Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXXII

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 196-198).

CHAPITRE LXXXII.


Comment Ulespiègle écorcha un chien qui avait mangé
avec lui, et donna sa peau en payement
à l’aubergiste.



Un jour Ulespiègle arriva dans une auberge dont l’hôtesse avait un beau petit chien qu’elle aimait beaucoup, et qu’elle tenait toujours sur ses genoux quand elle avait le temps. Ulespiègle s’assit près du feu, et se mit à boire à même sa canette. Or, l’hôtesse avait habitué son chien à ceci, que, lorsqu’elle buvait de la bière, elle lui en donnait dans une tasse pour qu’il en pût boire aussi. Comme Ulespiègle buvait, le chien était là qui le caressait, et qui finit par lui sauter à la gorge. Voyant cela, l’hôtesse lui dit : « Donnez-lui à boire dans une tasse ; voilà ce qu’il veut. – Volontiers, » lui dit Ulespiègle. L’hôtesse fit ce qu’elle avait à faire, et Ulespiègle continua à boire, donnant à boire au chien dans la tasse ; il lui donna aussi de ce qu’il mangeait, si bien que le chien, plein comme un œuf, s’étendit de tout son long devant le feu. Ulespiègle demanda alors à compter, et dit : « Chère hôtesse, si quelqu’un mangeait votre dîner et buvait votre bière, et n’avait pas d’argent, lui feriez-vous crédit ? » L’hôtesse ne se douta pas qu’il pensait au chien ; croyant qu’il s’agissait de lui-même, elle lui dit : « Monsieur l’hôte, on ne fait pas crédit ici ; il faut payer ou donner un gage. — J’en suis content pour ma part, dit Ulespiègle ; que les autres s’en tirent comme ils pourront. » L’hôtesse sortit, et quand Ulespiègle vit le moment propice, il prit le chien sous son manteau, l’emporta dans l’écurie et l’écorcha. Puis il rentra dans la salle et se remit auprès du feu, avec la peau du chien sous son manteau. Il appela l’hôtesse, et lui dit : « Comptons ! » L’hôtesse fit le compte, et Ulespiègle lui donna la moitié de l’argent. Alors l’hôtesse lui demanda qui devait payer l’autre moitié, alors qu’il avait bu la bière à lui tout seul. Ulespiègle dit : « Non, je ne l’ai pas bue tout seul ; j’avais un hôte avec moi ; il n’avait pas d’argent, mais il avait un bon gage ; il payera l’autre moitié. — Qu’est-ce que cet hôte ? dit l’hôtesse ; quel gage avez-vous ? — C’est, dit Ulespiègle, son meilleur habit qu’il avait sur lui. » Là-dessus, il tira de dessous son habit la peau du chien, et dit : « Voyez, l’hôtesse : voilà l’habit de l’hôte qui a bu avec moi. » L’hôtesse fut toute bouleversée, car elle vit bien que c’était la peau de son chien. Elle se mit en colère, et dit : « Que jamais bien ne t’arrive ! Pourquoi m’as-tu écorché mon chien ? » Et elle le maudissait. Ulespiègle lui dit : « L’hôtesse, vous avez beau jurer, c’est votre faute. Vous m’avez dit vous-même de donner à boire au chien. Je vous ai dit que l’hôte n’avait pas d’argent. Vous n’avez pas voulu lui faire crédit ; vous avez exigé de l’argent ou un gage. Comme il n’avait pas d’argent, et qu’il fallait que la bière fût payée, il a bien fallu qu’il donnât son habit en gage ; prenez-le pour la bière qu’il a bue. » L’hôtesse fut encore plus furieuse, et lui dit de sortir de chez elle et de n’y jamais revenir. Ulespiègle sella son cheval, monta dessus et partit en disant : « L’hôtesse, gardez le gage jusqu’à ce que j’aie reçu votre argent, et je reviendrai sans en être prié. Si alors je ne bois pas, je n’aurai rien à payer. »