Les Aventures de Nigel/Chapitre 23

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 306-320).


CHAPITRE XXIII.

LE SPADASSIN.


Swash Buckler. Bilboe est le mot.
Pierrot. À force d’être répété il a perdu son charme. Je te le répète, ami, le moindre chien qui trotte dans les rues se retournera sur toi, et aboiera à la vue de ton bâton.
Sw. Buck. L’artifice en viendra à bout ; alors je rosserai le roquet ; en d’autres termes, je me servirai du couteau, au lieu de brandir l’épée.
Ancienne Comédie.


Le noble capitaine Colepepper ou Peppercull, car il était connu sous ces deux noms et même encore sous quelques autres, avait un aspect martial et goguenard, qui, ce jour-là, était rendu plus remarquable par un emplâtre qui lui couvrait l’œil gauche et une partie de la joue. Les manches de son épaisse jaquette de velours étaient lisses et reluisantes de graisse. Ses gants de buffle avaient des revers qui montaient presque jusqu’aux coudes. Son ceinturon, également de buffle, s’étendait en largeur depuis la hanche jusqu’aux petites côtes, et soutenait d’un côté sa large épée à poignée noire, et de l’autre un poignard de même proportion. Il fit ses compliments à Nigel avec cet air d’effronterie déterminée qui ne se laisse pas repousser par la froideur d’un mauvais accueil, demanda à Thaphois de ses nouvelles, en l’appelant du nom familier du vieux Pierre Pilori, puis s’emparant du pot de cuir, il le vida d’un trait à la santé du plus nouveau et du plus jeune bourgeois de l’Alsace, le noble et aimable M. Nigel Grahame.

Lorsqu’il eut remis sur la table le pot de bière entièrement vide, et qu’il eut repris haleine, il se mit à critiquer la liqueur qu’il venait de boire. « Voilà de la bière assez faible, vieux Pilori ; si je ne me trompe, il n’est pas entré là-dedans plus d’une coquille de noix de drèche pour une tonne d’eau de la Tamise. Elle est inerte comme un cadavre, et m’est tombée dans l’estomac comme de l’eau froide sur un fer rouge. Vous nous avez quittés de bonne heure, M. Grahame ; mais, sur ma foi, nous avons bu en votre honneur. La barrique sonnait creux avant de nous séparer ; nous avions l’humeur aussi joyeuse que des tisserands, et nous nous sommes battus pour terminer la fête… Je porte sur ma personne les marques du ministre ; c’est un passage de son sermon, ou quelque chose de semblable qui aurait du s’adresser à mon oreille, mais qui a manqué son but eu m’atteignant à l’œil gauche. L’homme de Dieu porte aussi l’empreinte de ma main ; mais le duc nous a raccommodés, et il m’en a coûté plus de vin blanc que je n’ai pu en porter, sans compter le vin du Rhin, peur boire avec le révérend la coupe de réconciliation et de paix… Mais caracco[1], cela n’empêche pas que ce ne soit un vieil hypocrite que je rosserai quelque jour, de façon à changer sa livrée du diable contre les couleurs de l’arc-en-ciel… Basta ! est-ce bien parlé, vieux Traphois ? Mais où est ta fille, mon bonhomme ? que dit-elle de mon amour ? Il est honnête, j’espère ! Veux-tu avoir un soldat pour gendre, vieux Pilori, pour mêler l’âme de l’honneur guerrier avec un sang fameux pour la rapine, la ladrerie et l’usure, de même qu’on mêle de forte eau-de-vie avec de l’ale trouble ? — Ma fille ne reçoit pas de visite de si bon matin, noble capitaine, » répondit l’usurier, qui termina sa phrase par un hem ! hem ! sec et emphatique.

« Quoi ! pour aucune considération, demanda le capitaine ; et pourquoi pas, vieux ladre ? Il me semble qu’elle n’a pas de temps à perdre en délibération, pourtant. — Capitaine, dit Traphois, j’étais occupé d’une petite affaire avec notre noble ami, maître Nigel Grahame… hem ! hem ! hem !… — Et vous voudriez me voir parti, je gage ? répondit le ferrailleur ; mais patience, vieux Pilori, ton heure n’est pas encore venue, bonhomme… Vous voyez, » dit-il (en montrant du doigt la cassette), « que notre M. Grahame ne manque pas d’argent[2]. — Dont vous ne demanderiez pas mieux que de le dépouiller, ha, ha, hem… hem… hem ! interrompit l’usurier, si vous saviez comment ; mais malheureusement vous êtes de ces gens qui viennent chercher de la laine et qui s’en retournent tondus. Maintenant, si je n’avais pas prêté serment de ne jamais faire de gageure, je parierais une petite bagatelle que mon honnête locataire vous renvoie sans le sou, si vous osez vous frotter à lui, hem, hem, à quelque jeu de gentilhomme. — Morbleu ! tu me tiens là, vieux barbon, » répondit le capitaine en tirant des dés de la manche de son habit ; « je ne peux jamais me séparer de ces maudits docteurs, quoiqu’ils m’aient rendu la dupe du premier imbécile, et qu’il aient purgé ma bourse au point de la mettre à sec… mais n’importe, cela sert à passer le temps aussi bien que toute autre chose… Qu’en dites-vous, maître Grahame.

Le drôle s’arrêta là, et son excessive impudence put à peine soutenir le regard de profond mépris avec lequel Nigel répondit : « Je ne joue qu’avec des gens que je connais, monsieur, et jamais le matin. — Vous aimez peut-être mieux les cartes ? dit le capitaine Colepepper ; et quant à connaître vos gens, voici l’honnête Pilori qui vous dira que Jack Colepepper joue aussi loyalement qu’aucun homme qui ait jamais remué un dé… J’ai entendu parler des dés pipés, de tours de passe-passe, et de mille autres manières de tricher ; mais je veux être grillé comme une tranche de jambon, si jamais j’en ai pu rien apprendre. — Vous en savez du moins parfaitement le vocabulaire, monsieur, » reprit Nigel du même ton.

« Oui, sur mon honneur, répondit le spadassin, ce sont là de ces phrases qu’on apprend par la ville. Mais peut-être aimeriez-vous une partie de paume ou de ballon ? nous avons ici près un assez bon emplacement, et des raquettes dignes d’un gentilhomme, les meilleures qui aient jamais renvoyé une balle contre un mur de brique. — Je vous prie de m’excuser pour le moment, dit lord Glenvarloch ; et pour vous parler franchement, parmi les privilèges précieux que votre société m’a conférés, j’espère que je puis compter celui d’être seul dans mon appartement quand bon me semble. — Votre très-humble serviteur, monsieur, dit le capitaine ; je vous remercie de votre politesse… Jack Colepepper ne manque pas de compagnie, et n’a besoin de se jeter à la tête de personne… Mais peut-être voudriez-vous faire une partie de quille ou de quelque jeu que je ne vous ai pas nommé. — En aucune façon ; » répondit le jeune lord.

Ici le vieillard, dont les petits yeux gris avaient suivi tous les mouvements des deux interlocuteurs, tira le vaillant Hector par le pan de son habit, et lui dit tout bas : « Ne le serrez pas de trop près, cela ne prendrait pas avec lui… laissez du jeu à la truite, elle mordra bientôt à l’hameçon. »

Mais le tapageur, plein de confiance dans sa force, et prenant probablement pour de la timidité le mépris patient avec lequel Nigel recevait ses propositions, excité peut-être aussi par la vue de la cassette ouverte, prit un ton plus haut et plus menaçant. Il se redressa, fronça le sourcil, prit un air plus spadassin encore et continua : « Dans l’Alsace, voyez-vous, il faut qu’un homme soit sociable et bon voisin. Morbleu, monsieur ! nous couperions le nez à un homme qui nous regarderait de travers, nous autres bons garçons… oui, monsieur, nous le lui fendrions jusqu’au tendron, quand il n’aurait jamais respiré de sa vie que le musc, l’ambre et les odeurs de cour. Mort de ma vie ! je suis un militaire, et ne me soucie pas plus d’un lord que d’un allumeur des rues ! — Cherchez-vous une querelle, monsieur ? » dit Nigel avec froideur ; car, dans le fond il n’avait aucun désir de s’engager dans une affaire si peu honorable, dans un tel lieu, et avec un tel personnage.

« Une affaire, monsieur ? dit le capitaine… je n’en cherche pas, quoique je ne sois pas homme à la refuser… je voulais seulement vous faire entendre qu’il fallait être sociable, et voilà tout. Eh bien, que pensez-vous d’aller par eau faire un tour au jardin pour voir harceler un taureau ? Par la mort ! vous ne voulez donc rien faire ? — Pardonnez-moi ; dans ce moment je suis singulièrement tenté de faire une chose, dit Nigel. — Videlicet, » dit Colepepper d’un air rodomont ; « voyons, quelle est votre tentation ? — C’est de vous jeter par la fenêtre, la tête la première, à moins que vous ne vous hâtiez de prendre le chemin de l’escalier. — Me jeter par la fenêtre ! mort et furies ? s’écria le capitaine. Moi qui à Bude ai défié vingt cimeterres avec ma seule rapière, un mendiant de lord écossais à face blême osera parler de me jeter par la fenêtre… Ne m’arrêtez pas, vieux Pilori, laissez moi en faire un ragoût écossais… c’est un homme mort… — Pour l’amour du ciel ! messieurs, » s’écria le vieil avare en se jetant entre eux, « ne violez la paix pour aucune con-si-dé-ra-ti-on… Mon noble hôte, ne vous frottez pas au capitaine, c’est un Hector. Brave capitaine, redoutez mon hôte, c’est un Achille… »

Ici il fut interrompu par son asthme ; mais, néanmoins, il continua de s’interposer entre Colepepper, qui avait dégainé sa flamberge et affectait de faire des passes contre son antagoniste, et lord Nigel, qui avait été prendre son épée, et la tenait nue de la main gauche.

« Finissez cette mauvaise farce, drôle que vous êtes, dit Nigel ; croyez-vous venir m’effrayer ici par vos rodomontades, vos jurons, et tout cet étalage d’une bravoure que vous avez puisée dans la bouteille ? Vous semblez me connaître, et j’ai presque honte de dire que je me souviens de vous… Rappelez-vous le jardin de l’Ordinaire, misérable lâche, et la rapidité avec laquelle vous vous êtes enfui à la vue d’une épée nue, en présence de cinquante témoins. Sortez d’ici sur l’heure, et ne me forcez pas à l’humiliante fonction de chasser à coups de bâton un vil poltron de votre espèce. »

À cette reconnaissance inattendue, la physionomie du spadassin devint aussi sombre que la nuit ; car vraisemblablement il avait cru que son changement de costume et son emplâtre noir le mettaient à l’abri d’être découvert par une personne qui ne l’avait vu qu’une fois. Il grinça des dents, serra les poings, et sembla chercher un moment de courage pour tomber sur son antagoniste ; mais le cœur lui manqua, il rengaina son épée, tourna le dos dans un silence furieux, et ne parla pas qu’il ne fût arrivé à la porte. Alors, se retournant, il s’écria, en jurant d’une manière effrayante. « Si je ne me venge pas de cette insolence avant quelques jours, je veux que le gibet ait mon corps et que le diable prenne mon âme ! »

Il accompagna ces paroles d’un regard de haine et de malignité qui donna à tous ses traits une effrayante expression de férocité, sans pourtant effacer entièrement celle de la frayeur. Enfin, il quitta la maison. Nigel s’avança jusqu’au palier de l’escalier pour le voir partir ; et en revenant, il rencontra mistress Martha Traphois, que le bruit de la querelle avait fait sortir de sa chambre. Il ne put s’empêcher de lui dire, dans son mécontentement très-naturel :

« Je voudrais, madame, que vous pussiez enseigner à votre père et à ses amis la leçon que vous avez eu la bonté de me donner ce matin, et obtenir d’eux qu’il me laissassent la jouissance tranquille de mon appartement. — Si vous êtes venu chercher ici la tranquillité ou la retraite, jeune homme, répliqua-t-elle, vous avez fait un mauvais choix : vous pourriez chercher la pitié dans la chambre étoilée, ou la sainteté dans l’enfer, avec autant de succès ; mais mon père ne vous importunera pas davantage. »

En parlant ainsi elle entra dans la chambre avec lui, et fixant les yeux sur la cassette, elle dit avec emphase : « Si vous étalez un tel aimant, il attirera plus d’une lame d’acier sur votre gorge. »

Pendant que Nigel se hâtait de refermer la cassette, elle adressa la parole à son père, lui reprochant avec fort peu de respect de fréquenter un lâche, un vil spadassin, un misérable coupe-jarret tel que John Colepepper.

« Oui, oui, mon enfant, » dit le vieillard avec un sourire malin qui indiquait une parfaite satisfaction de la supériorité de son adresse… « je le connais, je le connais, mais je l’attraperai ; je les connais tous… et je sais les prendre… oui, oui, je suis plus fin qu’eux… — Oui, avec toute votre finesse, mon père, » répliqua l’austère demoiselle, « ils finiront par vous couper la gorge un de ces jours… Vous ne pouvez plus, comme autrefois, leur cacher vos gains et l’or que vous possédez. — Mes gains ! mon or ! s’écria l’usurier, hélas ! j’en ai bien peu, et c’est à la sueur de mon front que je l’ai obtenu… — Cette ruse ne prendra plus, mon père, et ne vous aurait pas même servi à grand’chose jusqu’à présent, si ce misérable tapageur, ce Colepepper ne s’était avisé d’un expédient plus commode de piller la maison, en jetant ses vues sur moi-même… Mais pourquoi lui parlé-je de tout cela ? » dit-elle en se reprenant et en haussant les épaules avec une expression de pitié qui n’était pas éloignée du mépris ; « il ne me comprend pas, il ne pense pas à moi… N’est-il pas étrange que le besoin d’amasser de l’or l’emporte sur le soin de conserver sa vie et les biens qu’on a déjà ? — Votre père, » dit lord Glenvarloch, qui ne pouvait s’empêcher de respecter le sens ferme et droit et la sensibilité de cette pauvre femme, malgré la rudesse et l’austérité de ses manières ; « votre père paraît avoir des facultés assez actives quand il s’agit de se livrer à ses penchants et à sa vocation ordinaire. Je m’étonne qu’il ne sente pas la force de vos arguments. — La nature l’a créé insensible au danger, et cette insensibilité est la meilleure qualité qu’il m’ait transmise, répondit-elle. La vieillesse lui a laissé assez d’intelligence pour marcher dans un sentier battu, mais non pour se frayer de nouvelles voies. Un vieux cheval aveugle continue de tourner longtemps la roue du moulin, quoiqu’il soit incapable de faire un pas dans la plaine sans broncher. — Ma fille !… ma fille ! Allons, ma ménagère, » dit le vieillard, qui paraissait s’éveiller de quelque rêve dans lequel il avait probablement caressé l’idée de quelque nouveau tour de friponnerie ; « rentrez dans votre chambre, ma fille… tirez les verrous et la chaîne… faites le guet à la porte, et ne laissez entrer ou sortir que le digne M. Grahame. Il faut que je prenne mon manteau et que j’aille parler au duc de Hildebrod… Oui, oui, il fut un temps où ma garantie suffisait, mais plus nous descendons, plus nous sommes sous le vent. »

Et avec son accompagnement ordinaire de toux et de radotage, le vieillard sortit de la chambre ; sa fille resta un moment à le regarder partir, avec son expression habituelle de mécontentement et de chagrin.

« Vous devriez persuader à votre père de quitter ce dangereux quartier, dit Nigel, si vous craignez réellement pour sa sûreté.

— Il ne serait en sûreté nulle autre part, répondit Martha. J’aimerais mieux que le vieillard fût mort que de le voir publiquement déshonoré. Dans d’autres quartiers, il serait poursuivi à coups de pierres, comme un hibou qui s’exposerait en plein soleil. Ici, il n’a couru aucun danger tant que ses camarades ont pu profiter de ses talents. Maintenant, ils le plument et le tondent au moindre prétexte ; ils le regardent comme un vaisseau échoué sur le sable, auquel chacun peut arracher quelque chose, et le considèrent comme un bien commun : la jalousie qu’ils éprouveraient contre celui qui voudrait s’approprier exclusivement ses dépouilles est peut-être le seul motif qui puisse les porter à le protéger contre des entreprises qui menaceraient sa vie.

— Il me semble pourtant que vous devriez quitter ce lieu, répéta lord Nigel, puisqu’il vous serait facile de trouver un asile sûr dans quelque pays étranger. — En Écosse, sans doute, » répliqua-t-elle en le regardant d’un œil pénétrant et soupçonneux, « pour enrichir les étrangers avec l’or que nous aurions sauvé ? — Madame, si vous me connaissiez, dit lord Nigel, vous m’auriez épargné le soupçon exprimé dans ces paroles. — Qui m’en répondra ? » reprit malignement la vieille fille. « On dit que vous êtes un tapageur et un joueur, et je sais à quel point les gens de ce caractère méritent la confiance des malheureux. — Par le ciel, on me calomnie ! s’écria lord Glenvarloch. — Cela se peut, dit Martha ; peu m’importe à quel point vous avez porté le vice ou la folie ? mais il est certain que l’un ou l’autre vous a conduit ici ; et vous ne pouvez retrouver espoir, repos, bonheur qu’en quittant une pareille retraite, ignoble étable toujours, et quelquefois horrible boucherie. » En parlant ainsi, elle quitta l’appartement.

Il y avait dans les manières revêches de cette femme une sorte de mépris pour celui à qui elle parlait ; c’était un affront auquel lord Glenvarloch, malgré sa pauvreté, n’avait pas encore été exposé personnellement, et qui lui occasionna une sensation passagère de pénible surprise. De plus, les avis que Martha lui avait donnés sur le danger qu’offrait ce lieu de refuge étaient loin de sonner agréablement à ses oreilles. Le plus brave des hommes, en se voyant entouré de personnes suspectes, seul, privé de tout conseil et de tout appui, excepté de celui de son courage et de son bras, peut éprouver un moment d’abattement, un sentiment d’isolement et d’abandon, qui glace son sang et affaiblit même sa bravoure et sa fermeté naturelles.

Mais si ces tristes réflexions se présentèrent à l’esprit de Nigel, il n’eut pas le temps de s’y abandonner ; et s’il ne lui était pas permis d’espérer de trouver des amis dans l’Alsace, il s’aperçut du moins qu’il n’y manquerait pas de visiteurs.

Il y avait à peine dix minutes qu’il se promenait dans son appartement, cherchant à se décider sur le parti qu’il prendrait en quittant l’Alsace, quand il fut interrompu par le souverain du quartier, le grand duc Hildebrod lui-même, à l’aspect duquel les verrous et les chaînes de la maison de l’avare tombèrent, ou se retirèrent comme d’eux-mêmes. Les deux battants de la porte s’ouvrirent, afin qu’il pût, si l’on peut s’exprimer ainsi, se rouler dans l’appartement comme un énorme tonneau, vaisseau auquel il ressemblait beaucoup pour le volume, la forme, la couleur et le contenu.

« Bonjour à Votre Seigneurie, » dit le gros homme en clignotant son œil, et le portant sur Nigel avec une singulière expression de familiarité et d’impudence, tandis que son hideux bouledogue, qui marchait sur ses talons, fit une espèce de grognement, pour saluer de la même manière un chat efflanqué, le seul animal vivant de la maison Traphois dont nous n’ayons pas encore parlé, et qui avait sauté sur le ciel du lit, où il recevait le salut du chien, à peu près avec la même bienveillance que Nigel en accorda au maître. « Paix, Belzie ! de par le diable, te tairas-tu ? dit le duc Hildebrod. On ne peut pas tenir à leur place les bêtes et les fous, milord. — Il me semblait, monsieur, » répondit Nigel, avec autant de hauteur qu’il pouvait en mettre dans le ton de froide réserve qu’il voulait conserver, « il me semblait vous avoir dit que mon nom était pour le moment Nigel Grahame ? »

Son excellence de White-Friars partit à ces mots d’un éclat de rire impudent et goguenard, en répétant ce nom jusqu’à ne pouvoir plus l’articuler : « Niggle Green…. Niggle Green…. Niggle Green[3] Ma foi, milord, vous criez avant qu’on vous touche !… c’est se vouloir noyer avec deux sous de Malvoisie. En vérité, vous m’auriez appris votre secret en ce moment, si je ne m’en étais déjà bien douté… Vous saurez donc, monsieur Nigel, puisque Nigel est à l’ordre du jour, que je ne vous ai appelé milord, que parce que nous vous avons fait pair d’Alsace hier au soir, lorsque le vin nous eut mis de bonne humeur… Quelle mine vous faites, maintenant !… Ha, ha, ha ! »

Nigel, sentant effectivement qu’il s’était trahi sans nécessité, se hâta de répondre qu’il le remerciait beaucoup des honneurs qu’il lui avait conférés, mais qu’il ne se proposait pas de rester assez long-temps dans le sanctuaire pour en jouir.

« Ma foi, quant à cela, ce sera comme vous voudrez, si vous voulez suivre un bon conseil, » répondit le duc. Et quoique Nigel restât debout, dans l’espoir de hâter le départ de son visiteur, celui-ci se jeta sur un des vieux fauteuils de tapisserie, qui gémit sous son poids, et se mit à appeler le vieux Traphois. La femme de ménage ayant paru au lieu de son maître, le duc la maudit et la traita de la manière la plus injurieuse, pour avoir négligé d’apporter le coup du matin à un étranger et à un hôte aussi estimable que M. Grahame.

« Je ne le prends jamais, monsieur, répondit Glenvarloch. — Il y a commencement à tout, répondit le duc. Allez, vieux rebut de Satan, allez au palais y chercher le coup du matin pour lord Green… Voyons, que sera-ce, milord ? un pot de double ale mousseuse avec une pomme sauvage dansant dessus comme un bouchon sur l’eau, ou bien, voyons, oui, oui, les jeunes gens sont friands, un litre de vin brûlé avec du sucre et des épices… c’est excellent contre les brouillards… ou plutôt, n’aimez-vous pas mieux un verre d’eau distillée ? Allons, nous aurons tout cela, et vous pourrez choisir ensuite… Ici, vieille Jésabel ! dites à Teni d’envoyer l’ale, le vin de Canaries, et l’eau distillée, avec un morceau de gâteau ou quelque chose de ce genre, et de le porter en compte au nouveau venu. » Glenvarloch, pensant qu’il valait encore mieux supporter un moment l’insolence de cet homme que de s’attirer une seconde querelle avec des individus de la sorte, le laissa faire sans l’interrompre, lui disant seulement : « Vous vous mettez à votre aise chez moi, monsieur ; mais pour le moment vous pouvez en agir comme il vous plaira. Cependant je voudrais bien savoir ce qui m’a procuré l’honneur de cette visite inattendue. — Vous le saurez quand la vieille Deborah aura apporté des liqueurs ; je ne parle jamais d’affaires la bouche sèche. Diable, comme elle tarde ! Je gagerais qu’elle y goûte en chemin, et puis vous croirez qu’on ne vous a pas donné votre mesure. En attendant, voyez-moi ce chien-là… regardez bien Belzéhuth en face, et dites-moi si vous avez jamais vu une plus belle bête. Il n’a jamais de sa vie sauté qu’à la tête de l’ennemi. »

Et après ce panégyrique, il entama une histoire d’un chien et d’un taureau, qui menaçait de ne pas être des plus courtes, quand il fut interrompu par le retour de la vieille femme et de ses deux garçons, portant les différentes espèces de liqueurs qu’il avait demandées, ce qui était probablement le seul genre d’interruption qu’il pût supporter avec résignation.

Quand les tasses et les pots eurent été bien arrangés sur la table, et quand Deborah, que la générosité ducale honora d’un sou de gratification, se fut retirée avec ses satellites, le digne potentat, après avoir d’abord invité légèrement lord Glenvarloch à prendre sa part des liqueurs qu’il devait payer, et protesté qu’à l’exception de trois œufs pochés, d’une pinte de bière et d’un verre de vin de Bordeaux, il était tout à fait à jeun, se mit sérieusement à l’œuvre. Glenvarloch avait vu des lairds écossais et des bourgmestres hollandais se livrer à leurs libations ; mais leurs exploits, quoique les uns et les autres pussent être considérés comme appartenant à une race des plus altérées, n’étaient rien en comparaison de ceux du duc Hildebrod, qui ressemblait absolument à un banc de sable, capable d’absorber une quantité quelconque de liquide sans en être fertilisé ou inondé. Il avala l’ale pour apaiser une soif qui, disait-il, lui donnait la fièvre du matin au soir et du soir au matin, but le vin pour corriger la crudité de l’ale, et envoya la liqueur retrouver le vin pour faire passer le tout, déclarant ensuite que probablement il ne boirait plus qu’après midi, à moins que ce ne fût pour faire plaisir à quelque ami particulier. Enfin il annonça qu’il était prêt à expliquer l’affaire qui l’avait amené si matin ; ce que Nigel l’engagea de faire, quoiqu’il ne pût s’empêcher de penser que le but le plus important de la visite du duc Hildebrod était déjà rempli.

Lord Glenvarloch se trompait cependant. Hildebrod, avant de commencer ce qu’il avait à dire, se mit à examiner avec soin l’appartement, mettant de temps en temps le doigt sur sa bouche et clignotant de son œil unique en regardant Nigel, tandis qu’il ouvrait et fermait les portes, levait la tapisserie qui cachait en deux ou trois endroits la dégradation de la muraille, ouvrait les armoires, et enfin finit par regarder sous le lit pour s’assurer qu’ils étaient à l’abri des indiscrets et des curieux. Il reprit alors son siège, et fit un signe familier à Nigel d’approcher sa chaise de la sienne.

« Je suis bien comme je suis, maître Hildebrod, » répondit le jeune lord, peu disposé à encourager la familiarité avec laquelle cet homme essayait de le traiter. Mais l’imperturbable duc continua comme il suit :

« Vous me pardonnerez, milord, et maintenant c’est pour tout de bon que je vous donne ce titre, si je vous rappelle que nous pouvons être observés ; car, quoique le vieux Traphois soit aussi sourd qu’un pot, cependant sa fille a l’oreille fine et l’œil bon, et je suis venu pour vous parler d’eux. — Parlez donc, monsieur, » dit Nigel en approchant sa chaise un peu plus près du duc, « quoique je ne conçoive pas trop ce que je puis avoir à faire avec mon hôte et sa fille. — Nous verrons cela avant le temps qu’il faut pour vider un pot de bière, répondit le gracieux duc ; et d’abord, milord, il ne faut pas imaginer que vous puissiez en faire accroire au vieux Jack Hildebrod, qui a trois fois votre âge, et qui naquit, comme le roi Richard, avec ses dents œillères toutes percées. — Eh bien ! monsieur, continuez. — Eh bien donc ! milord, j’ose dire que si vous êtes, comme je le crois, ce lord Glenvarloch dont tout le monde parle, ce gentilhomme écossais qui a tout dissipé et qui n’a plus que la cape et l’épée… Ne vous emportez pas, milord ; c’est ainsi qu’on parle de vous… On vous appelle l’épervier qui fond sur tout le monde, jusque dans le parc même… Calmez-vous, milord. — Je suis honteux, faquin, répondit lord Glenvarloch, de m’être laissé émouvoir par ton insolence… mais, prends-y garde ; et si tu sais réellement qui je suis, songe que je ne me sens pas capable de supporter long-temps ce ton d’impertinente familiarité… — Je vous demande pardon, milord, » dit Hildebrod d’un ton d’humeur, et de l’air d’un homme qui cherche à se justifier ; « je n’avais pas de mauvaise intention en vous parlant franchement. Je ne sais pas quel honneur il peut y avoir à être dans la familiarité de Votre Seigneurie, mais je conclus qu’il y a peu de sûreté ; car Lowestoffe est privé de sa liberté rien que pour vous avoir montré le chemin de l’Alsace ; et d’après cela que doit-il arriver à ceux qui vous soutiennent ici ? Je laisse à juger à Votre Seigneurie si c’est de l’honneur ou du danger qui leur en reviendra. — Je ne veux occasionner de danger à personne, dit lord Glenvarloch ; je quitterai White-Friars demain… que dis-je ? j’en partirai aujourd’hui. — J’espère que votre colère vous inspirera une résolution plus sage, dit le duc Hildebrod. Écoutez d’abord ce que j’ai à vous dire, et si l’honnête Jack Hildebrod ne vous met pas dans le cas de les attraper tous, puisse-t-il ne jamais jeter un dé ni faire une dupe de sa vie. Ainsi donc, milord, en termes clairs, il faut filer la carte et gagner. — Vos termes ont besoin d’être encore plus clairs pour que je les entende, dit Nigel. — Comment diable ! un joueur, un homme qui a manié les os du diable, ne pas entendre ce français-là ! Il faut donc alors que je vous parle tout bonnement anglais, c’est la langue des sots. — Parlez donc, monsieur, et soyez bref, je vous prie, car je n’ai que peu de temps à vous accorder. — Eh bien donc, milord, pour être bref, comme vous le dites, et les procureurs aussi, j’ai appris que vous aviez un domaine dans le Nord, qui va changer de maître par manque d’une somme d’argent nécessaire pour le dégager… Oui-da, vous semblez surpris ; mais, comme je l’ai déjà dit, vous ne pouvez pas m’en imposer. Je sais que le roi vous fait la grimace, que la cour vous souhaite le bonsoir, que le prince vous regarde de travers, que le favori vous fait la mine et vous tourne le dos, et que le favori du favori… — Et pour couper court, monsieur, interrompit Nigel, supposons que tout cela soit vrai, que s’ensuit-il ? — Ce qui s’ensuit ? reprit le duc Hildebrod ; ma foi, il s’ensuit que vous devrez de la reconnaissance à celui qui vous aura mis dans le cas de vous présenter fièrement devant le roi, le chapeau retroussé comme si vous étiez le comte de Kildape, de narguer les courtisans, de soutenir d’un front hardi le regard foudroyant du prince, de braver son favori, de déjouer tous les complots du favori du favori, etc. — Tout cela est très-bien, » interrompit de nouveau Nigel ; « mais comment la chose peut-elle se faire ? — En te créant roi du Pérou, milord des latitudes septentrionales, en relevant ton vieux château et l’étayant sur des lingots, en fertilisant tes champs ruinés avec de la poudre d’or… Il ne t’en coûtera que de mettre, pendant quelques jours, la couronne de baron sur la tête de la vieille fille caduque du maître de la maison, et tu deviens maître d’une masse de trésors qui te permet de faire tout ce que je viens de dire, et… — Quoi ! vous voulez me faire épouser la vieille demoiselle de la maison, la fille de mon hôte ! » dit Nigel surpris et humilié, et ne pouvant cependant contenir son envie de rire.

« Oui, milord, je voudrais vous voir épouser cinquante bonnes mille livres sterling, car le vieux Traphois en a amassé tout autant, et même plus ; et ce sera faire un acte de charité envers ce pauvre homme, qui perdrait ses écus plus désagréablement ; car, maintenant qu’il n’est plus en état de rien faire, le jour des comptes ne tardera probablement pas à venir. — En vérité, c’est une offre flatteuse, dit lord Glenvarloch ; mais je réclame de Votre Grandeur, très-noble duc, de me dire pourquoi vous disposez de cette riche héritière en faveur d’un étranger comme moi, qui peut vous quitter demain. — Ma foi, milord, dit le duc, cette question-là se ressent de l’esprit qui domine à l’Ordinaire Beaujeu au-delà de tout ce que j’ai entendu dire à Votre Seigneurie, et il est juste que j’y réponde. Quant à mes pairs, je dois apprendre qu’ecclésiastique ou laïque, miss Martha Traphois n’en veut pas. Le capitaine l’a demandée, ainsi que le ministre, mais elle les a refusés… elle a des vues plus hautes que cela ; et, pour dire la vérité, c’est une femme de bon sens et d’un esprit un peu trop ambitieux pour s’accommoder de la jaquette grasse ou de la vieille soutane. Quant à nous, il nous suffira de dire que nous avons une épouse dans la terre des vivants, et, qui pis est, que mistress Martha le sait ; de sorte que, comme il faut un homme de qualité pour la faire renoncer au célibat, c’est vous, milord, qui êtes précisément l’homme qu’il lui faut, et qui devez vous voir en possession de ces cinquante mille livres sterling, dépouilles de cinq mille dissipateurs, tapageurs et vauriens, et déduisant toutefois de ladite somme cinq mille livres sterling pour prix de nos bons avis et de notre auguste protection, sans laquelle, de la manière dont les choses se passent dans l’Alsace, vous auriez de la peine à réussir. — Mais votre sagesse a-t-elle considéré, monsieur, répondit lord Glenvarloch, en quoi cette union peut me servir dans la circonstance où je me trouve ? — Quant à cela, milord, dit le duc Hildebrod ; si avec quarante ou cinquante mille livres sterling dans votre poche vous ne savez pas vous tirer d’affaire, vous méritez de perdre la tête pour votre folie, et le poing pour avoir eu la main trop serrée. — Mais puisqu’il a plu à votre bonté de vous occuper si sérieusement de mes affaires, «répliqua Nigel, pensant qu’il serait fort imprudent de chercher querelle à un homme qui, au fond, ne cherchait pas à l’offenser, mais plutôt à lui faire du bien à sa manière, « peut-être pourrez-vous me dire comment mes parents seront disposés à recevoir l’épouse que vous me proposer ? — Sur ce point, milord, j’ai toujours entendu dire que vos compatriotes savaient fort bien de quel côté leur pain était beurré ; et vraiment, en parlant par ouï-dire, je ne connais pas de pays au monde où cinquante mille livres sterling, dis-je, procureront un meilleur accueil à une femme. Et ma foi, excepté un léger défaut dans l’épaule, mistress Martha Traphois a une tournure très-imposante et très-majestueuse ; et je ne serais pas étonné qu’elle vînt d’un sang plus noble qu’on ne pense, car le vieux Traphois n’a guère l’air d’être son père, et sa mère était une femme généreuse et libérale. — J’ai peur, répondit Nigel, que cette chance ne soit trop vague pour lui assurer une très-gracieuse réception dans une maison honorable. — Eh bien ! dans ce cas, milord, reprit Hildebrod, je pense qu’elle ne sera en reste avec personne ; car j’ose dire qu’elle a le caractère assez acariâtre pour tenir tête à tout votre clan. — Cela pourrait avoir son inconvénient pour moi, reprit Nigel. — Pas du tout, pas du tout, » répondit le duc, toujours fertile en expédients ; « si elle devenait trop récalcitrante, ce qui n’est pas improbable, votre honorable maison qui, je suppose, est un château, doit avoir des tours, des donjons et des cachots, et vous pouvez y faire renfermer votre nouvelle épouse dans les uns ou dans les autres ; alors vous n’entendrez plus sa langue, et elle sera au-dessus ou au-dessous du mépris de vos parents. — Sagement conseillé, très-équitable prince, et une telle captivité serait une juste récompense de la folie qu’elle aurait faite en me donnant de tels droits sur elle. — Vous goûtez donc mon projet, milord ? demanda le duc Hildebrod. — J’ai besoin de vingt-quatre heures pour réfléchir, dit Nigel, et je vous prierai de vouloir bien faire en sorte que je ne sois dérangé par aucun visiteur. — Nous rendrons un édit en conséquence, dit le duc. Et vous ne pensez pas, » ajouta-t-il en baissant la voix, prenant un ton confidentiel et commercial, « vous ne pensez pas que dix mille livres sterling soient une somme trop élevée à offrir au souverain pour droit de tutelle ? — Dix mille ! reprit lord Glenvarloch ; vous disiez cinq mille tout à l’heure. — Ah ! ah ! vous vous souvenez de cela ? « dit le duc en mettant le doigt à son nez. « Eh bien ! si vous m’avez écouté avec tant d’attention, c’est une preuve que vous pensez à l’affaire. Allons, allons, nous ne nous disputerons pas pour cette con-si-dé-ra-ti-on, comme dirait le vieux Traphois… Gagnez le cœur de la belle : cela ne vous sera pas difficile avec votre air et votre figure, et j’aurai soin que personne ne vous interrompe. Je vais faire rendre un édit par le sénat aussitôt qu’il s’assemblera pour l’heure de midi. »

En parlant ainsi, le duc Hildebrod prit congé.



  1. Garajo, jurement espagnol. a. m.
  2. Has got the decuses and the smelts, termes d’argot pour désigner les pièces d’or et d’argent. a. m.
  3. Niggle vert Au lieu de dire Grahame, l’interlocuteur dit Green. a. m.