Les Aventures de Nigel/Chapitre 05

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 82-99).


CHAPITRE V.

LE CABINET DU ROI JACQUES.


Pourquoi ne venez-vous pas à la cour ? C’est le spectacle le plus amusant du monde ! On y voit briller la soie et les diamants. Le sot y parle et le sage écoute, le fanfaron y coudoie le vrai brave ; le mendiant s’y glisse à côté du grand seigneur. C’est là qu’en badinant les mignons et les beaux parleurs assassinent les honnêtes gens. Pourquoi ne venez-vous pas à la cour ? Skelton jure que c’est le plus grand des plaisirs.
Skelton skeltonisé.


Ce n’était pas entièrement par ostentation que le bienveillant bourgeois était monté et accompagné de la manière qui avait excité chez la dame Christie un petit mouvement d’humeur : et ce mouvement, il faut l’avouer, finit entièrement avec le petit soliloque que nous avons rapporté. Le brave homme, outre le désir bien naturel qu’il avait de se montrer de la manière qui convenait à un riche marchand, se rendait alors à White-Hall pour présenter au roi un morceau d’un travail curieux, et que Sa Majesté, pensait-il, serait bien aise de voir ou peut-être même d’acheter. Il montait donc sa mule richement caparaçonnée, afin de traverser plus commodément les rues étroites, sales et populeuses ; et tandis que l’un de ses domestiques portait sous son bras la pièce d’argenterie soigneusement enveloppée dans un morceau de serge rouge, les deux autres veillaient à la sûreté de leur maître : car tel était alors l’état de la police dans la métropole, qu’on voyait souvent des gens assaillis en pleine rue par motif de vengeance ou de pillage ; et ceux qui craignaient d’être attaqués étaient généralement dans l’usage, lorsque leur fortune le leur permettait, de se faire escorter par leurs domestiques armés. Cette coutume, qui d’abord avait été limitée aux nobles et aux gentilshommes, s’était étendue par degrés jusqu’aux riches bourgeois qui, portant quelquefois avec eux des objets d’une certaine valeur, auraient offert une proie facile aux voleurs dont les rues étaient infestées.

Tout en s’acheminant vers l’ouest de la ville avec ce cortège respectable, maître George Heriot s’arrêta devant la porte de son ami et compatriote le vieil horloger, et ayant fait régler sa montre par Tunstall qui était à son devoir, il demanda s’il ne pourrait point parler à son maître. Sur l’avis qu’on lui en donna, le vieux calculateur du temps sortit de son antre, la figure semblable à un buste de bronze, couverte de poussière et brillant çà et là de quelques rognures de cuivre qui s’y étaient attachées : ses sens étaient tellement absorbés dans la profondeur de ses calculs, qu’il fixa son ami l’orfèvre pendant une minute avant de paraître le reconnaître ; il ne répondit rien à l’invitation que celui-ci lui fit de venir dîner chez lui avec la jolie mistress Marguerite, sa fille, le lendemain à midi, l’informant qu’il trouverait parmi les convives un jeune seigneur leur compatriote.

« Je te ferai bien parler si je m’y mets, » se dit Heriot en lui-même ; et changeant soudain de ton, il prononça ces paroles à voix haute : « Dites-moi, je vous prie, voisin David, quand en viendrons-nous à un règlement de compte pour l’or que je vous ai fourni, et qui vous a servi, soit à la monture de l’horloge du château de Théobald, soit à cette autre pendule que vous avez faite pour le duc de Buckingham ? J’ai été obligé de livrer des lingots d’or à la maison espagnole, et je dois vous rappeler que vous êtes en arrière de huit mois. »

Il y a quelque chose qui sonne si désagréablement et d’une manière si dure dans la demande d’un créancier qui réclame impérieusement son paiement, que le tympan d’aucune oreille humaine, quelque inaccessible qu’il soit d’ailleurs à d’autres sons, ne peut rester sourd à celui-là. David Ramsay, sortant tout à coup de sa rêverie, répondit d’un ton piqué : « Bon, bon, George, qu’est-il besoin de faire tout ce train pour 120 livres sterling ? Tout le monde sait bien que je suis en état de payer ce que je dois, et vous m’avez offert vous-même d’attendre que Sa très-gracieuse Majesté et le noble duc eussent réglé leur compte avec moi, car vous pouvez savoir par votre propre expérience que je n’irai pas faire du bruit à leur porte comme un rustre de montagnard, ainsi que vous l’avez fait à la mienne. »

Heriot se mit à rire, et répondit : « Fort bien, David : je le vois, quand on vous fait une demande d’argent, c’est comme si on vous jetait un seau d’eau sur la tête, et qu’il n’en faut pas davantage pour vous remettre au courant des affaires de ce monde. Et maintenant, ami, voulez-vous me répondre comme un chrétien, et me dire si vous viendrez dîner chez moi demain avec la jolie mistress Marguerite, ma filleule, pour y rencontrer notre jeune et noble compatriote le lord de Glenvarloch ? — Le jeune lord de Glenvarloch ! dit le mécanicien, de tout mon cœur, et je serai joyeux de le revoir… Il y a quarante ans que nous ne nous sommes vus… Il était plus avancé que moi de deux ans dans ses humanités… C’est un aimable jeune homme. — C’était son père, son père dont vous parlez maintenant, vieux fou que vous êtes, répondit l’orfèvre. Vous perdez la tête à force de calculer ; effectivement ce serait un aimable jeune homme à notre époque, que ce digne seigneur… s’il était encore en vie… Il s’agit de son fils, de lord Nigel. — Son fils ! dit Ramsay, peut-être a-t-il besoin d’un chronomètre ou d’une montre. Il y a peu de jeunes seigneurs qui ne se piquent d’en porter maintenant. — Il sera bien en état de vous acheter la moitié de votre magasin, si jamais il rentre dans ses biens, dit son ami. Mais, David, rappelez-vous votre promesse, et ne vous avisez pas d’en agir avec moi comme le jour où ma femme de charge fut obligée de laisser bouillir la tête de mouton et la soupe aux poireaux jusqu’à deux heures de l’après-midi en vous attendant. — Sa cuisine n’en a eu que plus de mérite, puisqu’on l’a trouvée bonne, » répondit David, alors tout à fait éveillé… « Et pourtant tête de mouton trop cuite est vrai poison, comme on dit chez nous. — Fort bien, répondit maître George ; mais comme nous n’aurons pas de tête de mouton demain, vous courriez risque de gâter un dîner que vous ne pourriez pas raccommoder avec un proverbe. Il est possible que vous vous trouviez aussi avec sir Mungo Malagrowther, car mon intention est de l’inviter. Ainsi n’oubliez pas votre parole, David. — Non assurément… je serai aussi exact qu’un chronomètre, dit Ramsay. — Je ne veux pas m’en rapporter à vous cependant… Écoutez : Jenkin, allez dire à Jeannette qu’elle prévienne ma filleule, la jolie mistress Marguerite, que je l’attends demain à dîner dans Lombard-Street ; ainsi qu’elle ne manque pas de faire mettre à son père son plus beau pourpoint, et de l’amener avec elle à midi. Ajoutez qu’elle se rencontrera avec un beau jeune lord écossais. »

Jenkin fit entendre cette espèce de hem ! que se permettent quelquefois ceux à qui l’on donne des commissions qui ne leur plaisent pas, ou qui entendent énoncer des opinions qu’ils n’osent contredire.

« Hem ! répéta maître George, qui, comme nous l’avons déjà observé, n’entendait pas raillerie sur l’article de la subordination domestique… Que signifie ce hem ?… Voulez-vous faire ma commission ou non, drôle ? — Certainement, maître George, dit l’apprenti en touchant son bonnet. Je voulais seulement dire que mistress Marguerite n’aurait garde d’oublier une telle invitation. — Je ne le pense pas, dit maître George ; c’est une bonne fille, qui aime bien son parrain, quoique je l’appelle une petite coquette. Mais écoutez, Jenkin, vous et votre camarade vous feriez bien de prendre demain soir vos bâtons et de venir chercher votre maître et sa fille pour les ramener chez eux… Fermez d’abord la première boutique, lâchez le chien de garde, et puis laissez Sam Porter dans la salle du fond jusqu’à votre retour. Je vous donnerai deux de mes jeunes gens pour vous accompagner, car j’entends dire que ces étudiants du temple sont plus querelleurs et commettent plus de désordre que jamais. — Nous tiendrons leurs épées en respect avec nos bâtons, ajouta Jenkin ; vous n’avez pas besoin de déranger vos gens pour cela. — Et même au besoin, ajouta Tunstall, nous avons des épées aussi bien que les étudiants du Temple. — Fi donc, fi donc, jeune homme ! s’écria le bourgeois ; un apprenti se servir d’une épée ! Le ciel l’en préserve… J’aimerais autant le voir avec un chapeau à plume. — Eh bien ! monsieur, dit Jenkin, nous trouverons des armes convenables à notre rang, et nous défendrons notre maître et sa fille, quand nous devrions détacher les pavés des rues pour nous en servir. — Voilà qui est parler en brave apprenti de Londres, répliqua le vieil orfèvre, et pour vous réconforter, mes enfants, vous boirez un verre de vin à la santé des anciens de la Cité. Je ne vous perds pas de vue, vous êtes des garçons qui promettez chacun dans votre genre… Adieu, David… que Dieu vous ait en garde !… N’oubliez pas demain à midi. » À ces mots, il tourna la tête de sa mule du côté de l’ouest, et traversa Temple-Bar de ce pas grave et lent qui convenait à son rang et à son importance dans la ville, et qui permettait à ses gens à pied de le suivre sans se gêner.

À la porte du Temple, il s’arrêta encore une fois, descendit de sa mule et entra dans une de ces petites échoppes occupées par les écrivains du voisinage. Un jeune homme avec des cheveux plats et lisses, tombant de chaque côté jusque sur les oreilles, et coupés droit à cet hauteur, se leva et fit la révérence la plus humble en ôtant un chapeau à bords rabattus, qu’aucun signe ne put le décider à replacer sur sa tête. À cette question de l’orfèvre, « Comment vont les affaires, André ? » il répondit avec de grandes démonstrations de respect : Assez bien, grâce à la protection et au généreux appui de Votre Honneur. — Prenez une grande feuille de papier, mon garçon, et taillez une plume neuve, dont le bec soit bien fin et bien net… Ne fendez pas tant votre plume, c’est toute perte dans votre état, André ; et ceux qui dédaignent de s’occuper d’un grain de blé n’en ramasseront jamais un boisseau… J’ai connu un savant qui avait écrit mille pages avec la même plume. — Ah, monsieur ! dit le jeune homme qui écoutait les conseils que lui donnait l’orfèvre sur son état avec un air de docilité et de vénération, combien il doit être facile, même à un pauvre misérable comme moi, de faire son chemin dans le monde avec les instructions d’un homme tel que Votre Honneur. — Mes instructions sont en petit nombre, André, elles sont bientôt données et faciles à pratiquer. Soyez honnête, industrieux et économe, et vous obtiendrez bientôt richesse et considération. Voyons, faites-moi une copie de cette supplique à main posée et de votre plus belle écriture ; j’attendrai là que vous ayez fini. »

Le jeune homme ne leva pas les yeux de dessus son papier, et ne quitta pas sa plume que cette besogne n’eût été terminée à la grande satisfaction de celui qui la lui avait commandée. Le bourgeois de la Cité donna ensuite au jeune écrivain un angelot d’or, et lui ayant recommandé de garder le secret sur toutes les affaires qui lui étaient confiées, comme s’il s’agissait de sa vie, il remonta sur sa mule, et reprit le chemin de White-Hall le long du Strand.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler à nos lecteurs que le Temple-Bar, ou la porte du Temple qu’Heriot traversa, n’était pas, comme de nos jours, une arcade voûtée, mais une grille ou palissade ouverte, et qui, la nuit, dans des temps d’alarme, était fermée par une barricade de poteaux et de chaînes. Le Strand qu’il parcourait n’était pas non plus une rue bâtie sans interruption, quoiqu’il commençât à en prendre l’aspect. On pouvait encore le regarder comme une grande route qui s’étendait au sud, et le long de laquelle s’élevaient plusieurs maisons ou hôtels appartenant à la noblesse, ayant par derrière des jardins qui allaient jusqu’à la rivière, et au bout desquels se trouvait un petit escalier qui conduisait au bord de l’eau, et offrait la facilité de prendre un bateau quand on en avait besoin. La plupart de ces maisons ont légué les noms de leurs nobles propriétaires aux rues qui descendent du Strand à la Tamise. Le côté nord du Strand était aussi bordé d’une longue ligne de maisons, derrière lesquelles, comme dans Saint-Martin-Lane et sur d’autres points, s’élevaient rapidement des bâtiments ; mais Covent-Garden, d’accord avec sa dénomination, était encore un jardin, où cependant l’on commençait à voir çà et là quelques constructions irrégulières. Tout ce que l’on apercevait indiquait de tous côtés l’agrandissement rapide d’une capitale qui jouissait depuis long-temps d’un état de paix et de prospérité sous un gouvernement régulier. Des maisons s’élevaient de toutes parts, et l’œil pénétrant de notre citadin découvrait déjà l’époque peu éloignée qui convertirait la grande route, presque découverte, qu’il parcourait, en une rue régulière et bien bâtie, destinée à joindre la ville et la cour à la Cité de Londres.

Il traversa ensuite Charing-Cross, qui déjà n’était plus ce village agréable et solitaire où les juges avaient coutume de déjeuner quand ils se rendaient à Westminster : on pouvait dès-lors le comparer, suivant l’expression de Johnson, à l’artère par où s’écoulent les flots de la population de Londres. Les bâtiments s’y multipliaient avec rapidité, et cependant ils pouvaient à peine donner une idée de ce que devait être un jour ce quartier.

Enfin White-Hall reçut notre voyageur : il passa sous une des belles portes dont on doit le plan à Holbein, et qui sont construites en brique, de manière à former une espèce de mosaïque. C’étaient ces mêmes portes que Moniplies, par une comparaison profane, avait mises en parallèle avec le West-Port d’Édimbourg. Notre bourgeois entra ensuite dans la vaste enceinte du palais de White-Hall, alors livré à toute la confusion, suite ordinaire des travaux et des embellissements des architectes. C’était précisément l’époque où Jacques, qui ne prévoyait guère qu’il faisait bâtir un palais par une fenêtre duquel son fils unique devait passer un jour pour monter à l’échafaud, s’occupait à démolir les anciens bâtiments de Deburgh, ruinés sous Henri VIII et Élisabeth, pour faire place à la superbe architecture dans laquelle Inigo Jonee déploya tout son génie. Le roi, ignorant l’avenir, pressait lui-même ces travaux ; et dans ce but, il avait conservé ses appartements à White-Hall, au milieu des décombres des vieilles constructions et de tout le désordre qui accompagnait l’érection du nouvel édifice, ce qui formait alors un labyrinthe qu’il n’était pas facile de traverser.

L’orfèvre de la maison du roi, et si le bruit public était vrai, le banquier, car ces deux professions n’étaient pas alors séparées l’une de l’autre, était un personnage trop important pour être arrêté par une sentinelle ou un portier. Ayant donc laissé sa mule et deux des gens de sa suite dans la première cour, il frappa doucement à une porte basse du bâtiment, et fut admis tout de suite avec son domestique de confiance, qui portait la pièce d’argenterie sous son bras. Il laissa cet homme à son tour dans une antichambre où se tenaient trois ou quatre pages à la livrée royale, mais qui, déboutonnés, débraillés, et n’ayant dans leur costume ni cette tenue, ni cette décence que le lieu et le voisinage de la présence du roi semblaient leur commander, étaient occupés à jouer aux dés ou aux dames, ou, étendus sur des banquettes, sommeillaient les yeux à demi fermés. De l’antichambre il passa dans une galerie où se trouvaient deux gentilshommes de la chambre, qui adressèrent chacun un sourire en signe de connaissance au riche orfèvre lorsqu’il entra. Pas un mot ne fut prononcé de part et d’autre, seulement un des huissiers jeta d’abord un coup d’œil sur Heriot, puis un autre sur une petite porte à moitié cachée dans la tapisserie, d’un air qui voulait dire aussi clairement qu’un regard peut l’exprimer : « Est-ce de ce côté que vous avez affaire ? » Le citadin fit un signe de tête, et l’huissier de la chambre marchant sur la pointe des pieds, avec autant de précaution que si le plancher eût été pavé de coquilles d’œufs, s’avança vers la porte, l’ouvrit tout doucement, et dit quelques mots à voix basse. L’accent écossais très-prononcé du roi Jacques se fît entendre : « Laissez entrer sur-le-champ, Maxwell. Depuis le temps que vous êtes à la cour, ne savez-vous pas encore que l’or et l’argent y sont toujours bienvenus ? »

L’huissier de la chambre fit signe à Heriot d’avancer, et l’honnête citadin fut immédiatement introduit dans le cabinet du souverain. La scène de confusion au milieu de laquelle il trouva le roi assis était une image assez fidèle de l’esprit de ce prince et des disparités qu’on y remarquait. Il ne manquait pas dans l’appartement de beaux tableaux et de riches ornements ; mais ils étaient mal placés, chargés de poussière, et perdaient la moitié de leur prix par la manière dont ils s’offraient à l’œil. La table était couverte d’énormes in-folio, auxquels étaient mêlés des recueils de plaisanteries et d’obscénités ; et au milieu de notes, de discours d’une longueur impitoyable, et d’essais sur l’art de régner, se trouvaient de misérables rondeaux et des ballades composés par l’apprenti royal dans l’art de la poésie, suivant le nom qu’il se donnait à lui-même : on y voyait encore des plans pour la pacification générale de l’Europe, à côté d’une liste contenant le nom de tous les chiens du roi, et des recettes contre la rage.

Le roi portait un pourpoint de velours vert, doublé de manière à être à l’épreuve du poignard ; ce qui lui donnait un embonpoint de fort mauvaise grâce : en outre, comme ce vêtement était boutonné de travers, sa taille paraissait contournée. Par-dessus son pourpoint, il portait une robe de chambre de couleur sombre, par une des poches de laquelle sortait son cor de chasse. Son chapeau gris à haute forme était sur le plancher, couvert de poussière, mais entouré d’une chaîne de gros rubis-balais, et il portait un bonnet de nuit de velours bleu, sur le devant duquel était placée la plume d’un héron qui avait été abattu, de quelque manière remarquable, par un de ses faucons favoris ; en souvenir de ce fait le roi accordait à cette plume l’honneur insigne de la porter de la sorte.

Ces inconséquences dans son costume et dans les objets qui l’entouraient n’étaient que le type extérieur de celles qui existaient dans le caractère du monarque : inconséquences qui mettaient ses contemporains dans l’impossibilité de le juger d’une manière stable, et qui le rendirent un problème pour les historiens futurs. Il avait une instruction profonde, sans posséder de connaissances utiles : dans plusieurs circonstances particulières, il s’était montré doué de sagacité, et n’avait en réalité aucun jugement. Attaché au pouvoir, avec le désir de le conserver et de l’agrandir, on le voyait en abandonner la conduite, et se laisser mener lui-même par les plus indignes favoris. Toujours prêt à soutenir hardiment et à faire valoir ses droits, tant qu’il ne s’agissait que de paroles ; mais, lorsqu’il aurait fallu des actions, les regardant tranquillement fouler aux pieds. Partisan des négociations dans lesquelles il était toujours dupe, il craignait la guerre lorsque la conquête eût été facile. Il aimait sa dignité, et la dégradait sans cesse par des familiarités inconvenantes. Capable de travailler aux affaires publiques, il les négligeait le plus souvent pour l’amusement le plus frivole. Bel esprit et pédant à la fois, et, quoique savant, recherchant la conversation des ignorants et des gens sans éducation. Sa timidité naturelle n’était pas même uniforme : il y eut des moments dans sa vie, et même des moments critiques, où il déploya le courage de ses ancêtres. Laborieux dans des bagatelles, indolent quand il s’agissait d’un travail sérieux. Avec des sentiments de piété, sa conversation était trop souvent profane. Juste et bienfaisant par caractère, il souffrait cependant les injustices et l’oppression auxquelles se livraient ceux qui l’entouraient. Avare de l’argent qu’il lui fallait donner de sa propre main, d’une prodigalité inconsidérée et sans bornes quant à celui qu’il ne voyait pas. En un mot, les bonnes qualités qu’il déployait dans certaines occasions n’étaient pas d’une nature assez ferme et assez étendue pour régler sa conduite générale : se montrant sans suite et comme par hasard, elles ne méritaient pas à Jacques une plus haute réputation que celle que lui assigna Sully, en disant qu’il était le fou le plus sage de la chrétienté.

Afin que le sort de ce monarque fût aussi bizarre que son caractère, on vit Jacques, incontestablement le moins habile des Stuarts, héritier paisible de ce royaume contre le pouvoir duquel ses prédécesseurs avaient défendu leur propre couronne. Enfin, quoique son règne parût fait pour assurer aux Anglais cette tranquillité durable et cette paix intérieure qui convenaient si bien au caractère du roi, ce fût néanmoins pendant ce même règne que furent semés ces germes de discorde qui, semblables aux dents du dragon de la fable, produisirent une guerre civile sanglante et universelle.

Tel était le monarque qui, saluant familièrement Heriot du nom de Geordie-Tintin (car c’était en lui une habitude bien connue de donner des sobriquets à ses familiers), lui demanda quelle nouvelle attrape il avait apportée avec lui pour soutirer de l’argent à son prince naturel et légitime.

« Dieu me garde, sire, répondit le citadin, d’être guidé par une intention aussi déloyale ! Je suis venu seulement apporter à Votre gracieuse Majesté un morceau d’argenterie : le sujet et le travail en sont tels que je n’ai pu me décider à le mettre entre les mains d’aucun de vos sujets avant de connaître les dispositions de Votre Majesté à cet égard. — Comment donc ? voyons cela, Heriot… quoique, sur mon âme, le service d’argenterie de Steenie m’ait coûté si cher que j’avais presque engagé ma parole de roi de garder à l’avenir mon or et mon argent, et de vous laisser le vôtre, Geordie. — Relativement à l’argenterie du duc de Buckingham, dit l’orfèvre, il a plu à Votre Majesté d’ordonner qu’on n’épargnât aucune dépense, et… — Qu’importe ce que j’avais ordonné, mon cher ? Quand un homme sage est avec des fous et des enfants, il est bien obligé de jouer lui-même à la fossette. Mais vous auriez dû avoir assez de bon sens et de réflexion pour ne pas passer à fanfan Charles et à Steenie toutes leurs fantaisies ; ils n’avaient qu’à vouloir paver les chambres d’argent ! et, en vérité, je suis étonné qu’ils ne l’aient pas fait. »

George Heriot s’inclina et n’en dit pas davantage ; il connaissait trop bien son maître pour se justifier autrement que par une allusion éloignée à ses ordres ; et Jacques, chez qui l’économie n’était qu’un remords passager de conscience, éprouva bientôt le désir de voir la pièce d’argenterie que l’orfèvre venait lui montrer. Il donna ordre à Maxwell de la lui aller chercher, et pendant ce temps il demanda au marchand de quel pays il l’avait fait venir.

« D’Italie, n’en déplaise à Votre Majesté, répondit Heriot. — Il n’y a rien, j’espère, qui sente le papisme ? » reprit le roi, d’un air plus grave que de coutume.

« Non certainement, reprit Heriot ; je ne serais pas assez insensé pour mettre devant les yeux de Votre Majesté un objet qui portât la marque de la bête. — Vous vous montreriez en cela une bête vous-même, dit le roi ; tout le monde sait que j’ai combattu contre Dagon dans ma jeunesse, et que je l’ai terrassé et renversé sur le seuil de son propre temple, bonne preuve qu’avec le temps je serai appelé, tout indigne que j’en suis, le défenseur de la foi. Mais voici Maxwell, pliant sous son fardeau comme l’âne d’or d’Apulée. »

Heriot s’empressa de débarrasser l’huissier de la chambre, et plaça la salière, car telle était la destination de cette pièce d’argenterie d’une dimension extraordinaire, dans un jour favorable pour que Sa Majesté pût en examiner le travail.

« Sur mon âme, mon garçon, dit le roi, c’est un morceau curieux et digne de la table d’un roi ! et le sujet, comme vous le dites, maître Heriot, est très-convenable à cette destination ; car c’est, à ce que je vois, le jugement de Salomon, prince dont tous les monarques vivants devraient s’efforcer de suivre les traces. — Et sur les traces duquel, ajouta Maxwell, il n’y a qu’un seul d’entre eux, s’il est permise un sujet de parler ainsi, qui ait jamais marché. — Taisez-vous, traître et perfide flatteur que vous êtes ! » s’écria le roi, mais avec un sourire qui annonçait assez que la flatterie avait produit son effet. « Regardez ce beau morceau, et retenez votre langue babillarde… Et de qui peut être ce chef-d’œuvre, Geordie ? — Sire, répondit l’orfèvre, il est l’ouvrage du fameux Florentin Benvenuto Cellini, et fut destiné à François Ier, roi de France ; mais j’espère qu’il trouvera un plus digne maître. — François de France ! envoyer Salomon, roi des Juifs, à François de France ! sur mon âme, cela seul aurait prouvé que Cellini était fou ; quand il n’aurait pas donné d’autres preuves de folie… François Ier n’était qu’un cerveau brûlé qui ne songeait qu’à se battre, et voilà tout. Il s’est laissé prendre à Pavie, comme notre David le fit jadis à Durham… Si on avait pu lui envoyer la sagesse de Salomon, son amour pour la paix et sa piété, on lui aurait rendu un plus grand service… Mais Salomon mérite de se trouver en meilleure compagnie qu’avec François de France. — J’espère qu’il aura ce bonheur. — C’est un morceau de sculpture très-curieux et très-artistement exécuté, continua le roi ; mais cependant il me semble que ce bourreau-là brandit sa hache trop près de la figure du roi : voyez, le monarque est à la portée de son arme. Je pense qu’il ne fallait pas toute la sagesse de Salomon pour savoir que les instruments tranchants sont toujours dangereux, et qu’il aurait dû commander à ce drôle-là de rengainer son arme ou de se tenir plus loin. »

George Heriot essaya de combattre cette critique en représentant au roi que la distance entre Salomon et le bourreau était plus grande qu’elle ne le paraissait, et qu’il fallait avoir égard aux règles de la perspective.

« Allez-vous-en au diable, avec votre perspective ! dit le roi… Quelle perspective peut être plus désagréable pour un roi légitime qui désire régner par l’amour et la paix, et mourir tranquille et honoré, que de voir briller à ses yeux des épées nues ? Je passe pour être aussi brave que bien des gens, et cependant je vous déclare que je n’ai jamais pu voir une lame nue sans fermer ou détourner les yeux. Mais, au total, c’est un beau morceau… Et quel en est le prix, mon garçon ? »

L’orfèvre répondit en faisant observer au monarque que ce bijou n’était pas à lui, et qu’il appartenait à un compatriote ruiné.

« Ce dont vous comptez faire une excuse pour me demander le double de sa valeur, je gage, interrompit le roi… Je connais vos ruses, à vous autres marchands de la Cité. — Je n’ai pas l’espoir d’en imposer au jugement de Votre Majesté, dit Heriot. Ce morceau est réellement ce que je vous ai dit, et le prix en est de cent cinquante livres sterling, s’il plaît à Votre Majesté de le payer sur-le-champ. — Cent cinquante livres sterling ! » s’écria le monarque irrité, « qu’autant de sorciers et de sorcières vous les trouvent. Sur mon âme, Geordie-Tintin, vous avez envie de faire sonner joliment votre bourse… Comment pourrais-je vous compter cent cinquante livres sterling pour un objet qui ne pèse pas autant de marcs ? Vous savez d’ailleurs que les serviteurs de ma maison et les officiers de ma bouche sont en arrière de six mois. »

L’orfèvre maintint son dire en dépit de cette sortie, étant assez habitué à en ouïr de semblables, et se contenta de répondre que si cette pièce d’argenterie plaisait à Sa Majesté et qu’elle la désirât, il serait facile de s’entendre sur le prix. À la vérité, le propriétaire ne pouvait pas en attendre le paiement, mais lui, George Heriot, se chargerait d’avancer la somme pour le compte de Sa Majesté, si tel était son bon plaisir : il attendrait la convenance du roi pour le remboursement de cet argent et de plusieurs autres objets, cette somme, dans l’intervalle, rapportant l’intérêt ordinaire.

« Sur mon honneur, dit Jacques, voilà qui est parler en brave et raisonnable marchand. Il faut que nous obtenions un nouveau subside des communes, et cela réglera tous nos comptes. Emportez la salière, Maxwell, emportez-la, et ayez soin de placer dans un endroit où Steenie et fanfan Charles puissent la voir à leur retour de Richmond. Et maintenant que nous sommes seuls, mon bon vieil ami Géorgie, je vous dirai que je crois, en vérité, à propos de nous et de Salomon, que toute la sagesse du pays a quitté l’Écosse quand nous sommes venus nous établir dans ce royaume du sud. »

George Heriot fut assez courtisan pour dire que le sage suit généralement le sage, de même que le cerf suit le chef du troupeau.

« Ma foi, je crois qu’il y a quelque chose de vrai dans ce que tu dis, reprit Jacques ; car nous-même, ceux de notre cour et de notre maison, dont tu es toi-même un exemple, nous passons, dans l’opinion des Anglais, tout présomptueux qu’ils sont, pour d’assez bons esprits ; mais il faut que la tête ait tourné à ceux que nous avons laissés derrière, et que leurs cerveaux soient tout à fait à l’envers, comme ceux des sorciers et des sorcières le soir du sabbat du diable. — Je suis fâché d’entendre Votre Majesté parler ainsi, dit Heriot ; oserais-je demander, sire, ce que mes compatriotes ont fait pour mériter cette réputation ? — Ils sont devenus fous, mon garçon, fous à lier ; je ne puis les tenir éloignés de la cour, malgré toutes les proclamations que nos hérauts s’enrouent à leur crier. Pas plus tard qu’hier, au moment où nous venions de monter à cheval et de nous préparer à sortir, arrive un véritable goujat d’Édimbourg, un misérable en guenilles, qui n’avait pas sur le dos un haillon qui ne dît adieu à l’autre, et dont l’habit et le chapeau auraient pu servir d’épouvantail ; et le voilà qui, sans aucune retenue ni respect, comme un hardi mendiant, nous met brusquement dans la main quelque supplique au sujet de je ne sais quelle dette de notre gracieuse mère, et de semblables sottises : sur quoi notre cheval s’est dressé tout droit ; et sans l’aplomb admirable avec lequel nous nous tenons à cheval, et pour lequel nous passons pour l’emporter sur la plupart des princes de l’Europe, aussi bien que sur leurs sujets, je vous assure que nous aurions été étendus sur le pavé. — Votre Majesté, dit Heriot, est leur père commun ; c’est ce qui les rend si hardis à se présenter devant votre gracieuse présence. — Je sais de reste que je suis pater patriœ, dit Jacques ; mais on dirait qu’ils veulent m’arracher les entrailles pour se les partager… Par la mort, Geordie, il n’y a pas un rustre parmi eux qui sache remettre une supplique d’une manière convenable à son souverain. — Je voudrais savoir quelle est la manière de le faire la plus séante et la plus respectueuse, sire, quand ce ne serait que pour apprendre à nos pauvres compatriotes à se mieux conduire. — Par ma foi, vous êtes un homme qui savez vivre, Geordie, et je ne regarderai pas à perdre quelques moments pour vous instruire… Et d’abord, voyez-vous, monsieur, il faut approcher de la personne du roi de cette manière, en portant la main à vos yeux, pour témoigner que vous savez être dans la présence du vice-roi du ciel… Très-bien, George, voilà qui va à merveille… Ensuite, monsieur, vous vous agenouillez, et vous faites comme si vous vouliez baiser le bord de nos habits, les cordons de nos souliers, ou quelque chose de semblable… fort bien exécuté… Ce que nous, voulant nous montrer débonnaire et bienveillant envers nos fidèles sujets, nous empêchons ainsi, en vous faisant signe de vous relever, tandis qu’ayant une grâce à nous demander, vous n’obéissez pas encore à ce signe, mais glissant votre main dans votre poche, vous en sortez votre pétition, et la mettez avec respect dans notre main ouverte pour la recevoir. »

L’orfèvre, qui avait suivi avec la plus grande exactitude tous les points prescrits parle cérémonial, accomplit ce dernier au grand étonnement de Jacques, en lui mettant dans la main la pétition de lord Glenvarloch.

« Que veut dire ceci, traître ? » s’écria-t-il en rougissant et balbutiant de colère… « Vous ai-je enseigné l’exercice pour que vous tourniez vos armes contre nous-même ? Non, par la lumière du ciel ! j’aurais autant aimé que vous eussiez dirigé contre ma poitrine un véritable pistolet. Voilà comme vous vous conduisez, et dans mon cabinet encore, où nul ne doit entrer que par mon bon plaisir. — J’espère, » dit Heriot en restant à genoux, « que Votre Majesté me pardonnera de mettre à profit la leçon qu’elle a bien voulu me donner, en faveur d’un ami. — D’un ami ! s’écria le roi, tant pis, tant pis, vous dis-je… Si c’eût été quelque chose qui eût pu tourner à votre propre avantage, il y aurait eu quelque raison là-dedans, et on aurait pu penser que vous ne seriez pas revenu de sitôt à la charge ; mais un homme peut avoir une centaine d’amis, et présenter des pétitions pour chacun d’eux à leur tour. — J’ose espérer, dit Heriot, que Votre Majesté me jugera d’après l’expérience du passé, et ne me soupçonnera pas capable d’une telle présomption. — Je ne sais, » reprit le monarque dont la colère s’apaisait facilement ; « le monde devient fou, je crois… sed semel insanivimus omnes… Tu es un vieux et fidèle serviteur, c’est la vérité, et s’il s’agissait de ton avantage personnel, mon garçon, tu ne me demanderais pas deux fois. Mais, sur ma foi, Steenie m’aime tant qu’il veut être le seul à me demander des grâces… Maxwell, » ajouta-t-il à l’huissier qui était rentré dans le cabinet après avoir emporté la pièce d’argenterie, « retournez dans l’antichambre avec vos longues oreilles… En conscience, Geordie, je n’oublie pas que tu es depuis long-temps mon vieux confident, et que tu as été mon orfèvre dans un temps où j’aurais pu dire avec le poète païen, Non mea renidet in domo lacunar… car, ma foi, on avait pillé la vieille maison de ma mère de telle sorte que nous n’avions quelquefois rien de mieux sur notre table que des verres cassés, des plats d’étain et des assiettes de bois, et nous étions si contents quand nous pouvions y mettre quelque chose que nous n’avions garde de chercher querelle au métal dont ils étaient faits. Te rappelles-tu, car tu étais dans la plupart de nos complots, lorsque nous fûmes réduits à envoyer six de nos bandouliers bleus pour piller le colombier et la basse-cour de Lady Logan House, et quelles terribles plaintes la bonne dame porta contre Jock Milch et les brigands de l’Annandale, lesquels étaient aussi innocents de ce fait que je le suis du crime de meurtre ? — Ce fut une circonstance heureuse pour Jock, ajouta Heriot ; car, si je me le rappelle bien, elle lui épargna les étrivières à Dumfries, punition qu’il avait bien méritée pour d’autres méfaits. — Ah ! ah ! vous n’avez pas oublié cela, reprit le roi ; mais il avait d’autres qualités, ce Jock Milch : c’était un hardi chasseur, et qui appelait un chien d’une voix qui faisait retentir toute la forêt… Quoi qu’il en soit, il a fait une fin digne d’un homme d’Annandale, car le lord Torthorwald lui passa sa lance au travers du corps. Ventrebleu ! Geordie, quand je songe à toutes ces folies, je crois, sur ma conscience, que nous vivions plus gaiement dans le vieux château d’Holy-Rood, et quand nous en étions réduits aux expédients, que maintenant que nous vivons dans l’abondance. Cantabit vacuus, nous n’avions guère de soucis. — Et s’il plaît à Votre Majesté de se rappeler, ajouta l’orfèvre, toute la peine que nous eûmes à rassembler assez de vaisselle d’argent et de bijoux pour faire quelque figure aux yeux de l’ambassadeur d’Espagne ? — C’est vrai, » dit le roi qui était lancé, et qui s’abandonnait franchement aux plaisirs du commérage ; « et je ne me rappelle pas le nom du brave et loyal lord qui nous prêta jusqu’à la dernière once qu’il avait chez lui, afin que son prince légitime pût représenter avec quelque honneur devant ceux qui avaient les Indes à leur disposition. — Si votre Majesté veut bien jeter les yeux sur ce papier, je pense qu’elle se rappellera son nom. — Ah, vraiment ! voyons ; lord Glenvarloch ! c’est cela précisément. Justus et tenax propositi, c’était un homme juste, mais opiniâtre comme un taureau qu’on harcèle. Il nous contrariait quelquefois, ce lord Randal Olifaunt de Glenvarloch ; malgré cela, c’était au fond un sujet attaché et fidèle… Mais celui qui m’adresse cette pétition doit être son fils… Il y a long-temps que Randal est où les rois et les seigneurs doivent tous aller à leur tour, et où vous irez aussi, Geordie… Et que nous veut son fils ? — Le remboursement, » répondit le vieux bourgeois, « d’une des sommes considérables dues par le trésor royal pour de l’argent avancé à Votre Majesté dans un moment de grand besoin, à l’époque de l’affaire de Ruthven. — Je m’en souviens très-bien, dit le roi Jacques ; parbleu, Geordie, je venais d’échapper aux griffes de Glamis et de ses complices, et jamais argent n’arriva plus à propos à un prince. Et quelle honte qu’une tête couronnée se soit trouvée dans le cas d’avoir besoin d’une si petite somme ! Mais qu’a-t-il besoin de nous persécuter comme un chasseur suit un blaireau ? Nous lui devons cet argent et le lui rendrons à notre commodité, ou nous l’en dédommagerons de quelque autre manière ; c’est tout ce qu’un sujet peut demander à son prince… Nous ne sommes pas in meditatione fugœ, pour qu’il faille nous arrêter d’une manière si péremptoire. — Hélas ! sire, » dit le joaillier en secouant la tête, « c’est par la force de la nécessité, et bien contre sa volonté que le pauvre jeune lord se voit obligé de vous importuner ainsi ; mais il lui faut de l’argent, et promptement encore, pour rembourser une somme due à Peregrine Peterson, conservateur des privilèges à Campvere ; sinon il va se voir évincé de sa baronnie et de tous ses domaines de Glenvarloch, qui ont été engagés pour cet argent. — Que dites-vous ? que dites-vous ? » s’écria le roi avec impatience : ce manant de conservateur, ce fils d’un vil matelot hollandais chasserait de ses domaines héréditaires l’ancienne maison d’Olifaunt ! par le pain que je mange, Géorgie, cela ne se peut pas… Il faut que nous fassions suspendre les poursuites par des lettres de grâce, ou par quelque autre moyen ! — Je doute fort que cela puisse se faire, répondit le bourgeois de la Cité ; n’en déplaise à Votre Majesté, votre savant avocat qui est si bien versé dans les lois d’Écosse est d’avis qu’il n’y a d’autre remède que de payer. — Parbleu ! répliqua le roi, qu’il résiste de vive force à ce manant jusqu’à ce que nous ayons pris quelque parti sur cette affaire. — Hélas ! poursuivit l’orfèvre, le gouvernement pacifique de Votre Majesté, et la manière équitable dont justice est rendue à tout le monde, font qu’il est difficile d’employer la force dans ses États à moins que ce ne soit dans l’intérieur des hautes terres. — Eh bien, en bien ! » dit le monarque embarrassé, et dont les idées de justice, de convenance et d’expédients, se trouvaient étrangement embrouillées dans cette occasion, « il est juste que nous payions nos dettes pour que ce jeune homme puisse payer les siennes, et il sera payé, in verbo regis, il le sera… Mais comment trouver cet argent ? voilà le point difficile… il faut faire une tentative dans la Cité, Geordie. — Pour dire la vérité, répondit Heriot, n’en déplaise à Votre gracieuse Majesté, à force de prêts, de dons volontaires et de subsides, la Cité, en ce moment… — Ne me dites pas ce qu’est la Cité en ce moment, interrompit le roi Jacques… notre échiquier est aussi sec que les sermons du doyen Gilles sur les psaumes de la pénitence… ex nihilo nihil fit. Ce serait vouloir prendre les culottes d’un montagnard… Ceux qui viennent me demander de l’argent devraient m’apprendre comment on fait pour s’en procurer… Il faut que la Cité fasse un effort, Heriot, et ne croyez pas que ce soit pour rien qu’on vous a surnommé Geordie Tintin… In verbo regis, je paierai ce jeune homme si vous me procurez un emprunt ; je ne marchanderai pas sur les conditions, et à nous deux nous sauverons l’ancienne baronnie de Glenvarloch… Mais pourquoi le jeune lord ne vient-il pas à la cour, Heriot… Est-il bien fait ? est-il présentable ? — On ne peut l’être davantage, reprit Heriot… mais… — Oui-da, je vous entends, dit le roi ; je vous entends… Res angusta domi, le pauvre garçon, pauvre garçon ! et son père qui avait le cœur d’un bon et loyal Écossais, quoiqu’un peu entêté de certaines opinions… Écoutez, Heriot, faites remettre 200 livres sterling au jeune homme pour qu’il puisse s’équiper… Et tenez, » ajouta-t-il en ôtant la chaîne de rubis de son vieux chapeau, « vous avez déjà pris ces bijoux en gage pour une plus grosse somme, vieux Lévite que vous êtes… gardez les en garantie jusqu’à ce que je vous rembourse cet argent sur le premier subside. — Plairait-il à Votre Majesté de me donner cet ordre par écrit ? » demanda le prudent bourgeois.

« Au diable vos scrupules, George ! s’écria le roi ; vous êtes aussi pointilleux qu’un puritain sur la forme, et un vrai nullifidien jusque dans la moelle des os… La parole d’un roi ne peut-elle vous suffire pour avancer 200 misérables livres sterling ? — Sans doute, sire ; mais non pas pour retenir les joyaux de la couronne, » répondit Heriot.

Et le roi, qu’une longue expérience avait accoutumé à traiter avec des créanciers soupçonneux, écrivit un ordre à George Heriot, son bien-aimé orfèvre-joaillier, de payer présentement à Nigel Olifaunt, lord de Glenvarloch, la somme de 200 livres sterling, laquelle somme serait jointe aux autres sommes dues par la couronne audit Heriot. L’ordre portait en outre que, comme nantissement, une chaîne de rubis-balais avec un gros diamant, telle qu’elle était décrite dans le catalogue des joyaux de la couronne, resterait dans les mains dudit George Heriot, prêteur de ladite somme, jusqu’à son entier remboursement. Par un autre écrite Sa Majesté donnait audit George Heriot pouvoir de traiter à des conditions raisonnables avec des capitalistes l’emprunt d’une somme d’argent pour les besoins de Sa Majesté, qui ne devait pas être au-dessous de 50,000 marcs, mais qui pouvait être aussi forte qu’il serait possible de l’obtenir.

« Et ce lord Nigel a-t-il quelque instruction ? » demanda le roi.

George Heriot ne put exactement répondre à cette question ; mais il croyait que le jeune lord avait fait ses études dans l’étranger. — Nous lui donnerons nos conseils, dit le roi, sur la manière de continuer ses études avec avantage ; et il est possible que nous le fassions venir à la cour pour étudier avec Steenie et fanfan Charles. Et maintenant que j’y pense, allez-vous-en bien vite, George ; car les enfants vont rentrer tout à l’heure, et je désire qu’ils ne soupçonnent rien de cette affaire que nous venons de traiter ensemble… Propera pedem… Geordie, prenez votre mule entre vos jambes, et que Dieu vous conduise ! »

Ainsi finit la conférence du débonnaire roi Jacques et de son digne orfèvre-joaillier.