Les Aventures de Nigel/Chapitre 36

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 467-477).


CHAPITRE XXXVI.

SCÈNE TRAGIQUE.


Les voleurs ont garrotté les honnêtes gens… Or, ne pourrions-nous, toi et moi, voler les voleurs, et nous en retourner gaiement à Londres.
Shakspeare. Henry IV, part. 1re.


Le soleil donnait en plein sur les clairières de la chasse d’Enfield, et le gibier, qui s’y trouvait en abondance, se jouait en groupes pittoresques au milieu des chênes antiques dont la forêt était garnie, quand on aperçut un gentleman accompagné d’une dame, marchant tous deux à pied (quoiqu’en habit de voyage). Ils cheminaient lentement le long d’une des grandes allées qu’on avait pratiquées dans le parc pour la commodité des chasseurs. Ils n’étaient suivis que d’un page monté sur un genêt d’Espagne qui semblait porter une lourde valise, et qui se tenait à une distance respectueuse de son maître. La dame était parée de tout ce que la mode du temps pouvait avoir de bizarre, surchargée de bijoux, de falbalas et de dentelles : elle tenait un éventail de plumes d’autruche d’une main, et de l’autre, le masque en velours noir qui lui servait en voyage ; elle semblait, par de petits airs de coquetterie, désirer fixer l’attention de son compagnon, qui la laissait jaser sans avoir l’air de la remarquer, et quelquefois interrompait le fil de sérieuses réflexions pour lui répondre.

« Mais, milord… milord, vous marchez si vite que vous me laisseriez derrière vous… Je veux prendre votre bras ; mais comment faire avec mon masque et mon éventail ? Pourquoi n’avez-vous pas voulu que j’emmenasse mademoiselle ma femme de chambre pour me suivre et pour tenir mes affaires ? Mais voyez ! je vais mettre mon éventail dans ma ceinture ; comme cela maintenant, je peux prendre votre main, vous ne m’échapperez pas. — Avancez donc, répondit le monsieur, marchons vite, puisqu’on n’a pu vous persuader de rester avec mademoiselle votre femme de chambre, comme vous l’appelez, et le reste de votre bagage… vous pourrez voir un spectacle qui ne vous sera nullement agréable. »

Elle prit donc son bras ; mais, comme il marchait toujours du même pas, elle le quitta bientôt, en s’écriant qu’il lui avait fait mal à la main. Le gentilhomme s’arrêta pour regarder la main et le joli bras qu’elle lui montrait en se récriant contre sa cruauté. « Je ne doute pas, » dit-elle, en découvrant son poignet et une partie de son bras, « qu’il ne soit noir et bleu jusqu’au coude. — Je ne doute pas que vous ne soyez une petite folle, » dit le voyageur en baisant d’un air caressant le bras qu’il avait meurtri. « Ce n’est qu’une légère rougeur qui fait ressortir les veines bleues avec plus d’avantage. — Ah ! milord, c’est maintenant vous qui dites des folies, répondit la dame ; mais je suis bien aise de pouvoir vous faire parler et rire ce matin de quelque manière que ce soit. Si j’ai voulu vous suivre à toute force dans la forêt, ce n’était que pour vous divertir. Je me flatte que ma société vaut bien celle de votre page. Et maintenant, dites-moi, ces jolies petites choses avec des cornes, ne sont-ce pas des daims ? — Précisément, Nelly, » répondit négligemment son compagnon.

« Et que font donc les grands personnages d’un aussi grand nombre de ces animaux ? — Ils les envoient à la ville, Nelly, où des hommes habiles font des pâtés de venaison de leur chair, et des trophées de leurs cornes, » répondit lord Dalgarno, que notre lecteur a déjà sans doute reconnu.

« Bah ! vous vous moquez de moi, milord, répondit sa compagne ; mais je sais ce que c’est que le chevreuil ; quoique vous en disiez : j’en mangeais toujours une fois l’an quand nous dînions chez M. le Député : » elle continua de parler d’un air triste, comme si le sentiment de sa honte se présentait un instant à son esprit égaré par la vanité et la folie, « quoique maintenant, dussions-nous nous trouver dans la ruelle la plus étroite du monde, il ne voudrait pas me parler. — Je vous garantis qu’il ne l’oserait pas, Nelly, parce que vous pourriez le confondre, l’écraser d’un seul regard ; car je me flatte que vous avez l’âme trop fière pour parler à un homme de son espèce. — Qui ? moi ! dit dame Nelly, je méprise trop cet orgueilleux fat pour cela. Savez-vous qu’il voulait que tout le monde le reçût chapeau bas, mon pauvre vieux John Christie, comme les autres ? » Ses yeux se remplirent de larmes à cette pensée.

« Peste soit de vos pleurnicheries ! » s’écria Dalgarno d’un ton un peu plus dur. « Cela ne vaut pas la peine de changer de couleur, Nelly ; je ne suis pas fâché contre vous, petite niaise que vous êtes. Mais que voulez-vous que je pense, quand je vous vois continuellement jeter les regards là-bas vers la rivière où était votre prison, qui sentait la poix et le fromage pourri plus fort qu’un Hollandais ne sent l’oignon, et tout cela encore, quand je vous emmène habiter un château aussi beau que ceux dont il est parlé dans les contes des fées ? — Y serons-nous ce soir, milord ? » demanda Nelly en essuyant ses larmes.

« Ce soir, Nelly ? Non, ni même le quinzième soir après celui-ci. — Que le Seigneur soit avec nous, et nous garde de tous dangers ! Mais ne passerons-nous pas la mer, milord ?… Je croyais que toutes les personnes qui venaient d’Écosse traversaient la mer. Je suis bien sûre que lord Glenvarloch et Richard Moniplies l’ont passée pour venir ici. — Il y a une immense différence entre aller et venir, répondit lord Dalgarno. — Cela est vrai, » reprit sa naïve compagne ; « cependant il me semble avoir entendu dire qu’on pouvait aussi bien aller et revenir d’Écosse par mer. Êtes-vous bien informé du chemin ? croyez-vous, mon aimable milord, que nous puissions y aller par terre ? — Il ne s’agit que d’essayer, mon aimable dame. On dit que l’Angleterre et l’Écosse se trouvent dans la même île ; ainsi, on peut espérer de trouver une route de terre qui joigne ces deux pays. — Je ne serai jamais en état de voyager si loin, dit la dame. — Nous ferons rembourrer votre selle. Je vous dis que vous vous dépouillerez de votre peau de la Cité, et qu’au lieu de ramper comme une chenille dans quelque mauvaise ruelle, vous serez transformée en un brillant papillon dans le jardin d’un prince. Vous aurez autant d’atours qu’il y a d’heures dans la journée, autant de femmes à votre service qu’il y a de jours dans la semaine, autant de domestiques qu’il y a de semaines dans l’année… et vous accompagnerez votre lord à la chasse au faucon, au lieu de servir un vieux marchand de chandelles, chargé d’approvisionner un vaisseau, et qui ne sait que colporter sa marchandise et cracher. — Mais ferez-vous de moi votre dame ? dit Nelly. — Certainement, reprit lord Dalgarno ; la dame de mes pensées, que voulez-vous de plus ? — Ah ! mais… j’entendais par là madame votre femme. — Vraiment, Nelly ! je ne puis promettre de vous obliger en cela. Il y a une grande différence entre la dame qu’on épouse et la dame de ses pensées. — J’ai appris de mistress Suddlechop, chez laquelle je demeurais depuis que j’ai quitté mon pauvre vieux John Christie, que lord Glenvarloch doit épouser Marguerite Ramsay, la fille de l’horloger. — Il y a encore du chemin à faire entre la coupe et les lèvres. Je porte quelque chose sur moi qui peut rompre les bans de cette illustre alliance avant que la journée soit beaucoup plus avancée. — Fort bien : mais mon père valait bien le vieux David Ramsay, et faisait aussi bien ses affaires, milord ; pourquoi ne m’épouseriez-vous pas aussi, vous ? vous m’avez déjà fait assez de mal… pourquoi ne me feriez-vous pas cette justice ? — Pour deux raisons, Nelly ; c’est que le sort a voulu que vous fussiez mariée, et que le roi m’a donné une femme, répondit lord Dalgarno. — Mais, milord, ils restent en Angleterre, et nous, nous allons en Écosse. — Ton raisonnement est meilleur que tu ne penses, répliqua lord Dalgarno ; j’ai entendu dire aux avocats écossais que les liens du mariage peuvent être rompus dans notre pays par la main protectrice et indulgente des lois, au lieu qu’en Angleterre ils ne peuvent être brisés que par un acte du parlement. Eh bien, Nelly, nous songerons à cette affaire ; et soit que nous nous remariions ou non, nous ferons au moins de notre mieux pour nous faire démarier. — Vraiment, mon doux et aimable lord ? Puisqu’il en est ainsi, je penserai moins à John Christie, car je vous garantis qu’il se remariera, il est en bonne passe ; et je serai bien aise d’apprendre qu’il a quelqu’un qui prendra soin de lui comme je le faisais… Pauvre cher homme ! il était bien bon, quoiqu’il eût vingt ans de plus que moi. J’espère et je souhaite qu’il ne permettra plus jamais à aucun jeune lord de passer le seuil de sa porte. »

Ici, la dame se disposait encore une fois à fondre en larmes, quand lord Dalgarno calma son émotion par ces paroles un peu dures : « Je suis fatigué de toutes ces giboulées de mars, ma jolie maîtresse, et je crois que vous ferez bien de conserver vos larmes pour quelque occasion plus pressante. Qui sait si un changement soudain de la fortune ne vous obligera pas bientôt à en répandre beaucoup plus que vous ne le pensez ? — Bon Dieu, milord, que signifient ces paroles ? John Christie… (l’excellent homme !) n’avait point de secrets pour moi, et j’espère que Votre Seigneurie ne me cachera rien. — Asseyez-vous près de moi sur ce banc, dit le gentilhomme ; je suis obligé de m’arrêter quelque temps, et si vous pouvez vous taire, je voudrais en passer une partie à réfléchir jusqu’à quel point je puis, dans l’occasion présente, suivre le respectable exemple que vous me recommandez. »

L’endroit où ils s’arrêtèrent n’était plus guère, à cette époque, qu’un rempart entouré en partie d’un fossé ; c’est ce qui lui avait fait donner le nom de Camlet-Moat. Il y avait encore quelques pierres de taille qui avaient échappé au sort de plusieurs autres dont on s’était servi pour construire différentes cabanes habitées par les gardes forestiers de la cour. Ces vestiges, qui servaient encore à indiquer que jadis ces lieux avaient été habités par des hommes, offraient les ruines de la demeure d’une famille autrefois illustre, mais oubliée depuis long-temps, les Mandeville, comtes d’Essex, auxquels avaient anciennement appartenu la chasse d’Enfield et les immenses domaines qui en dépendaient. L’œil embrassait la perspective d’un bois agreste, et parcourait, dans diverses directions, de larges allées à perte de vue, qui se réunissaient dans ce lieu comme dans un centre commun, et divergeaient les unes des autres, à mesure qu’elles s’éloignaient. Ce lieu avait été choisi par lord Dalgarno pour servir de rendez-vous au duel qu’il avait proposé par le canal de Richie Moniplies à cet ami si cruellement outragé, lord Glenvarloch.

« Il viendra sans doute, » dit-il en lui-même ; « on ne peut pas lui reprocher d’être poltron… du moins, il a montré assez de hardiesse dans le parc… Peut-être que ce rustre ne lui aura pas porté mon message ? mais non, c’est un drôle bien déterminé, un de ces gens qui estiment l’honneur de leur maître plus que leur vie. — Aie l’œil au palefroi, Lutin, prends garde qu’il ne s’échappe, et jette ton regard de faucon dans les avenues pour m’avertir quand tu verras venir quelqu’un. Buckingham a reçu mon défi, mais l’orgueilleux favori, sous prétexte de remplir les ordres ridicules de son souverain, refuse de me répondre. Si je puis déjouer ce Glenvarloch, ou le tuer… si je puis lui enlever l’honneur ou la vie, je me rendrai en Écosse avec un crédit assez éclatant pour faire oublier mes malheurs passés. Je connais mes chers compatriotes… Ils ne se querellent jamais avec ceux qui leur apportent de l’or ou une réputation de bravoure. » Comme il se livrait ainsi à ses réflexions et qu’il rappelait à son esprit tous les maux qu’il avait soufferts et toutes les raisons qu’il avait de haïr lord Glenvarloch, les émotions qui l’agitaient intérieurement se peignaient si bien sur son visage que Nelly en fut effrayée. Elle s’était assise à ses pieds sans qu’il s’en fût aperçu ; et le regardant avec un air inquiet, elle vit ses joues s’animer, ses lèvres se comprimer, ses yeux sortir de leur orbite, et toute sa physionomie exprimer une résolution funeste et désespérée. L’endroit isolé où ils se trouvaient, le spectacle de la campagne si différent de celui auquel elle avait été accoutumée, l’air sombre et triste qu’avait pris soudain son séducteur, l’ordre qu’il lui avait donné de se taire, et la singularité de sa conduite à perdre autant de temps sans aucune cause visible quand ils avaient à faire un long voyage : toutes ces choses réunies présentaient d’étranges pensées à son faible esprit.

Elle avait lu que des femmes avaient été séduites et arrachées à leurs devoirs d’épouses par des sorciers, et quelquefois par le père du mal lui-même, qui, après avoir transporté la victime dans quelque désert, échangeait la forme agréable sous laquelle il avait attiré l’amour pour reparaître sous la forme horrible qui lui était naturelle. Elle chassait ces idées extravagantes à mesure qu’elles se présentaient en foule à son imagination affaiblie et égarée ; mais elles auraient pu se réaliser bientôt pour elle, au moins allégoriquement si ce n’est à la lettre, sans l’accident suivant.

Le page, dont l’œil était remarquablement perçant, appela son maître en lui montrant du doigt une allée par où des cavaliers s’avançaient. Lord Dalgarno fit un mouvement, et, portant la main à ses yeux, il regarda avec empressement de ce côté ; mais au même instant il reçut une balle qui, lui effleurant la main, lui traversa le cerveau et le fit tomber sans vie aux pieds ou plutôt sur les genoux de la malheureuse victime de ses débauches. La physionomie sur laquelle elle avait vu se peindre tant d’impressions diverses pendant les cinq minutes qu’elle l’avait examinée, devint un instant convulsive, et finit par se roidir pour toujours.

Avant que la fumée fut dispersée entièrement, trois brigands s’élancèrent du buisson d’où la balle venait de partir. L’un d’eux se saisit du page, en faisant mille imprécations ; un autre s’empara de la femme, et tâcha d’étouffer ses cris par de violentes menaces, pendant que le troisième débarrassait le cheval du page du fardeau dont il était chargé ; mais un contre-temps qu’ils ne prévoyaient pas vint les empêcher de profiter de leur avantage.

On croira aisément que Richie Moniplies s’étant assuré du secours des deux Templiers, toujours prêts pour ce qui ressemblait à une querelle, tous trois s’étaient mis en route bien montés et bien armés, accompagnés de Jin Vin, qui devait leur servir de guide. Croyant pouvoir arriver à Camlet-Moat avant les voleurs et les prendre sur le fait, ils n’avaient pas calculé que, selon la coutume des brigands des autres pays, coutume contraire à celle des voleurs anglais de nos jours, leur dessein était de s’assurer du vol par un meurtre préalable. Il arriva aussi sur la route un accident qui retarda un peu la troupe des vengeurs. En traversant une des avenues de la forêt, ils aperçurent un homme sans monture et assis sous un arbre, poussant des gémissements si amers, que Lowestoffe ne put s’empêcher de lui demander s’il était blessé : il répondit qu’il était un malheureux cherchant sa femme qui avait été enlevée par un scélérat ; en parlant ainsi il leva la tête, et Richie, à son grand étonnement, reconnut le visage de John Christie.

« Pour l’amour du ciel, venez à mon secours, maître Moniplies ! dit-il. J’ai appris que ma femme n’était qu’à un petit mille de cet endroit, avec cet infâme coquin, lord Dalgarno. — Qu’il nous suive ! dit Lowestoffe ; c’est un second Orphée cherchant son Eurydice !… Qu’il vienne… nous sauverons la bourse de lord Dalgarno, et nous le débarrasserons de sa maîtresse… prenons-le avec nous, quand ce ne serait que pour donner de la variété à nos aventures. D’ailleurs je conserve de la rancune contre Sa Seigneurie, je me souviens d’avoir été triché par elle. Dépêchons-nous ; nous avons encore dix minutes. »

Mais il est dangereux de calculer de trop près, quand il s’agit de la vie et de la mort. Il y a tout lieu de penser que le temps de faire monter John Christie derrière un des cavaliers aurait suffi pour sauver la vie de lord Dalgarno. Ce criminel amour fut donc la cause indirecte de sa mort ; et c’est ainsi que nos vices favoris deviennent la verge qui nous frappe. Les cavaliers n’arrivèrent sur le champ de bataille qu’au moment où la balle venait de partir. Richie, qui voulait s’attacher à Colepepper, ayant vu ce scélérat occupé à dévaliser le cheval du page, lui porta un coup si violent que le capitaine faillit en tomber. Au même instant le cheval de Richie démonta son cavalier qui n’était pas à la vérité le premier écuyer de son temps.

L’intrépide Moniplies se releva aussitôt, et lutta si bravement contre le spadassin, que celui-ci fut terrassé, quoique très-robuste, et quoiqu’il se battît en désespéré. L’Écossais lui arracha des mains un long couteau, lui porta un coup terrible avec cette arme et se redressa sur ses pieds : le blessé s’efforçant de suivre son exemple, il le frappa sur la tête avec la crosse de son mousquet. Ce dernier coup fut mortel.

« Bravo, Richie ! » dit Lowestoffe, qui lui-même avait déjà croisé le fer avec un des brigands et l’avait bientôt mis en fuite ; « bravo ! Eh mais, ami, voilà le péché assommé comme un bœuf, et la tête de l’iniquité tranchée comme celle d’un veau. — Je ne sais pourquoi vous me reprocheriez mon premier état, maître Lowestoffe, » répondit Richie avec un grand sang-froid ; mais je puis vous assurer que la boucherie n’est pas un si mauvais endroit pour dresser à cette espèce d’ouvrage.

En cet instant le second Templier cria de toute sa force : « Si vous êtes des hommes, accourez ici… Lord Dalgarno vient d’y être assassiné ! »

Lowestoffe et Richard coururent au lieu désigné, et le page, voyant que personne ne s’occupait de lui, profita de ce moment pour s’échapper ; à partir de ce jour, on ne sut jamais ce qu’il était devenu, pas plus que la somme considérable dont le cheval était chargé.

Le troisième brigand n’avait pas attendu l’attaque du Templier et de Jin Vin, qui avait fait descendre le vieux Christie de dessus son cheval, afin que sa marche fût moins lente. Ces cinq personnes étaient arrêtées et regardaient avec horreur le corps ensanglanté du jeune gentilhomme, et l’égarement de la douleur auquel était livrée la femme qui s’arrachait les cheveux et poussait des cris de désespoir. Tout à coup ses angoisses furent calmées, ou plutôt elles prirent une nouvelle direction par la présence subite et inattendue de son mari. Celui-ci, jetant sur elle un regard froid et sévère, lui dit d’un ton en harmonie avec ce regard : « Ah, femme ! tu prends à cœur la perte de ton amant. » Puis, regardant le corps sanglant de celui qui l’avait tant outragé, il répéta ces paroles solennelles de l’Écriture sainte : « La vengeance m’appartient, dit le Seigneur, et il ne convient qu’à moi de me venger. » Moi que tu as outragé, je serai le premier à te rendre les funèbres devoirs. »

En parlant ainsi, il couvrit le corps de son manteau, et, le regardant un instant, il semblait réfléchir à ce qu’il avait encore à faire. Pendant que cet homme malheureux détachait lentement ses regards du corps du séducteur, pour les reporter sur celle qui avait été la complice et la victime, celle-ci s’était jetée à ses pieds sans oser lever les yeux ; les traits de John, naturellement grossiers et sombres, prenaient une expression de dignité qui en imposait aux jeunes Templiers et même au sentencieux et important Richie Moniplies. En même temps, John dit à sa femme :

« Ne te mets pas à mes genoux, femme ; mais prosterne-toi devant le Dieu que tu as plus offensé que tu ne pourrais offenser un ver semblable à toi-même. Que de fois ne t’ai-je pas dit, quand tu te plongeais dans la légèreté et la dissipation, que l’orgueil mène à la perdition, et qu’un esprit hautain présage la chute de l’homme ! La vanité engendra la folie, la folie engendra le péché, le péché conduit à la mort, sa compagne originelle. Il t’a fallu abandonner tes devoirs, la décence et l’amour vertueux, pour te livrer à un homme méchant et débauché ; et te voilà maintenant, telle que le ver écrasé, te tordant de désespoir à côté du corps inanimé de ton amant. Tu m’as fait bien du mal… tu m’as déshonoré aux yeux de mes amis… tu as éloigné le crédit de ma maison et banni la paix de mon foyer… mais tu fus mon premier et mon unique amour, et, si je puis l’empêcher, je ne te verrai pas devenir une réprouvée… Messieurs, je vous remercie autant que peut le faire un homme dont le cœur est brisé… Richard, saluez, je vous prie, de ma part, votre honorable maître… J’ai encore ajouté à l’amertume de ses chagrins, mais je fus trompé… Levez-vous, femme, et suivez-moi. »

Il lui prit le bras pour la relever, pendant qu’avec des yeux remplis de larmes et des sanglots amers elle s’efforçait d’exprimer son repentir. Elle se cachait le visage de ses mains, tout en se laissant emmener par John. Ce ne fut que lorsqu’ils furent arrivés au détour du buisson qui allait cacher la scène du meurtre, qu’elle se retourna, et, jetant un regard égaré sur le corps de Dalgarno, elle poussa un cri perçant, et, serrant le bras de son mari, s’écria d’une voix égarée : « Sauvez-moi ! sauvez-moi ! ils l’ont assassiné. »

Lowestoffe fut vivement ému de tout ce qu’il avait vu ; mais comme il voulait paraître un homme à la mode, il eut honte d’une trop vive émotion, et fit violence à ses sentiments pour s’écrier : « Adieu, bon, crédule, indulgent époux ! adieu, gracieuse et accommodante épouse ! Ah ! qu’un vrai mari de Londres fait un homme généreux ! il a des cornes, mais il est apprivoisé et ne donne pas de coups. Je voudrais bien la voir quand elle aura changé son masque et son chapeau d’amazone pour un chapeau de ville avec sa mentonnière. Nous irons les voir au quai Saint-Paul, cousin, ce sera une connaissance très-agréable. — Vous feriez bien mieux de courir après ce voleur, ce bohémien de Lutin, interrompit Richie Moniplies, car, par ma foi, il s’est enfui avec le porte-manteau et l’argent de son maître. »

Quelques gardes accompagnés d’autres personnes, qui arrivaient en ce moment, se mirent à crier après Lutin, mais en vain. Les Templiers mirent les corps morts sous leur garde, et après avoir fait une enquête dans les formes, ils retournèrent avec Richard et Vincent à Londres, où ils reçurent de grands applaudissements sur leur bravoure. Les fautes de Vincent furent traitées avec indulgence en considération de la part qu’il avait prise à cette lutte contre les brigands, et il y a tout lieu de croire que ce qui, dans tout autre moment, eût diminué l’honneur du combat, y ajoutait plutôt dans les circonstances actuelles, c’est-à-dire la mort de lord Dalgarno.

George Heriot, qui soupçonnait quelque chose de l’amour de Vincent, demanda et obtint de David Ramsay la permission d’envoyer ce pauvre jeune homme à Paris pour une affaire importante. Nous ne savons pas quel fut son sort, mais nous croyons qu’il fut heureux et qu’il s’associa d’une manière avantageuse avec son compagnon apprenti, après que le vieux Ramsay se fut retiré du commerce par suite du mariage de sa fille. Le célèbre antiquaire dont il a déjà été question, le docteur Dryasdust, possède une montre antique à cadran d’argent, dans le mécanisme de laquelle on trouve une corde de boyau de chat en guise de grande chaîne, et qui porte les noms de Vincent et de Tunstall.

Maître Lowestoffe ne manqua pas de soutenir son joyeux caractère en s’informant de John Christie et de dame Nelly ; mais il apprit avec une extrême surprise (et on peut même dire à son préjudice, puisqu’il avait parié dix livres sterling qu’il deviendrait l’ami de la maison) que la boutique était vendue, le fonds adjugé, et le propriétaire parti avec sa femme. L’idée générale était qu’ils avaient émigré dans un des nouveaux établissements de l’Amérique.

Ce fut avec bien des émotions diverses que lady Dalgarno reçut la nouvelle de la mort de son indigne époux ; son plus grand chagrin fut d’apprendre qu’il avait péri au milieu d’une action criminelle. Ce dernier malheur rendit sa tristesse habituelle plus profonde, et altéra tout à fait une santé qui avait déjà reçu tant de secousses. Étant rentrée en possession de ses biens par la mort de son mari, elle désira rendre justice à lord Glenvarloch, et traiter avec lui du remboursement de l’hypothèque. Mais le notaire, ayant eu peur des derniers événements, avait quitté la ville, et s’était caché ; il était impossible de savoir entre quelles mains les papiers avaient passé. Richard Moniplies gardait le silence ; les Templiers qui avaient été témoins de l’affaire se taisaient à sa requête, et l’on croyait généralement que le notaire avait emporté ces papiers importants. Nous pouvons remarquer ici que des craintes semblables à celles du notaire délivraient Londres pour toujours de la présence de dame Suddlechop, qui finit sa carrière dans la maison de correction d’Amsterdam.

Le vieux lord Huntinglen suivit avec un maintien ferme et un œil sec les funérailles de son fils, et peut-être la seule larme qu’il laissa tomber sur le cercueil fut-elle moins donnée au sort de l’individu qu’à la pensée de voir éteint le dernier rejeton mâle de son ancienne race.