Les Bains de mer/03

La bibliothèque libre.
Les Bains de mer
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 380-382).
◄  II


III.

LE BAL.


— « Non, ma mère, ce soir n’allons pas à la danse.
Je suis jeune et pourtant mûre pour la prudence.
Si mon frère était là, lui, mon ange gardien,
J’irais, j’irais danser : avec lui tout est bien.
— Ma fille, j’ai pour vous les plus fines dentelles,
Jamais riche à Pornic n’en porta de si belles.
Venez donc à ce bal, Odette, mon espoir :
Mes yeux dans votre éclat, mes yeux veulent vous voir. »
Elle dut obéir ; puis, à tout ce qui brille,
Pourquoi tenter les yeux et l’esprit d’une fille ?
Ajoutons que ce bal, le dernier de l’été,
Avec mille splendeurs, ce bal sera fêté :
Artifices, jongleurs. Un chanteur en vacances
Doit sur le piano soupirer ses romances.

La veille de ce jour, Gratien à son bord,
Cabotier de Paimboeuf près de quitter le port,
Lisait dans un billet sans nom : « Revenez vite !
Le mal qu’on voit en face est un mal qu’on évite. »
Aussitôt le marin vers Pornic voyageait,
L’âme et l’esprit troublés. Cependant chaque objet
Tout le long du chemin comme un ami l’accueille,
Sur sa tige la fleur et l’oiseau sous la feuille,
Si bien (comme à vingt ans ils savent s’enchanter !)
Qu’en mesurant ses pas il se prit à chanter :

« Marin, j’ai visité bien des terres, des îles,
Mais dans le nouveau monde et dans le monde ancien,
Je songeais à mon bourg parmi ces grandes villes ;
Admirant ces pays, je regrettais le mien.

Dans les temples dorés, lorsque, plein de surprise,
J’entrais, cherchant celui qu’il faut chercher partout,
Pourquoi rêver au saint de ma petite église,
Entre deux pots à fleur dans sa niche debout ?

Certe en ces beaux climats bien des filles sont belles ;
Mes regards les suivaient et j’étais ébloui :
 

« Cependant ta moitié, jeune homme, vit loin d’elles ? »
Me demandait mon cœur, et je répondais : « Oui. »

À ton chant de retour, marin, je veux moi-même
Unir un nouveau chant pour la terre que j’aime !

Le poète est heureux à qui le ciel donna
Un sol vierge et puissant que son cœur devina ;

Quand d’autres murmuraient : « Terre inculte et sauvage !
Moi, je t’aime, ai-je dit ; tu n’es point de notre âge.

Oui, ton charme indicible est dans cette âpreté,
Et tu lui dois ta force et ta douce fierté.

Aussi je chanterai dans mes rimes dernières
Et tes antiques mœurs et tes nobles chaumières.

Et mon œuvre sera. Du fond de mes taillis
Je pourrai m’écrier : Breton, j’eus un pays !…

Homère ne chantait que les fils de l’Hellade :
Un ami me l’a dit, et sa voix persuade.

Mais finis, Gratien, ta chanson de retour
Où la tristesse calme alterne avec l’amour.

— Soutenez-moi, Seigneur ! une heure, une heure encore,
Je verrai mes parens, mes amis, ma maison,
La Vierge que pour moi ma vieille mère implore :
Contre un bonheur si grand soutenez ma raison.

Hâtez-vous donc, mes pas ! que votre course est lente !
Plus léger est mon cœur. Allez, allez, mes pas !
Ceux dont je suis aimé déjà sont dans l’attente ;
Pour les bien embrasser ouvrez-vous, mes deux bras !

Que nul ne soit absent dans la chère famille.
Qu’au foyer je retrouve et le pain et l’honneur !
Si ce joyau du pauvre avec moins d’éclat brille,
Contre un malheur si grand soutenez-moi, Seigneur ! –

Mais tous ces noirs pensers, de nouveau son jeune âge
Devant lui les chassa : le parfum de la plage

L’enivrait ; dans le port il revoit son bateau ;
Soudain, près des dôl-men, sous les murs du château
Il passe comme un cerf sans détourner la tête,
Et baigné de sueur à sa porte il s’arrête.

Le logis est désert ! Reprenant son bâton,
Ami fidèle et sûr qu’il ramène au canton,
Par le bourg il s’en va pour chercher ceux qu’il aime,
Sur la grève, à l’auberge… Ardeur chez tous la même !
La poitrine battante et les cheveux au vent,
Vers vous, objets aimés, que j’ai couru souvent !

Sous des arbres lointains, le son d’une musique
L’attire : c’est le bal où la noblesse antique
Et tous les étrangers s’assemblent ; il accourt :
S’il a les pieds légers, Gratien n’est point sourd,
Car, sous l’ombrage, au cri d’une voix bien connue
Il s’élance d’un bond : « Ma sœur ! » A sa venue,
Cette enfant, jusque-là courageuse, pâlit
Et, remerciant Dieu, sur l’herbe défaillit.
Le bâton du marin et le jonc du jeune homme
Que son habit nankin dans le pays renomme
Sonnèrent : l’étranger fut brave et de bon ton,
Mais un jonc est flexible et dur est un bâton.

Partout qu’ils sont pressés les noirs semeurs d’alarmes !
Les vieux parens d’Odette étaient chez eux en larmes.
Gratien, à son bras tenant sa jeune sœur,
Entra dans la maison, les yeux pleins de douceur :
« Mon père, la voici. » Puis, de ses deux mains fortes,
Maître dans sa chaumière, il en ferma les portes.
Et, montrant une fleur : « Qu’elle est fraîche ! Dit-il
Cette fleur a vécu dans l’air seul du courtil. »


A.. BRIZEUX.

[[Catégorie: ]]