également au marc la livre sur les vingtièmes des nobles. « Le clergé et la noblesse, ajoute le procès-verbal, applaudissant à ces sentimens d’humanité et de bienfaisance, ont d’une voix unanime consenti à la proposition qui vient de leur être faite ; en conséquence, l’assemblée arrête de supplier le roi d’autoriser le clergé et la noblesse à s’imposer, pendant trois ans, la somme de 30,000 livres pour être employée au soulagement des plus pauvres contribuables. »

L’évêque qui donnait ce bel exemple n’en était pas à son début en fait de bienfaisance active et courageuse : quelques années auparavant, étant évêque de Bayonne, M. de La Ferronnays avait payé de sa personne avec un dévouement admirable, pendant un débordement de l’Adour, pour sauver les malheureux surpris par le fleuve ; ce qui fit dire à Louis XVI : « L’évêque de Bayonne va à l’eau comme ses frères vont au feu. » Il refusa le serment en 1791 et mourut dans l’émigration. C’est son neveu qui a été ministre et ambassadeur sous la restauration.

Cette assemblée s’occupa aussi du commerce et de l’industrie, mais il n’est pas dit un mot dans les procès-verbaux[2] du traité avec l’Angleterre. Il résulte seulement des faits présentés par le bureau du commerce que les manufactures souffraient des règlemens imaginés pour les protéger. On trouve dans son rapport des passages tels que celui-ci : « Plusieurs fabricans de Mortagne, négligeant de se conformer aux anciens règlemens, se permettent d’employer moins de matière dans la fabrication de chaque pièce de toile. Ces inconvéniens peuvent faire craindre que les consommateurs ne se dégoûtent, et le plus grand nombre solliciterait une surveillance plus active de la part des inspecteurs des manufactures ; mais en même temps il paraît que le débit n’a jamais été porté plus haut, et que les demandes se multiplient pour ainsi dire à mesure que la fabrique perd de son ancienne exactitude. Nous ne vous expliquerons pas cette espèce de phénomène qui paraît si contraire au système réglementaire. » Et un peu plus loin, à propos des draperies de Lisieux : « Un droit qui gêne fort les opérations du commerce est un plomb indicatif de la visite de chaque pièce d’étoffe, pour assurer la libre circulation dans toute l’étendue du royaume. Autrefois les gardes percevaient 1 sol par chaque pièce pour le droit de marque ; en juin 1780, ce droit fut porté à 2 sols, et c’est sur le pied de 3 sols que se fait la perception actuelle. Il se fabrique dans la ville de Lisieux une quantité considérable d’étoffés de qualité très inférieure qui sont assujetties au même droit de visite et de marque que les draps de première qualité, et le préposé ne manque jamais d’exiger que les pièces et les coupons même soient marqués par les deux bouts. »

Pour les assemblées secondaires, la province fut divisée en huit départemens ; chaque élection fournit le sien, à l’exception de Falaise et de Domfront, qui furent réunis pour n’en faire qu’un.

La troisième généralité, celle de Caen, comprenait, sous le nom de Basse-Normandie, le département actuel de la Manche et une moitié du Calvados. Elle se divisait en neuf élections, qui forment aujourd’hui autant d’arrondissemens, Caen, Bayeux, Saint-Lô, Carentan, Valognes, Coutances, Avranches, Vire et Mortain[3]. L’assemblée provinciale se réunit à Caen ; elle se composait de quarante membres. Le président, nommé par le roi, était le duc de Coigny, petit-fils du maréchal de ce nom. La terre de Coigny, récemment érigée en duché-pairie, donnait, dit-on, 250,000 livres de rente. Les procès-verbaux de cette assemblée[4] ne présentent rien de particulier, sinon que les membres qui la composent, fidèles à leur réputation de gens, avisés, terminent invariablement toutes leur délibérations en priant le président de les appuyer auprès du roi. Le duc de Coigny avait en effet un grand crédit à la cour, il appartenait à la société intime de la reine ; sa famille était originaire de Basse-Normandie, et tous ses intérêts le rattachaient à cette province. Il fut nommé en 1789 député de la noblesse de Caen aux états-généraux ; il.y vota avec la minorité, émigra en 1791, et fit campagne dans l’armée des princes ; il prit ensuite du service en Portugal, et parvint au grade de capitaine-général. Il est mort en 1821 gouverneur des Invalides et maréchal de France.

Parmi les autres membres, on peut remarquer, dans le clergé, les évêques de Coutances et d’Avranches, et dans le tiers-état le comte de Vendœuvre, maire de Caen, le marquis de Colleville, maire de Valognes, M. de La Londe, maire de Bayeux, tous gentilshommes remplissant des fonctions municipales, et comme tels se rangeant de bonne grâce dans le troisième ordre. Il serait curieux et instructif de rechercher à ce propos ce que c’était qu’un maire sous l’ancien régime dans la plupart des villes de France ; mais ce travail nous éloignerait de notre sujet, qui est déjà par lui-même bien assez chargé de détails. Les deux procureurs-syndics élus furent, pour les deux premiers ordres, le comte de Balleroy, et pour le tiers-état M. Le Tellier de Vanville, trésorier de France au bureau des finances de Caen ; cette dernière charge donnait la noblesse, mais le titulaire ne songea pas à s’en prévaloir, ainsi que beaucoup d’autres qui se trouvaient dans le même cas.

À propos des travaux publics, un député de la noblesse, le comte de Montsarville, lut un mémoire dont voici les principaux passages : « La jurisprudence locale, en Normandie, condamne les propriétaires bordiers à l’entretien des chemins qui les touchent. Il naît de cette loi des injustices réelles, qui souvent accablent le pauvre sans soulager le riche. Dans un pays comme la Basse-Normandie, où toutes les possessions sont divisées par une infinité de clôtures, où le peuple attaché au sol partage la plus petite succession de son père, la plus grande partie des chemins se trouve avoisinée de ces possessions divisées. Comment exiger de ceux à qui elles appartiennent la réparation et l’entretien de ces chemins ? De quel œil peut-on voir le pauvre, dont les bras seuls assurent la subsistance, forcé de quitter son travail pour s’occuper d’une réparation qui ne peut servir qu’aux riches, qui vendent ou consomment les denrées que ses sueurs ont fait naître ? L’humanité parle plus fort que les lois, l’homme honnête n’ose les invoquer. De là la dégradation des communications, cet objet si précieux et si nécessaire au commerce. Pour remédier à cet abus vraiment révoltant, on propose de mettre les routes d’église à église sur le compte de la communauté, et que les frais en soient pris sur les fonds de la paroisse. Par ce moyen, le riche éloigné, comme le plus pauvre, paierait avec justice sa part d’une dépense qui sert à la communauté. » Sur quoi, non-seulement l’assemblée décida que l’entretien des chemins, au lieu d’être à la charge des propriétaires riverains, serait à l’avenir supporté par toute la paroisse, mais le clergé et la noblesse, considérant que la prestation en argent, représentative de la corvée, pesait déjà trop sur le tiers-état, qui en fournissait la majeure partie, demandèrent à être autorisés par le roi à s’imposer une somme extraordinaire de 50,000 livres par an, exclusivement perçue sur leurs propres biens, afin de venir en aidé à la province pour l’acquittement des indemnités arriérées et l’achèvement des travaux commencés.

Parmi les travaux publics de la province, il en était un dont l’assemblée n’eut pas à s’occuper, parce qu’il était entrepris aux frais de l’état, mais qui n’a pas peu contribué à enrichir ce coin reculé du territoire : c’est le port de Cherbourg. Louis XVI avait une véritable passion pour la marine ; il avait dépensé des sommes énormes pour mettre la flotte française en état de lutter contre les Anglais dans la guerre d’Amérique ; le surcroît de dette publique qui a servi de prétexte à la révolution n’avait pas d’autre origine. Des travaux considérables s’exécutaient par ses ordres dans tous les ports de l’Océan, et il avait voulu en créer un à Cherbourg, comme une menace perpétuelle contre l’Angleterre. L’entreprise commencée avait ce caractère gigantesque qu’elle a conservé jusqu’au bout. Louis XVI voulut assister lui-même à l’immersion d’un de ces fameux cônes qui devaient vaincre l’Océan : il fit le voyage de Cherbourg en 1786 ; ce moment fut le plus heureux de sa triste et courte vie. Il inspecta avec soin les ouvrages et parcourut la rade sur le vaisseau le Patriote, car les vaisseaux portaient déjà ces noms précurseurs, au bruit des salves d’artillerie et des cris de vive le roi ! A son retour, il ramena dans sa voiture le duc de Liancourt, grand-maître de sa garde-robe, les. maréchaux de Castries et de Ségur et le marquis de La Fayette. L’entretien avec de pareils hommes ne put avoir pour objet que la gloire et le bonheur de la France.

L’assemblée n’eut pas non plus à se préoccuper beaucoup des corvées, car c’était dans cette généralité qu’un intendant éclairé, M. de Fontette, avait, sous Louis XV et avant Turgot, essayé le premier de substituer le rachat en argent à la corvée en nature pour les chemins ; voilà donc encore une province où la corvée n’était plus en usage que par exception, et depuis environ trente ans. M. de Fontette avait donné aux contribuables l’option, et la plupart avaient préféré le rachat ; c’est le marquis de Mirabeau qui nous l’apprend dans sa Lettre sur les corvées, publiée en 1762.

On a vu qu’en offrant l’abonnement des vingtièmes, le gouvernement y mettait pour condition une augmentation immédiate. Le déficit des finances était flagrant, il devenait absolument nécessaire d’y pourvoir, d’autant plus que le troisième vingtième, établi provisoirement en 1782 pour subvenir aux frais de la guerre, avait cessé d’être perçu à la fin de 1786. Le ministère essayait de reprendre sous une autre forme ce troisième vingtième en proposant à chaque province d’augmenter d’environ 40 pour 100 le produit des deux vingtièmes existans, qui rapportaient en tout 55 millions. Il s’agissait donc d’une vingtaine de millions à répartir sur toute la France. Les provinces dont nous avons parlé jusqu’ici avaient consenti sans difficulté après avoir obtenu une réduction sur le chiffre. La Normandie se montra un peu plus récalcitrante. Pour forcer la main aux provinces, on avait annoncé l’intention de faire exécuter dans toute sa rigueur, en cas de refus, l’édit de 1749 sur le mode de perception des vingtièmes. L’assemblée de Rouen riposta par un arrêt du parlement rendu lors de l’enregistrement de l’édit, et qui contenait de telles réserves que l’exécution en devenait à peu près impossible dans la province ; elle finit cependant par céder sur le principe et se borna à gagner du temps. L’assemblée de Lisieux offrit 150,000 liv. d’augmentation ; celle de Caen, 350,000 livres, ou la moitié environ de ce qu’on lui demandait. Alors comme aujourd’hui, la Normandie était une des provinces les plus riches, et quoiqu’elle se plaignît de l’exagération des impôts, elle pouvait supporter sans peine ce léger surcroît.

Avant de se séparer, l’assemblée prit une délibération pour demander que le siège de la commission intermédiaire fût placé à Saint-Lô, comme la ville la plus centrale de la généralité.

L’institution des assemblées provinciales avait donc pleinement réussi dans les trois généralités de l’ancienne Normandie, comme dans la plus grande partie du royaume, quand se répandit la nouvelle de la résistance qu’elle rencontrait sur un petit nombre de points. Des événemens que nous raconterons en leur lieu, car nous sommes forcé d’exposer successivement ce qui se passait à la fois, avaient éclaté en Auvergne, en Franche-Comté, en Provence et surtout en Dauphiné. Les têtes se montèrent en Normandie comme partout, et la physionomie générale y changea complètement dans le cours de l’année 1788. Des publications parurent pour comparer le régime des assemblées provinciales avec celui des anciens états ; les souvenirs du duché souverain de Normandie se réveillèrent[5]. Au lieu d’institutions octroyées par la couronne, on réclama, comme existant de plein droit, des libertés depuis longtemps éteintes. Au lieu de trois généralités distinctes, on prétendit ne former comme autrefois qu’une grande province, indivisible et indépendante. Aux réminiscences historiques se mêlaient les idées les plus radicales ; on discutait sur le nombre des députés, sur la part faite à l’élection, sur la proportion des ordres, sur les limites des circonscriptions ; on voulait tout remanier et tout refondre à la fois. Le parlement de Rouen finit par se rendre l’organe de ces exigences ; il écrivit au roi, en novembre 1788, pour demander le rétablissement des anciens états, comme s’ils n’avaient pas été rétablis de fait, avec les modifications que le temps avait rendues nécessaires !


III. — TOURAINE, MAINE ET ANJOU.

Si la Normandie avait perdu son ancienne unité en se fractionnant en trois, les provinces voisines de Touraine, Maine et Anjou, avec une portion du Poitou, avaient été réunies pour ne former qu’une seule généralité, celle de Tours. La plus étendue des pays d’élection, cette généralité n’avait pas moins de 1,390 lieues carrées. Elle se divisait en seize élections, qui forment aujourd’hui autant d’arrondissemens, quatre en Touraine, Tours, Amboise, Loches et Chinon ; six en Anjou, Angers, Montreuil-Belley, Saumur, Château-Gontier, La Flèche et Beaugé ; quatre dans le Maine, Le Mans, Mayenne, Laval et Château-du-Loir ; deux en Poitou, Loudun et Richelieu. On en a formé les quatre départemens actuels d’Indre-et-Loire, Maine-et-Loire, Mayenne et Sarthe, avec une partie de la Vienne ; seulement quelques chefs-lieux ont été supprimés et remplacés par d’autres.

En présence d’un pareil amalgame, le conseil du roi eut à examiner s’il n’y aurait qu’une assemblée provinciale pour la généralité tout entière, ou s’il en serait établi une dans chacune des trois provinces. On adopta une solution intermédiaire, qui n’aurait été sans doute que provisoire, car elle ne pouvait manquer d’amener des conflits d’attributions ; on institua une assemblée particulière pour chaque province et une assemblée générale pour l’ensemble. Afin de simplifier un peu ces rouages compliqués, on supprima pour cette généralité les assemblées secondaires d’élection, celles des trois provinces devant en tenir lieu.

L’assemblée générale des trois provinces composant la généralité de Tours, car tel était son titre officiel, se réunit d’abord à Tours, sous la présidence de l’archevêque, M. de Conzié. L’intendant de la province, M. d’Aine, l’ouvrit avec la solennité ordinaire. Ses opérations ne furent que préparatoires.

Les assemblées particulières des trois provinces se réunirent ensuite à part pour se constituer[6]. Celle de Touraine se tint à Tours, sous la présidence du duc de Luynes. Le principal objet de ses délibérations fut la division de la province en districts, car en supprimant les assemblées d’élection, le règlement arrêté par le roi les avait remplacées par des districts, plus nombreux que les élections, et qui devaient n’avoir que quatre administrateurs, un pour le clergé, un pour la noblesse et deux pour le tiers-état : anomalie nouvelle, qui avait le défaut de remanier sans nécessité les circonscriptions établies. La Touraine fut partagée en huit de ces districts, dont chacun avait à peu près l’étendue de quatre de nos cantons, et dont les chefs-lieux furent Preuilly, Loches, Amboise, Tours, Langeais, Chinon, Loudun et Richelieu. L’assemblée passa ensuite aux délibérations ordinaires sur les impôts et les travaux publics ; mais on sent dans les procès-verbaux qu’elle n’a pas un sentiment bien net de ses pouvoirs, le partage avec l’assemblée générale n’étant pas encore suffisamment arrêté. Le duc de Luynes et de Chevreuse, président, descendait du favori de Louis XIII et de la célèbre duchesse de Chevreuse ; il comptait ainsi parmi ses ancêtres le vertueux duc de Chevreuse, l’ami et le confident de Fénelon, Le château de Luynes, siège de son duché-pairie, s’élève sur un rocher isolé, aux bords de la Loire.

En même temps l’assemblée particulière de l’Anjou se réunissait à Angers, sous la présidence du duc de Praslin, fils du ministre de la marine de Louis XV et cousin du célèbre duc de Choiseul. Le comte de Praslin, fils du président, ayant manifesté le désir d’entrer à l’assemblée, celle-ci le nomma à la première place qui vint à vaquer, et, cette place s’étant trouvée dans le tiers-état, il y prit rang sans difficulté. La seule réclamation vint d’un membre du tiers, qui demanda que cette nomination ne tirât pas à conséquence pour l’avenir, et qu’on n’en pût prendre droit pour nommer encore député de cet ordre un gentilhomme ou un ecclésiastique, à moins qu’il n’occupât une place qui le mit dans le cas de représenter réellement le tiers-état. Cette assemblée divisa la province en seize districts, l’Anjou ayant plus d’étendue que la Touraine. Dans le cours de sa session, elle fut saisie d’une difficulté sur la propriété des arbres qui bordaient les routes. Les seigneurs hauts-justiciers prétendaient avoir des droits sur ces arbres, qui leur étaient disputés par les propriétaires riverains. Cette querelle agitait et troublait la province pour un assez pauvre motif. Les seigneurs finirent par y renoncer, sur l’exemple qui leur fut donné par Monsieur, frère du roi, un des plus intéressés par son apanage. Il écrivit au comte de Cossé, son fondé de pouvoir : « Je vous autorise par cette lettre, mon cher comtes à renoncer de droit pour moi, comme vous savez que je l’ai déjà fait de fait, à ces malheureux arbres, et plût à Dieu que je pusse arracher avec eux jusqu’à la moindre racine de discorde ! » On reconnaît là le prince qui, comme président d’un bureau aux deux assemblées des notables, vota l’abolition de la gabelle et la double représentation du tiers aux états-généraux, et qui en 1814 devait donner la charte.

L’assemblée du Maine, réunie au Mans, sous la présidence du marquis de Juigné, lieutenant-général et frère de l’archevêque de Paris, divisa cette province en seize districts. Elle ne put s’entendre avec l’Anjou pour la délimitation des frontières ; une portion de territoire près de La Flèche étant disputée entre ces deux provinces, la question fut soumise au conseil du roi. À cela près, la plus parfaite harmonie s’établit entre les trois assemblées, qui se mirent en communication par lettres.

Ces préliminaires accomplis, l’assemblée générale se réunit de nouveau à Tours le 12 novembre, toujours sous la présidence de l’archevêque ; elle se composait de 48 membres, 16 pour chaque province. L’évêque du Mans, M. de Goussans, siégeait en tête du clergé, l’évêque d’Angers s’étant excusé sur son âge ; dans la noblesse figuraient le marquis de Rochecotte, père du chef vendéen fusillé en 1798, le comte d’Autichamp, père des deux frères de ce nom qui ont joué un rôle si actif dans les guerres de la Vendée, le comte de Tessé, qui devait être élu en 1789 député du Maine aux états-généraux, le marquis de Clermont-Gallerande, qui devait faire partie avec Royer-Collard du comité royaliste établi sous le consulat et qui est mort pair de France en 1823, le baron de Menou, maréchal de camp, dont la singulière histoire mérite d’être racontée à part, et deux conseillers au parlement de Paris possédant des seigneuries dans la généralité, M. Pasquier de Coulans, descendant de l’illustre auteur des Recherches, père du dernier chancelier de France et mort sur l’échafaud en 1793, et M. Goislard de Montsabert, qui devait être arrêté en pleine cour, au mois de mai 1788, avec son collègue d’Éprémesnil, pour sa résistance aux ordres du roi. La liste des membres du tiers-état ne contenait aucun nom saillant.

Pour consacrer l’union des trois provinces, l’assemblée fit faire un sceau qui réunissait leurs armes ; elle décida en outre qu’elle tiendrait alternativement ses sessions dans les trois villes de Tours, d’Angers et du Mans.

Le langage habituel de ses rapports a un caractère d’aigreur assez marqué ; on y entend comme les premiers grondemens de la révolution qui s’avance. L’assemblée refusa tout net l’augmentation demandée pour les vingtièmes et avec des considérans peu convenables : « attendu que l’abonnement qui, considéré en lui-même, est une preuve éclatante de l’amour paternel de notre auguste monarque pour ses sujets, deviendrait onéreux et nuisible par l’extension de l’impôt, que les habitans des trois provinces ont jusqu’à présent regardé l’établissement des assemblées provinciales comme une faveur insigne de sa majesté, qu’en voyant une partie de leurs concitoyens appelés au partage de l’administration ils espéraient voir renaître l’aisance et la prospérité, que les peuples, trompés dans leurs espérances, ne verraient plus dans les nouveaux administrateurs que les extenseurs et non les justes répartiteurs de l’impôt, que les administrateurs, en perdant la confiance de leurs provinces respectives, ne pourraient plus opérer le bien du service du roi, que la population diminue sensiblement dans la généralité, tandis qu’elle augmente dans d’autres provinces du royaume, etc. » Le roi fit répondre en termes sévères, mais justes : a Sa majesté a dû voir avec surprise que l’assemblée générale ait inséré dans sa délibération qu’elle ne pouvait accepter l’abonnement extensif des vingtièmes, et que les peuples, trompés dans leurs espérances, ne verraient plus dans leurs nouveaux administrateurs que les extenseurs et non les justes répartiteurs de l’impôt. Le commissaire du roi fera connaître à l’assemblée que c’est à elle de réaliser les espérances du peuple, lorsque le roi lui en a donné tous les moyens, et qu’elle serait responsable au roi et à la généralité de tout le bien qu’elle n’aurait point cherché à procurer aux habitans des trois provinces. »

L’augmentation demandée était insignifiante et le besoin urgent. Ce sacrifice, si c’en était un recevait d’ailleurs une compensation plus que suffisante par la concession d’un abonnement. Ce n’était pas au moment où le roi se bornait à demander ce que ses prédécesseurs auraient exigé qu’il convenait de se montrer si difficile. Les premières assemblées provinciales avaient réclamé avec instance cet abonnement, qui coupait court pour l’avenir à l’accroissement continu de l’impôt, et qui permettait aux intéressés de le répartir à leur gré. Les vingtièmes ne rendaient réellement pas ce qu’ils auraient dû rendre, si la proportion établie par l’édit de 1749 avait été rigoureusement exigée, et si une foule d’abus n’en avaient pas altéré la perception. Les plus riches étant ceux qui avaient le plus réussi à s’y soustraire, il suffisait d’une meilleure répartition pour accroître le produit, sans surcharger et même en dégrevant les contribuables les moins aisés. L’assemblée avait donc mauvaise grâce à refuser ce qu’on lui offrait, d’autant plus que, comme le disait la lettre ministérielle, la situation de la généralité était meilleure que celle d’autres provinces qui se plaignaient moins.

On jugera encore mieux de l’esprit qui y régnait par le passage suivant d’un rapport du bureau de l’impôt : « Il est un principe certain, c’est que toute dispense ou exemption de la loi est destructive de la loi, et, par une conséquence aussi véritable que ce principe, souverainement injuste. Cette vérité est encore plus évidente, lorsqu’on l’applique à la répartition des impôts. En matière de finance, tout privilège d’exemption pèse nécessairement sur tous les autres. Le clergé, la noblesse et plusieurs offices de judicature jouissent de l’exemption de la taille personnelle et de celle d’exploitation. Pour vous prouver combien ces privilèges sont à charge aux peuples, qu’il soit permis de supposer, pour un instant, que dans une paroisse qui comprend 3,000 arpens de terre, et qui paie 6,000 livres en taille et accessoires, il y ait six propriétaires privilégiés qui fassent valoir personnellement chacun quatre charrues, ou environ 300 arpens de terre, nombre accordé par leur privilège : il en résultera que 1,800 arpens de cette paroisse ne porteront aucune partie de la taille, et que les 1,200 restans paieront eux seuls les 6,000 livres d’imposition, ou 5 livres par arpent au lieu de 2, ce qui augmente par conséquent de trois cinquièmes la taxe des contribuables. Le projet du bureau n’est pas de vous engager à demander indistinctement la suppression de tous les privilèges : il en est qui ont été acquis par des services importans rendus à la patrie ; mais ne serait-il pas possible de les restreindre ? Ceux même qui les possèdent ne devraient-ils pas être les premiers à les sacrifier au bien général ? »

L’hypothèse indiquée ne s’était probablement jamais présentée, car les fonds exempts n’excédaient pas en moyenne le cinquième des terres, mais elle était à la rigueur possible ; en tout cas, on voit que dans une assemblée composée pour moitié de membres des ordres privilégiés, les exemptions étaient assez mal traitées.

Après la clôture de la session, l’opinion locale resta occupée des questions qui s’y rattachaient. Les trois provinces avaient eu autrefois des états particuliers dont le souvenir s’était perdu ; le bureau intermédiaire de l’Anjou essaya de le réveiller ; il rédigea en 1788 un mémoire au roi pour demander le rétablissement des anciens états. Les titres s’étaient, disait-il, longtemps conservés dans une tour du château d’Angers ; la chambre des comptes de Paris, instruite que ce dépôt renfermait des pièces importantes pour la couronne, en avait ordonné le transport en son greffe vers 1736, et deux ans après un incendie les avait consumés. Malgré ce malheur, des documens authentiques attestaient encore l’existence des états. Saint Louis les avait assemblés au mois de mai 1246 pour régler un point de la coutume locale ; ce fait était consigné dans le recueil des ordonnances du Louvre. On trouvait dans le même recueil qu’en 1355 les états d’Anjou et du Maine octroyèrent gracieusement une aide de 2 sous 6 deniers par feu, pour être employée à la garde du pays sous la condition qu’à l’avenir des aides semblables ne pourraient être levées au pays d’Anjou et du Maine, si ce n’est par l’assentiment exprès desdits gens d’église, desdits nobles et desdites communes. Enfin en 1508 Louis XII les avait convoqués pour régler encore un point de législation.

On retrouve là, comme en Normandie, le contre-coup de ce qui s’était passé ailleurs. L’Anjou n’y avait pas songé de lui-même. On comprend parfaitement que la province attachât un grand prix à faire constater ses anciens droits ; mais la forme de sa réclamation dépassait le but légitime. Les traces des états avaient si complètement disparu, qu’à Angers même on considérait leur existence comme problématique. Bodin, qui était d’Angers et qui écrivait vers 1575, ne mentionne point l’Anjou parmi les provinces qui avaient encore des états. Nul ne pouvait dire comment ils se composaient, et dans tous les cas une constitution qui remontait au Ve siècle devait être peu en rapport avec la société du XVIIIe. La municipalité d’Angers fit à cet égard la leçon au bureau intermédiaire : elle prit une délibération pour déclarer que la province n’était nullement tenue à suivre les anciennes formes, en supposant qu’elles fussent connues, et pour réclamer la double représentation du tiers et le vote par tête, comme si le bureau intermédiaire eût entendu les contester. Avec l’agitation universelle des esprits, ces questions prenaient une importance qu’elles n’avaient pas par elles-mêmes, puisque le roi avait accordé d’avance presque tout ce qu’on lui demandait.

La même municipalité protesta contre l’admission de M. de Praslin dans le tiers-état, et montra une extrême passion contre les nouveaux anoblis qui, ballottés entre la noblesse et le tiers, avaient une situation de plus en plus difficile. Il devenait évidemment nécessaire de supprimer l’anoblissement au moyen des charges vénales, un des plus crians abus du passé ; mais en attendant les puristes du tiers-état montraient peu de bon sens en fermant leurs rangs aux nouveaux anoblis, quand ils les voyaient repoussés par l’ordre noble et disposés à en prendre leur parti.

Les principaux membres des assemblées particulières et de l’assemblée générale furent élus l’année suivante aux états-généraux. L’archevêque de Tours et l’évêque du Mans ne tardèrent pas à émigrer. Le duc de Luynes fit partie des 47 membres de la noblesse qui se réunirent au tiers-état le 25 juin 1789 ; il n’émigra pas, ne fut pas même arrêté, et parvint ainsi à sauver son immense fortune, qui a passé à ses héritiers. Le duc de Praslin et le comte son fils siégèrent tous d’eux à l’assemblée constituante et y votèrent avec le parti La Fayette ; c’est ce comté devenu duc de Praslin qui fut expulsé de la chambre des pairs après le second retour des Bourbons, et qui y rentra sous le ministère Decazes. le marquis de Juigné, élu avec ses deux frères, prit une attitude opposée et vota avec le côté droit. Quant au baron de Menou, il fut, avec le duc de Luynes, au nombre des 47, et s’associa constamment aux mesures les plus révolutionnaires. À la clôture de l’assemblée, il reprit du service ; après avoir combattu en Vendée pour la république, il partit pour l’Égypte avec Bonaparte, prit le commandement de l’armée après l’assassinat de Kléber, embrassa ou peu s’en faut l’islamisme et se fit appeler Abdallah-Menou ; laissé sans secours d’aucune sorte, il fut forcé de capituler avec le reste de ses troupes, et revint en France, où le premier consul le nomma gouverneur du Piémont, puis de Venise.

Au lieu des paisibles délibérations des assemblées provinciales, le Maine et l’Anjou virent bientôt toutes les horreurs de la guerre civile. Les villes embrassèrent avec violence le parti de la révolution ; les campagnes se soulevèrent au nom de Dieu et du roi. Que de fois, au bruit lugubre des fusillades, on dut regretter le moment où les deux partis, rapprochés et confondus, s’exerçaient par des concessions mutuelles à l’usage en commun des droits politiques !

IV. — POITOU.

La généralité de Poitiers comprenait les anciennes provinces de Poitou et de Vendée, ou les trois départemens actuels de la Vienne, de la Vendée et des Deux-Sèvres avec une portion de la Charente. Elle se divisait en neuf élections, qui forment aujourd’hui douze arrondissemens, Poitiers, Niort, Saint-Maixent, Fontenay, Thouars, Châtillon, les Sables-d’Olonne, Châtellerault et Confolens ; les nouveaux chefs-lieux d’arrondissement sont Civray, Montmorillon, Napoléon-Vendée, Bressuire, Melle et Parthenay ; en revanche, Saint-Maixent, Thouars et Châtillon ne sont plus que des chefs-lieux de canton. L’assemblée provinciale du Poitou se composait de 48 membres[7], Le président nommé parle roi était l’évêque de Poitiers, M. de Saint-Aulaire ; après lui venaient l’évêque de Luçon (M. de Mercy), l’abbé de Lentilhac, grand-prévôt du chapitre de Remiremont et grand-vicaire de Poitiers, un religieux bénédictin nommé dom Mazet, etc. ; dans la noblesse : le marquis de Nieul, chef d’escadre des armées navales, le marquis de Mauroy, le marquis de La Rochedumaine ; dans le tiers-état : M. Redon de Beaupréau, maire de Thouars, qui a été plus tard ministre, conseiller d’état, comte et sénateur ; M. Pougeard du Limbert, avocat à Confolens, bientôt élu aux états-généraux, membre du conseil des anciens et préfet sous l’empire ; M. Creuzé de Latouche, lieutenant-général de la sénéchaussée de Châtellerault, nommé aussi aux état-généraux, puis à la convention, et devenu enfin sénateur et membre de l’Institut. Les procureurs-syndics élus furent, pour les deux premiers ordres, un ami de Malesherbes, le baron de Lézardière, père de Mlle de Lézardière, qui achevait alors, au fond d’un manoir isolé, sa Théorie des lois politiques de la monarchie, un des ouvrages les plus savans qui aient été écrits sur nos origines, et pour le tiers-état M. Thibaudeau, avocat à Poitiers, auteur de l’Histoire du Poitou, élu plus tard à l’assemblée constituante et père du conventionnel du même nom, qui devint comte et préfet sous l’empire et qui est mort de nos jours sénateur.

Le Poitou était une des provinces les plus arriérées, surtout pour les communications. Les guerres de religion du xvi° siècle y avaient laissé des traces profondes. On avait entrepris sous Henri IV quelques travaux utiles pour dessécher les marais de la côte ; mais, à partir de la seconde moitié du règne de Louis XIV, on les avait abandonnés. Le port des Sables-d’Olonne, autrefois actif et prospère, s’était tout à fait encombré ; la mer avait même détruit une partie de la ville. Depuis vingt ans, les signes d’une activité nouvelle commençaient à se montrer. Le port des Sables sortait de ses ruines ; de nouveaux desséchemens rendaient à l’agriculture des milliers d’hectares. Un intendant, M. de Blossac, venait de doter la ville de Poitiers d’une magnifique promenade. Quatre routes de première classe, de Paris en Espagne, de Poitiers à Bordeaux, de Poitiers à La Rochelle et de La Rochelle à Nantes, se terminaient sur une longueur de quatre-vingts lieues de 2,000 toises ; seize routes de seconde classe, douze de troisième, étaient commencées. La généralité avait alors en tout 700 kilomètres de routes ouvertes ; elle en a aujourd’hui plus de 7,000.

Rien ne prouve mieux le véritable état de la France en 1787 que ce qui se passa dans cette province, Les procès-verbaux attestent qu’on y était prêt pour l’exercice des droits politiques. Non-seulement l’assemblée provinciale se montra dès le premier jour à la hauteur de sa tâche, mais les assemblées secondaires d’élection purent se former aisément et marcher avec ensemble. « Notre inexpérience dans la carrière qui nous a été ouverte, disait dans son discours de clôture l’évêque président, ne nous a permis d’avancer qu’à pas lents vers le terme de nos travaux ; mais notre zèle ne s’est point ralenti. Le désir de nous conformer aux intentions du roi, de justifier l’attente de nos concitoyens, nous a donné des forces et a soutenu notre courage. » C’était parler avec modestie. En relisant aujourd’hui les divers rapports sur les questions administratives les plus spéciales, on retrouve toutes les formes actuellement suivies, on reconnaît le ton des affaires. La ville de Poitiers renfermait une célèbre université où l’on accourait de tous les points de la province, et qui formait des hommes éminens.

Il résulte d’un rapport du bureau des travaux publics que l’abolition des corvées pour les chemins avait précédé encore dans cette généralité l’édit de 1787 ; plus nous avançons dans cette étude, et plus nous acquérons la preuve que l’édit de Turgot, bien qu’abrogé, avait reçu par le fait une exécution presque générale. « Pendant longtemps, disait le rapport, les travaux des routes n’ont avancé qu’à pas lents. La corvée, n’offrant que des bras qui se remuaient à regret, sans ensemble, sans intelligence et sans intérêt, ne permettait pas de mettre dans les travaux l’activité et la perfection qu’on y remarque aujourd’hui. C’est surtout au zèle de M, de Nanteuil, intendant de cette province, que nous devons la révolution heureuse qui, depuis quelques années, s’est opérée dans cette partie de l’administration ; c’est un hommage que nous nous empressons de lui rendre, et ce n’est pas le seul que cette généralité doit à ses soins bienfaisans. » Ces derniers mots contenaient une allusion à la belle conduite de l’intendant pendant la disette de 1785 ; la ville de Poitiers avait déjà fait frapper une médaille en son honneur.

Un des projets qui préoccupaient le plus la province consistait à rendre navigable la rivière du Gain, qui passe à Poitiers, et à établir une communication par eau entre cette ville et la mer. Les uns proposaient de joindre le Clam à la Charente vers Civray, d’autres de le réunir à la Sèvre mortaise. « Eh ! qui empêcherait, disait le rapport, qu’on entreprît avec le temps d’exécuter l’un et l’autre projet ? Il y a de la gloire à exécuter de grandes choses quand elles sont utiles, et nous pensons que cette gloire vous est réservée. Le Languedoc, la Bourgogne, la Picardie, la Bretagne ont leurs canaux de navigation ; le Berri est à la veille d’avoir le sien : pourquoi le Poitou n’aurait-il pas aussi celui que la nature lui indique et que le vœu commun lui promet ? » Il fut également question de rendre le Thoué navigable depuis Parthenay jusqu’à la Loire, et de faire remonter la navigation dans la rivière de Vie. La commission intermédiaire se chargea d’étudier ces divers projets.

Le Poitou était rédimé de l’impôt du sel ; mais des difficultés s’élevaient sur les frontières de la province, par suite des moyens mis en œuvre pour empêcher la contrebande. La question fut soumise à l’assemblée par un rapport spécial. « Les troubles, y est-il dit, que produisit l’établissement de l’impôt du sel donnèrent lieu, en 1542, à une assemblée des états dans la ville de Poitiers, où il fut convenu d’offrir au roi 200,000 écus, le remboursement des officiers et le paiement des droits de quart et de demi-quart. En 1549, le roi donna les lettres patentes qui adoptèrent le vœu et les offres de la province pour la suppression des greniers à sel, mais il se réserva le droit de quart et demi. Les exactions des fermiers de ce droit excitèrent de nouvelles plaintes ; alors se prépara ce contrat mémorable qui rendit aux provinces rédimées la franchise du sel. On y voit la détermination du roi Henri II d’accorder aux provinces de Poitou, Saintonge, Aunis et autres, la faculté de racheter l’impôt, l’ordre donné par le souverain d’y faire assembler les états et d’y nommer des députés qui fussent garnis de procurations suffisantes, le monarque stipulant ensuite pour lui et ses successeurs, et les députés des états, sa majesté, par contrat perpétuel et irrévocable fait avec lesdits états, vend, quitte, cède, délaisse et transporte le droit de quart et demi-quart de sel ès dits pays, et permet de franchement et librement vendre, débiter, troquer, échanger, distribuer et transporter, tant par mer que par rivière et par terre, ledit sel, tout ainsi que bon leur semble. » Depuis ce contrat, les fermiers de la gabelle avaient cessé, par toute sorte de chicanes, d’empiéter sur les privilèges de la province ; le Poitou se défendait de son mieux. Un arrêt du conseil du roi, rendu en 1773, révoqué en 1774, rétabli en 1786, venait d’accorder aux traitans le privilège exclusif d’approvisionner les dépôts de sel situés, sur les frontières des provinces rédimées, à cinq lieues des pays de gabelle. Le bureau proposait de demander de nouveau au roi la révocation de cet arrêt.

Quant aux vingtièmes, l’assemblée refusa l’augmentation demandée, mais en termes plus convenables que l’assemblée de Tours, et avec de meilleures raisons, car la pauvreté du Poitou était réelle, Dans l’échelle dressée par Necker des généralités par ordre de population et de richesse, le Poitou occupait un des derniers rangs, et Necker écrivait avant la disette de 1785, qui a laissé dans le pays un si lugubre souvenirs. « Exposons avec candeur, disait le rapport, aux yeux du père de la patrie le dépérissement de cette province ; disons-lui que, dépourvue de communications dans une grande partie de son territoire, elle languit sans commerce et sans vigueur, qu’énervée par la misère et attaquée de maladies épidémiques, elle a la douleur de voir décroître chaque année sa population et ses ressources, que cette diminution désastreuse est sensible au point que nombre de propriétaires, ne trouvant plus à quelque prix que ce puisse être ni fermiers ni colons pour faire valoir leurs terrés, sont obligés de les laisser incultes. Ces vérités, mises sous les yeux d’un monarque compatissant, pourraient-elles ne pas toucher son cœur paternel ? pourraient-elles ne pas exciter sa bienfaisance en même temps que sa justice ? »

Parmi les vœux exprimés se trouvait l’établissement d’une école militaire à Poitiers ; les raisons données à l’appui montrent où en était réduite une portion considérable de la noblesse. « La situation de cette école serait à la portée du Berri, de La Marche, du Limousin, du Périgord, de l’Angoumois, de la Saintonge et de l’Aunis. Toutes ces provinces n’ont point d’école militaire, et la plupart en sont fort éloignées. Il est arrivé que des gentilshommes pauvres, qui avaient obtenu un brevet du roi pour leurs enfans, n’étaient pas dans le cas de profiter de cette faveur, qui exigeait un voyage trop dispendieux. Cette portion de la noblesse qui, après avoir bien servi l’état, rentre dans ses foyers pour n’y trouver que l’image et trop souvent la réalité de l’indigence, réclamé notre médiation auprès du souverain pour obtenir de sa bonté un établissement aussi avantageux pour elle. Si vous avez besoin d’un grand exemple de bienfaisance en ce genre, vous le trouverez parmi nous dans la personne d’un digne prélat, qui vient d’ouvrir un asile à ces jeunes infortunées n’ayant pour toute ressource que les titres d’une noblesse onéreuse et dans l’impossibilité de se procurer une éducation convenable à leur naissance. Sa piété compatissante est venue à leur secours. » L’évêque de Luçon venait en effet de fonder une maison de refuge pour les filles nobles sans fortune.

Un autre vœu fut émis pour la création d’une société d’agriculture, « Dans un grand nombre des villes principales du royaume, des sociétés’ d’agriculture se sont formées, et l’utilité de leurs recherches a justifié l’attente publique. Les mémoires de la société de Paris déposent en faveur de ces institutions précieuses, dont on s’est occupé trop tard. M. le commissaire du roi vous a proposé un pareil établissement dans votre ville ; Vous chargerez votre commission intermédiaire de le réaliser. »

L’esprit général de cette province se manifesta, au commencement de la révolution, par un acte décisif. Après l’ouverture des états-généraux, les premiers membres des autres ordres qui se rendirent dans l’assemblée du tiers-état, le 13 juin 1789, pour la vérification en commun des pouvoirs, furent trois curés du Poitou. « Nous venons, dit l’un d’eux, précédés du flambeau de la raison, conduits par l’amour du bien public, nous placer à côté de nos concitoyens, de nos frères ; nous accourons à la voix de la patrie, qui nous presse d’établir entre les ordres la concorde et l’harmonie d’où dépend le succès des états-généraux. Puisse cette demande être accueillie par tous les ordres avec le même sentiment qui nous la commande ! Puisse-t-elle être généralement imitée ! » Le procès-verbal de la séance ajoute que la salle retentit d’applaudissemens ; chacun se pressait auprès des curés, on les embrassait, Le lendemain plusieurs ecclésiastiques, ayant encore à leur tête un curé du Poitou, se rendirent à l’assemblée du tiers-état et y furent reçus avec le même enthousiasme.

L’évêque de Poitiers, M. de Sainte-Aulaire, qui avait montré tant de zèle comme président de l’assemblée provinciale, conserva la même attitude aux états généraux jusqu’au moment où la constitution civile du clergé vint lui imposer d’autres devoirs. Dans la séance du 4 janvier 1791, quand les évêques qui appartenaient à l’assemblée furent appelés à prêter serment ou à quitter leurs sièges, il prit la parole au nom de ses collègues. « J’ai soixante-dix ans, dit-il, et j’en ai passé trente-cinq dans l’épiscopat, où j’ai fait tout le bien qui était en mon pouvoir. Accablé d’années et d’infirmités, je ne veux pas déshonorer ma vieillesse, je ne veux pas prêter un serment qui… » Il ne put achever, le tumulte couvrit sa voix. Déclaré déchu et remplacé dans son évêché, il partit pour l’émigration, où il mourut pauvre, mais fidèle à sa conscience. Ainsi firent tous les évêques de France, à l’exception de quatre.

Un document émané, dans les derniers mois de 1789, de la commission intermédiaire du Poitou, montre qu’on n’en était déjà plus alors aux premiers transports de joie et d’espérance. L’assemblée nationale ayant rendu, le 26 septembre, un décret pour assurer la perception des impôts, la commission dut le transmettre aux bureaux d’élection ; mais elle le fit en des termes qui témoignent d’un extrême découragement. « Le ministre nous recommande de faire usage de toute l’influence qu’il se persuade que doit nous donner notre position pour parvenir au rétablissement des droits et impositions ; mais quand tous les pouvoirs sont confondus, anéantis, quand la force publique est nulle, quand tous les liens sont rompus, quand tout individu se croit affranchi de toute espèce de devoirs, quand l’autorité n’ose plus se montrer et que c’est un crime d’en avoir été revêtu, quel effet peut-on attendre de nos efforts pour rétablir l’ordre ? Comme les états ne sont riches que des dons des sujets, les états seront sans force pour soutenir la puissance publique, qui seule peut les protéger et les défendre, si les sujets refusent les dons qui lui communiquent le mouvement et l’action. » Les événemens devaient dépasser encore ces tristes pressentimens. Comme le Maine et l’Anjou, le Poitou et la Vendée furent dévastés par la guerre civile. Ces malheureuses provinces ne commencèrent à respirer que sous le consulat.


V. — AUNIS ET SAINTONGE.

La Bretagne étant pays d’états, la généralité de La Rochelle est la dernière de l’ouest qui dut recevoir une assemblée provinciale. Instituée en 1694 par Louis XIV, cette généralité comprenait les deux anciennes provinces d’Aunis et de Saintonge avec une partie de l’Angoumois, ou le département actuel de la Charente-Inférieure et une partie de la Charente. Elle se divisait en cinq élections, qui forment aujourd’hui huit arrondissemens, La Rochelle en Aunis, Saintes, Saint-Jean-d’Angely et Marennes en Saintonge, Cognac en Angoumois. Les nouveaux chefs-lieux sont Rochefort, Jonzac et Barbezieux.

D’après le règlement fait par le roi, l’assemblée provinciale devait se réunir le 7 septembre 1787 dans la ville de Saintes, et non à La Rochelle, chef-lieu de la généralité. Elle se composait de vingt-huit membres, dont quatorze nommés par le roi. Le duc de La Rochefoucauld, qui n’appartenait pas précisément à la Saintonge, mais à l’Angoumois, était nommé président. Il a été impossible de savoir si la réunion a eu réellement lieu ; les archives du département n’en contiennent aucune trace. Le duc de La Rochefoucauld s’y est certainement rendu, car voici ce qu’Arthur Young dit dans son Voyage, sous la date du 29 août 1787 : « Nous sommes arrivés à Barbezieux, au milieu d’une belle campagne bien boisée. Le marquisat ainsi que le château appartient au duc de La Rochefoucauld, que nous y avons rencontré ; il le tient du fameux Louvois, le ministre de Louis XIV. Nous avons soupé avec le duc. L’assemblée provinciale de Saintonge devant bientôt se réunir, il reste pour la présider. » De là Arthur Young se rendit au château de Verteuil, qui appartenait à la mère du duc.

Mais si nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé à Saintes le 7 septembre, nous pouvons le présumer. Une rivalité ancienne séparait les deux provinces qui composaient la généralité. L’Aunis, qui comprenait les deux arrondissemens actuels de La Rochelle et de Rochefort, fier de ses anciens souvenirs d’indépendance et de lutte, prétendait toujours se constituer à part. À son tour, la Saintonge, qui avait trois ou quatre fois plus d’étendue, voyait avec déplaisir le chef-lieu à La Rochelle, et réclamait pour l’antique ville de Saintes le titre de capitale. Pour concilier autant que possible ces prétentions, le conseil du roi avait fixé le siège de l’assemblée provinciale à Saintes, comme occupant une position plus centrale ; il avait en même temps décidé que, sur les vingt-huit députés, huit appartiendraient à l’élection de La Rochelle, et cinq seulement à chacune des quatre autres élections, et il avait choisi le président hors des deux provinces rivales, espérant que l’ascendant d’un personnage aussi considérable et aussi respecté que le duc de La Rochefoucauld ferait taire ces querelles intestines. Ces espérances ne purent se réaliser ; les députés de l’Aunis refusèrent sans doute de se rendre à Saintes, et l’assemblée avorta.

Deux autres causes peuvent avoir contribué à cette fâcheuse issue. L’intendant de la généralité était alors M. de Reverseaux, dont la résistance avait fait échouer en 1781 l’assemblée provinciale instituée par Necker dans la généralité de Moulins, et qui ne fut probablement pas beaucoup plus favorable à la nouvelle institution. D’un autre côté, la Saintonge appartenait au ressort du parlement de Bordeaux, le seul qui se montra dès le début ouvertement hostile aux assemblées provinciales. Il ne rendit pas d’arrêt spécial contre l’assemblée de Saintonge, comme contre celle du Limousin, mais il avait fait publier dans tout son ressort son refus d’enregistrer l’édit de création.

Des faits d’une date postérieure peuvent servir à éclaircir ces questions. Le 30 décembre 1788, le maire de La Rochelle convoqua, dans cet hôtel de ville si plein de glorieux souvenirs, non-seulement ce qu’on appelait le « corps de ville » en exercice, mais tous les notables qui en avaient fait partie comme maire ou échevins, à l’effet de délibérer sur un mémoire signé d’un grand nombre d’habitans de toutes les classes et demandant qu’il fût adressé au roi d’humbles remontrances pour la réforme générale des abus. Or on y lisait le passage suivant : « Le roi avait jugé utile d’ordonner, par arrêt de son conseil du 27 juillet 1787, la formation d’une assemblée provinciale commune à l’Aunis et à la Saintonge ; mais de fâcheuses dissensions ont empêché l’effet de cette loi bienfaisante. » Tout en qualifiant ainsi ces querelles, le mémoire les renouvelait, car il proposait de demander au roi la création d’une assemblée particulière à la province d’Aunis.

Le maire insista beaucoup sur les avantages de cette séparation ; les événemens du Dauphiné étaient connus à La Rochelle, et le mot devenu magique d’états provinciaux y excitait, comme partout, l’enthousiasme. « Vous emploierez, dit le maire, vos sollicitations les plus vives pour obtenir que nos états provinciaux soient uniquement concentrés dans les bornes du pays d’Aunis. L’Aunis était autrefois enclavé dans la Saintonge. En 1372, il devint une province particulière, et ce démembrement fut une des récompenses accordées par Charles V aux Rochellois pour avoir secoué le joug de la domination anglaise. Les lois coutumières de l’Aunis et de la Saintonge ne sont pas les mêmes ; la nature des domaines et des propriétés foncières est absolument différente ; nos intérêts de commerce se croisent sur trop d’objets pour que cette rivalité n’influe pas sur les délibérations ; enfin la Saintonge présente une supériorité de population et détendue qui rendrait les habitats du pays d’Aunis victimes de l’infériorité constante des suffrages. Il va sans dire que la réunion sanctionna ces conclusions par son vote[8].


« Quelques jours après, le 9 janvier 1789, le duc de La Rochefoucauld adressait à M. de Saint-Marsault, comte de Châtelaillon, grand-sénéchal d’Aunis, la lettre suivante, qui achève de faire bien connaître la situation des choses[9].

« Quoique je ne sois pas, monsieur, propriétaire dans la sénéchaussée de La Rochelle, comme voisin et comme ayant dû présider une assemblée provinciale dans laquelle l’Aunis était compris, vous trouverez bon, j’espère, que je vous entretienne des intérêts de nos provinces. Un mémoire venu de Guienne à Saintes, par lequel on proposait d’englober la Saintonge dans les états d’Aquitaine, a excité l’attention des divers ordres de la ville de Saintes, qui ont dû s’assembler, avec le projet de demander la conversion de notre assemblée provinciale en états provinciaux, composés de l’Aunis, de la Saintonge, et de tout ou partie de l’Angoumois. Comme il est possible que je sois chargé de porter ce vœu au gouvernement ; il me serait intéressant de connaître à cet égard le vœu de votre province, qui, j’espère, restera toujours unie avec la Saintonge, dont les intérêts sont communs avec elle sur tant de points.

« Comme les états provinciaux, qui vont devenir un régime commun à toute la France, ne seront formés qu’après la tenue des états-généraux, il suffira dans ce moment-ci de présenter au gouvernement un simple vœu pour nos provinces d’en avoir de particuliers ; on pourra profiter de l’assemblée prochaine des différentes sénéchaussées pour s’en occuper plus sérieusement et même en former une dans un lieu dont on conviendrait, composée de députés envoyés par chaque sénéchaussée, et qui seraient chargés de dresser un plan de constitution pour nos futurs états, à présenter au gouvernement et aux états-généraux.

« Dans l’intervalle d’ici à l’époque où cette assemblée pourrait se former, nos provinces auraient l’avantage de connaître les formes différentes que plusieurs parties du royaume dressent actuellement, et de profiter des bonnes idées pour les suivre et des mauvaises pour les éviter. Comme la première base de tous états doit être l’éligibilité de leurs membres, je remettrais avec joie à mes concitoyens la place dont le roi m’avait honoré, lorsqu’il s’était réservé le choix des membres des assemblées provinciales.

« Voici une époque bien importante pour la France, et de laquelle il résultera sûrement un grand bien, si, comme il faut l’espérer, tout le monde s’accorde pour y travailler.

« Je profite avec plaisir, etc.

« Le duc de La Rochefoucauld. »


Dans cette lettre remarquable à plus d’un titre, le duc de La Rochefoucauld rappelle qu’il a dû présider l’assemblée provinciale de la généralité, d’où il suit évidemment que cette assemblée ne s’est pas réunie ou n’a eu qu’une existence éphémère. Il nous apprend en même temps qu’au mois de janvier 1789 le gouvernement de Louis XVI avait pris son parti d’abandonner la constitution première des assemblées provinciales, et d’y substituer le régime des états provinciaux que le Dauphiné avait mis en faveur. Il y fait trop facilement peut-être, mais avec un noble désintéressement, abandon du titre de président qu’il tenait de la confiance du roi, et il convie les trois ordres à se réunir dans une seule assemblée pour y préparer tout un plan de constitution pour la province à soumettre au gouvernement et aux états-généraux. Il était impossible, comme on voit, d’abdiquer de meilleure grâce. Le duc insistait sur un seul point, la réunion de l’Aunis à la Saintonge ; mais il n’eut aucun succès. Après comme avant la publication de sa lettre, l’Aunis s’obstina à réclamer des états particuliers. Tous les cahiers de La Rochelle et des environs sont unanimes en 1789, « l’Aunis, pays intéressant par sa position et son commerce, devant obtenir cette faveur de la justice du roi. »

Si la révolution n’était pas survenue, cette persévérance eût probablement réussi, car elle avait tous les caractères d’un sérieux mouvement d’opinion. L’Aunis eût formé une bien petite province ; mais la Flandre, le Hainaut, l’Artois, le Béarn, n’avaient pas beaucoup plus d’étendue. Cette fraction du territoire était alors comme aujourd’hui une des plus peuplées et des plus commerçantes, et elle avait été encore plus prospère avant la révocation de l’édit de Nantes. La révolution a fait par la force ce que la persuasion n’avait pu faire : elle a réuni la Saintonge et l’Aunis dans un seul département, mais la lutte sourde a survécu. Le chef-lieu du département, tour à tour placé à Saintes et à La Rochelle, soulève partout des réclamations. Quand on parle des anciennes provinces, on s’imagine généralement qu’elles formaient toutes de grandes agglomérations, comme la Bretagne ou le Languedoc. C’est une erreur. Beaucoup avaient l’étendue d’un de nos départemens actuels, et quelques-unes moins que l’étendue d’un département.

Quoi qu’il en soit, il est fort à regretter qu’on n’ait pas commencé par exécuter l’édit du roi et que la voix du duc de La Rochefoucauld n’ait pas été plus écoutée. Nul n’aurait dû avoir plus d’influence et de popularité. Digne héritier d’un des plus grands noms de France, il méritait encore plus le premier rang par ses vertus et par ses lumières. Sa mère, la duchesse d’Anville, avait été une des plus fidèles amies de Turgot ; son hôtel était depuis longtemps le rendez-vous des économistes et des philosophes. Quand Adam Smith visita la France, il trouva le meilleur accueil à l’hôtel de La Rochefoucauld ; le duc correspondait avec lui et eut un moment la pensée de traduire en français la Richesse des nations. Arthur Young, tout fermier qu’il était, ne fut pas moins bien reçu ; il accompagna le duc et sa famille aux eaux de Bagnères-de-Luchon. Avant lui, le républicain Franklin avait eu dans ce salon aristocratique ses plus grands succès, et nulle part la liberté américaine n’avait trouvé plus de sympathies.

En 1789, le duc de La Rochefoucauld fut nommé député de la noblesse de Paris aux états-généraux. Il fut, avec le duc d’Orléans, à la tête des quarante-sept membres de la noblesse qui se réunirent au tiers-état. Il prit part à toutes les premières délibérations dans le sens le plus populaire, et s’il y a quelque chose à reprocher à ses discours et à ses actes, c’est d’avoir poussé trop loin l’amour des réformes précipitées. Il se prononça pour le principe du partage égal dans les successions et pour la liberté indéfinie de la presse ; on le trouve aussi parmi ceux qui appuyèrent les premiers projets pour la vente des biens du cierge. Deux ans après, il commençait à ouvrir les yeux sur les conséquences de tant de changemens à la fois ; il s’opposa, mais inutilement, au vote qui excluait de la réélection les membres de l’assemblée constituante. Sous la législative, élu président de l’administration du département de Paris, il montra pour la résistance le même courage qu’il avait montré pour le mouvement. Il se mit à la tête de ceux qui demandèrent publiquement au roi de refuser sa sanction au décret tyrannique contre les prêtres non assermentés. Il fit plus encore : il provoqua la délibération départementale qui suspendait de ses fonctions Pétion, maire de Paris, et Manuel, procureur de la commune, pour leur conduite au 20 juin. Ces actes énergiques excitèrent contre lui la fureur révolutionnaire. Après la terrible journée du 10 août, il donna sa démission et quitta Paris ; mais, bientôt découvert dans sa retraite, il fut égorgé, à Gisors, le 14 septembre 1792, sous les yeux de sa mère et de sa femme. Il est mort pour ses idées, mais ses idées lui ont survécu.

  1. Les deux élections supprimées sont Conches et Verneuil.
  2. 1 vol. in-4o imprimé à Lisieux.
  3. Carentan n’est plus qu’un chef-lieu de canton, mais Cherbourg est devenu chef-lieu d’arrondissement.
  4. 1 vol. in-4o imprimé à Caen.
  5. Parallèle des assemblées provinciales de Normandie avec les anciens états, par Delafoy ; Rouen 1788. — Constitution de l’ancien duché et état souverain de Normandie, par le même ; Rouen 1789.
  6. Les procès-verbaux de l’assemblée générale ont été imprimés à Tours, et ceux des assemblées particulières dans la capitale de chaque province.
  7. Outre les procès-verbaux imprimés à Poitiers en 1788, j’ai consulté avec fruit le Supplément à l’histoire du Poitou, de Thibaudeau, par M. de Sainte-Hermine.
  8. Je tiens ces détails inédits de M. Jourdan, juge d’instruction à La Rochelle, auteur de savantes recherches sur l’histoire de cette ville.
  9. Je dois communication de cette lettre à l’obligeance de M. le comte de Saint-Marsault, petit-fils du grand-sénéchal d’Aunis.