Les Bas-bleus/1

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Victor Palmé ; G. Lebrocquy (p. 1-12).

LES BAS-BLEUS AU XIXe SIÈCLE
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CHAPITRE PREMIER

Mme DE STAËL[1]


I


C’est incontestablement la première femme littéraire du XIXe siècle. La première, — par la date et par le talent — de ce temps, avant lequel il y eut bien des femmes qui écrivirent, mais où ce qu’on appelle le Bas-Bleuisme n’existait pas encore…

Aussi, quand ce livre de Weymar et Coppet, qui n’a, d’ailleurs, de supériorité d’aucun genre, parut, il y a quelques années, il n’en attira pas moins l’attention de la Critique parce qu’il parlait de Mme de Staël. Il était même mieux qu’un livre sur elle. Il avait la prétention d’être elle-même, — elle, — Mme de Staël.

Prétention vaine. Il ne l’était pas. Je ne sache rien de plus chétif et de plus pauvre que cette publication sans nouveauté, sans renseignement profond, sans aperçu, sans trace enfin de cette personnalité rayonnante qui fut Mme de Staël. Pas de doute, pourtant, que cette femme, aux relations immenses, et plus Européenne encore que Française, qui touchait aux plus hautes sociétés de son temps et dont l’esprit, tout le temps qu’elle vécut, ressembla à l’urne penchée et bouillonnante d’un fleuve, n’ait laissé derrière elle d’autres lettres que celles qui ont donné sa goutte de vie à ce maigre livre de Weymar et Coppet, mort-né, sans ces lettres !… Pourquoi donc, les autres, ne les publie-t-on pas ?…

Pourquoi Mme de Staël qui, comme Chateaubriand et Balzac, a bien droit à une publication d’ensemble de ses œuvres, est-elle, avec Bonald et Joubert, sur le point de manquer sur la place ? Depuis longtemps elle est livrée aux bêtes de Belgique. On a fait de ses œuvres de petites éditions ineptes, ignobles, honteuses, belges enfin (le mot dit tout), et en France, personne n’a songé à dessouiller son génie de ces porcheries qu’on a osé faire de ses œuvres, en prenant l’initiative d’une édition, digne de leur distinction et de leur beauté !

Non, ni un libraire ! ni personne ! Pour ne pas être tenté de revenir à la vie, quand on est mort, il suffirait de regarder à ses descendants. Les descendants de Mme de Staël sont assez indifférents à sa gloire pour ne pas penser à une édition, de devoir pour eux. Mais Mme de Staël a trop de grâce pour ces puritains !… Eh bien, c’est de cette édition, nécessaire et oubliée, que je voudrais donner l’idée aujourd’hui, en parlant de Mme de Staël, — de cette adorable et admirable femme, à laquelle la littérature féminine n’a rien à comparer dans aucun temps, et surtout dans celui-ci, où les femmes qui se mêlent d’écrire se donnent des airs d’homme si prodigieusement ridicules, que c’est à nous faire prendre des jupons, à nous autres… pour ne pas leur ressembler !



II


Or, c’est précisément cet odieux air d’homme que je veux ôter à Mme de Staël. Elle ne l’a jamais pris ; mais tout le monde, bête comme tout le monde, le lui a donné. Ç’a été le masque de son génie. Pour ses contemporains, comme tout à l’heure encore pour la plupart de nous, elle est ce qu’on s’est avisé d’appeler une femme-homme en littérature. Elle y fait tête d’homme, sous son turban, comme un Mameluk… C’est une espèce de grenadier bas-bleu des compagnies d’élite du Bas-Bleuisme littéraire. Voilà l’opinion qu’on a d’elle, même celle de lord Byron lui-même, qui eût raffolé de Mme de Staël s’il eût moins haï les Bas-Bleus !

En d’autres termes, c’est un génie viril reconnu que Mme de Staël, dans un corps de femme par trop mâle… tandis que c’était encore mieux que le contraire de cela, tandis que c’était un génie de femme — le génie le plus femme ! — dans un corps le plus femme aussi ! Regardez plutôt le portrait de Gérard ! La taille de ce portrait est forte, sous le camée de la ceinture ; mais dites si, malgré l’épaisseur de ce buste qui rappelle les statues antiques, ce n’est pas là une taille de femme, des épaules de femme, une opulente gorge de femme, de magnifiques bras de femme, et des yeux ! et une bouche ! et tout d’une femme et de la femme, en rondeur, en expression, en passion, en promesse ! Les contemporains de Mme de Staël qui n’entendaient pas grand’chose à la physiologie et qui avaient dans la tête le type de beauté dont Pauline Borghèse et Mme Récamier étaient l’idéal, n’ont rien compris à ces traits un peu gros, à ce large nez de lionne, à ces lèvres roulées plus amoureuses encore qu’éloquentes, aux orbes solaires de ces yeux, sincèrement ouverts jusqu’à l’âme, qui ont trempé tant de fois leurs feux dans les larmes, comme le soleil trempe les siens dans les mers ! Et ils ont osé dire qu’elle était laide, parce que être laide, c’était être plus homme et qu’il fallait qu’elle fût homme par là encore !

Mais pour les peintres et les sculpteurs, et les connaisseurs en beauté, elle ne l’était pas ! et rien ne pouvait diminuer ou voiler la femme en elle, car la femme déborde de tout l’ensemble vivant et robuste de Mme de Staël ! Elle n’a pas certainement la finesse, le profil caméen, la sveltesse de cou, l’élancement de tige de Pauline Borghèse ; mais il n’y a pas qu’une seule manière d’être femme, et Mme de Staël, même physiquement, l’était autant que femme puisse l’être… Quant à l’âme, cette vieille civilisée de la fin du xviiie siècle était aussi primitivement femme qu’Ève elle-même ! Elle l’était jusqu’aux ongles… qu’elle n’avait pas, car elle n’a jamais égratigné personne. La beauté d’âme de Mme de Staël est aussi pure que la beauté physique de Mme Récamier. Mme de Staël a sacré Mme Récamier, comme autrefois l’archevêque de Reims sacrait le Roi. Elle l’a sacrée non pas seulement reine de beauté — les hommes suffisaient pour ce sacre-là — mais elle l’a sacrée, comme une « ingénuité céleste, » et elle était, elle, en ingénuité, plus que l’égale de son amie, car l’ingénuité du génie (le plus grand ingénu que je sache) s’ajoutait à l’ingénuité de son âme… Femme d’esprit par-dessus le génie, qui manque d’esprit quelquefois, Mme de Staël, qui pouvait dialoguer avec Rivarol, n’a peut-être pas eu dans toute sa vie la cruauté d’une épigramme à se reprocher. Elle était, autant par la pensée que par le cœur, la bonté, la générosité et la pitié humaines infinies, la pitié jusque dans ses faiblesses ! Elle était plus encore… elle était la faiblesse, cette forte femme, la faiblesse contre la souffrance, contre la vie, contre elle-même, contre tout, et elle est même morte de cette faiblesse, tant elle était femme et n’était que femme, cette femme sur laquelle tout le monde s’est trompé, même Napoléon qui la crut à tort un Napoléon femelle, un bronze contre son bronze !… Si bronze qu’elle fût, en effet, par le bouillonnement, par le ruissellement, par l’ardeur, elle ne le fut qu’en fusion, mais elle ne froidit jamais assez pour devenir une dureté et offrir l’aspérité d’une résistance !

Et le livre de Weymar et Coppet l’atteste mieux que tout ce que nous savions déjà. Fait principalement avec des lettres de Mme de Staël, ce livre nous montre mieux la femme dans la négligence de tous les jours, que les œuvres de son génie, quoique dans les œuvres de son génie, on la voie cependant toujours, — Sirène au fond de sa fontaine ! Malheureusement beaucoup de ces lettres sont adressées à la duchesse de Saxe-Weymar, et comme toutes les lettres qu’on écrit à des princesses ou à des princes et qu’il faut colleter d’étiquettes ou embarrasser de révérences, elles ont perdu du naturel et de la profondeur que leur auteur pouvait y mettre. Nonobstant tout, l'âme qui se mêle à tout, comme elle l’a dit, s’y mêle encore, mais la brillante n’y est plus que la triste, et le génie, la fortune et la gloire ne peuvent plus réussir à la faire heureuse ! Son ruisseau de la rue du Bac, dont on a tant parlé, n’y suffirait pas ! Exilée, elle ne l’est pas que par Napoléon. Elle l’est de Dieu aussi. C’est l’âme d’une femme dépaysée dans la vie. En ces lettres, elle a des touches à peine appuyées et profondes. Moins elle appuie même et plus elles sont profondes… Et ces touches ne résonnent pas que l’exil ! Pour la première fois, on soupçonne la femme faible qu’elle fut en tout, cette femme éblouissante de génie, qui fut, au fond, aussi faible que Valmore, et qu’on y voit, en pleine maturité, de sa faiblesse divine, mourir !


III


Écrit par une femme, aveuglée par le talent et la renommée de Mme de Staël, et n’ayant peut-être pas exactement conscience de ce qu’elle écrivait, ce livre de Weymar et Coppet, qui aurait dû être un coup de pied dans le ventre à l’opinion déjà faite sur Mme de Staël, a glissé sur cette opinion et l’a à peine effleurée. Mme de Staël, l’hommasse Mme de Staël (on l’a profanée de ce mot) est restée pour la plupart, intellectuellement, un homme tout à fait, et presque un grand homme, — et l’un n’est pas plus vrai que l’autre. Elle n’est qu’une femme par là non plus, — une admirable femme si vous voulez, mais une femme, — et c’est là tout.

Mais ce n’est pas rien. C’est en effet, pour ceux qui ne se payent pas de mots et d’apparences, le génie le plus femme qui ait jamais peut-être existé. C’est un génie éminemment sensible et expressif. Je crois que je pourrais écrire : le génie même de l’Expression. Quant aux facultés de domination absolue, de certitude et de sécurité qui distinguent l’homme de génie, elle n’en a pas une seule… et on peut le prouver. Elle a fait plusieurs espèces de livres, soit des romans, comme Delphine et Corinne, soit des livres d’histoire et de politique, comme les Considérations sur la Révolution française, soit de philosophie morale, comme l’Influence des passions, soit de critique littéraire, mêlée de philosophie et de métaphysique, comme l’Allemagne ; et dans tous ces divers ouvrages, on trouve une écrivain d’un prodigieux talent. Mais dans ses romans, elle se raconte elle-même : elle est sa Corinne ou sa Delphine, l’une après l’autre ; mais en histoire et en politique, elle n’a guère que l’opinion des hommes qu’elle aime, ou son père, ou Benjamin Constant, ou Narbonne, ou tout autre, et elle dit même quelque part que la femme, dont elle juge d’ailleurs très-bien la destinée, ne doit pas avoir d’autre opinion que celle-là ! mais en philosophie morale, la question du bonheur individuel est toute la question pour elle ! mais en métaphysique et dans la critique littéraire, elle manque de principes arrêtés, du haut desquels on regarde les choses ; elle ne sait juger définitivement ni les œuvres, ni les systèmes. Elle ne sait que les caresser ! La fixité, le solide établissement de l’esprit dans une idée première, l’impersonnalité, la vigueur objective, la rigueur dans la déduction, toutes ces choses de l’homme, quand l’homme a du génie, Mme de Staël ne les connaît pas ! Seulement, comme elle est très-supérieure, à sa manière, elle fait aisément illusion sur ce qu’elle n’a pas, avec ce qu’elle a. Et voilà comment on y est pris ! Or, voulez-vous compter ce qu’elle a ? Voulez-vous ouvrir l’écrin de ce génie-femme ? Et bien ! voici donc ce qu’elle a. Elle a la force irrésistible de l’émotion et de l’expression, sans laquelle il n’y a point de grands artistes. Elle a le mouvement des idées, mais à la condition, je l’ai déjà indiqué, qu’un autre qu’elle en sera le moteur. Comme l’univers a besoin de la chiquenaude de Dieu pour se mettre en branle. Mme de Staël a aussi besoin de la chiquenaude de quelqu’un. Elle a l’aperçu, l’aperçu ingénieux et profond qui tient à cette finesse dont on peut dire : Ton nom est femme ! autant que qu’on peut le dire à la fragilité ! Elle a la distinction qui touche à l’originalité comme la grâce touche à la force ! un style plein de couleur et de mélodie, et le mot, plus rare que le style, qui le diamante et le couronne, le mot qu’elle recherche et qu’elle aime, la parure de sa phrase de femme, aux mêmes contours qu’elle, mais qui n’a ni les attaches, ni les articulations, ni les manières de marcher, animalement puissantes, de la phrase des hommes de génie. Et de fait, si vous comparez à la sienne la phrase léonine de Buffon, par exemple, ou l’herculéenne de Bossuet, vous en sentirez la différence. Vous sentirez que, malgré tout, elle est du petit sexe, Mme de Staël.

Oui, elle en est, mais avec les qualités que je viens d’énumérer et qu’elle a dans une proportion et une idéalité incomparables, et comme nulle autre femme ne les eut jamais dans la langue qu’elle parla et qu’elle écrivit. Quelle femme, en effet, dans la littérature française, pourrait être mise impunément à côté de Mme de Staël ?… Toutes auprès d’elles paraîtraient si inférieures et si minces, que c’est là peut-être la meilleure raison à donner de l’effet qu’elle produit d’être un homme, quand elle ne l’est pas ! Aucune n’a remué plus de choses, dans une sphère plus étendue et plus précise, que Mme de Staël. Les femmes nées presque toutes pour le récit, quand elles sont littéraires, peuvent raconter avec beaucoup de charme, depuis celles qui font des contes aux enfants jusqu’à celles qui en font aux hommes. Mais à part ces narrations charmantes, toujours plus ou moins personnelles, et qui vont, par exemple, des Lettres de Mme de Sévigné jusqu’aux Memoranda d’Eugénie de Guérin, les femmes ne s’agitent pas dans un grand horizon d’idées. Leur génie est sédentaire comme leur personne. Et cela est si vrai, que, pour la sphère et la plénitude de ses œuvres, il n’y a parmi nous que Mme Sand, dont l’opinion veut aussi faire intellectuellement un homme, qui puisse, pour l’instant, être dressée à côté de Mme de Staël. Seulement essayez de l’y mettre, et vous allez voir ce qu’elle va devenir !

Mme Sand, qui n’est pas plus un homme que Mme de Staël, qui n’a pas plus de principes premiers, pas plus de métaphysique prépondérante que Mme de Staël, n’a pas l’esprit critique, même dans la mesure où il est en Mme de Staël. Elle n’a pas, à défaut du discernement qui lui manque, ce que j’appelle la caresse des œuvres que Mme de Staël rend plus belles, en les caressant. Ce n’est pas Mme Sand qui jamais nous aurait fait croire au génie absolu de Gœthe, sur lequel Henri Heine, qui l’adora, a fini par marcher et cracher comme le matelot de Candide sur le crucifix au Japon, et sur lequel d’autres marcheront, après Heine. Ce n’est pas Mme Sand qui nous aurait fait accepter, avec ce talent qui est une magie, tous les écrivains de l’Allemagne sur le pied des plus hautes puissances intellectuelles, et nous les eût fait avaler, à nous autres railleurs français, comme des hosties consacrées, alors que la plupart d’entre eux n’étaient guère que des pains à cacheter ! Il fallait pour cela une charmeuse comme Mme de Staël. Ce don merveilleux de fascination critique, Mme Sand ne s’en doute même pas !

D’initiative dans les idées, Mme Sand n’en a pas plus, d’ailleurs, que Mme de Staël et que toutes les femmes ; car on fait, pour qu’elles en aient, des idées aux femmes comme on leur fait des enfants ! Mais Mme Sand n’a pas comme Mme de Staël l’aperçu et le mot qui se fixe dans la pensée comme une épingle de diamant. Que si parfois elle a de la couleur pour paysage, prise aux deux palettes de Chateaubriand et de Rousseau, elle n’a point le coloris des idées, si ravissant dans Mme de Staël ! Elle n’a ni la distinction patricienne de celle qui écrivit Delphine, ni le sentiment virginalement poétique qui créa Lucile Edgermond, ni la grâce, la grâce aérienne qui est partout dans Mme de Staël et qui, dans le génie des femmes, est encore le meilleur caractère du génie ! Le sien, à Mme Sand, est plus épais, plus bourgeois, plus prosaïque, et si la passion l’a soulevé parfois, ce n’a été ni bien haut ni bien longtemps… ni surtout bien droit !… Voilà pour l’écrivain en face de l’écrivain ! Mais si, au lieu du génie momentané de l’écrivain, nous touchions à son génie de toujours, à ce génie qui doit s’infuser, quand on en a, dans toutes les minutes de la vie, si nous mettions enfin la morne et silencieuse fumeuse de cigarettes vis-à-vis de cette éternellement éloquente, dont aucune fumée n’a terni la lèvre éclatante, de ce Rivarol-femme, de cette Mirabeau douce…, est-ce que Mme Sand, rapetissée par le contraste, ne disparaîtrait pas du coup ?


IV


Ah ! la femme dans Mme de Staël, la femme qu’on voulait chasser de son génie et que j’y ramène et que je voudrais y faire pour toujours retrouver… Certes, oui, je l’aimerais et l’admirerais bien moins, si elle était plus homme ! car elle serait moins dans la vérité de son sexe, de sa nature, de la société. Elle serait moins dans l’ordre absolu de toute vérité. Si elle avait le malheur d’être plus homme, elle aurait quelque chose de transgressé dans la loi, de faux dans l’harmonie, de difforme dans l’organisation.

Une femme-homme, c’est presque monstrueux ! Mme de Staël, à qui des critiques aveugles ont voulu imposer cette monstruosité et fait croire, par là, à toutes les femmes bas-bleus qui se sont coupé un jupon dans la queue de sa robe, qu’elles pourraient à volonté être des hommes par le cerveau, aussi bien que nous, Mme de Staël, uniquement femme en ses facultés intellectuelles, le fut encore dans l’emploi qu’elle en fit et les sujets auxquels elle les appliqua. Quelqu’un qui, sans savoir que ses livres sont d’elle, les ouvrirait au hasard, y reconnaîtrait, à toute ligne, l’âme d’une femme, la pensée d’une femme ; et même, dans les plus passionnés, dans ceux-là que des moralistes sévères ont trouvés presque coupables, il y a cependant un accent de pureté, de sincérité et de tendresse, d’amour pour tous les sacrifices, de respect pour tous les enthousiasmes, qui révèle bien toute la femme qu’elle fut. Cette femme, qui ne crut jamais à l’orgueilleuse indépendance de la femme, a fait dans ses livres la plus belle apothéose qu’il y ait de la fidélité conjugale et du mariage. Sa Corinne n’est pas une adultère. Sa Delphine non plus. Delphine et Corinne sont des femmes, de faibles femmes, divines de faiblesse, comme leur auteur. Elles sentent le besoin d’appui, et ne se révoltent point contre la supériorité de l’homme qu’elles aiment, au nom de la leur qu’elles aiment encore davantage. Elles ne titanisent pas. La femme, pour être plus femme chez Mme de Staël est chrétienne. Protestante de naissance, comme on sait, mais catholique d’âme et d’imagination comme les femmes bien faites, comme cet autre talent-femme, Mme de Gasparin, égarée dans le protestantisme et digne d’être de la religion de sainte Thérèse par son amour de Jésus-Christ, Mme de Staël a senti de plus en plus monter sur les ruines d’une vie si vite écroulée, la flamme d’or du sentiment religieux ! Par là, elle diffère encore de Mme Sand que nous lui avons comparée, et qui, pour faire mieux l’homme peut-être, a éteint en elle le christianisme, renversé l’autel du mariage et de la mort, et imprimé à son talent cette horrible grimace philosophique qui le défigure et qui a fini par le rendre affreux !

Eh bien ! c’est cette Mme de Staël, restituée à la vérité de sa nature par un éditeur qui serait capable de la comprendre et de l’expliquer, que je voudrais voir revenir en pleine lumière, dans quelque splendide édition, où nous trouverions de ces lettres qui, comme plusieurs de celles de Weymar et Coppet, mais en trop petit nombre, éclairent le génie par la vie — comme les neiges tombées éclairent le ciel par en dessous ! C’est cette Mme de Staël, la vraie et non plus l’inventée, dont je ne voudrais pas seulement que les œuvres intellectuelles, mais la vie intime, les noblesses, les vertus, les dévouements et les fautes, car elle commit des fautes, sans nul doute, puisqu’elle avait les passions qui font le génie, — c’est cette Mme de Staël qu’il faudrait montrer, non plus dans les prétentions d’une vanité qu’elle n’eut jamais, mais dans sa toute-puissante faiblesse de femme, aux femmes qui se trompent si grossièrement sur leurs facultés et leur destinée ! Oui, c’est la faible qu’il faudrait montrer, la faible qui par ses prières, sauva Norvins de l’échafaud ; la faible qui, ne croyant plus à l’amour, épousa Rocca par pitié ; la faible qui, dans un temps de luttes mortelles et de partis acharnés, resta les bras étendus entre les partis, comme la Sabine du tableau de David, entre les Romains et les Sabins, et qui les a toujours gardés étendus, dans cette intervention sublime, sans qu’elle ait senti fléchir jamais, un seul moment, ses bras lassés ! C’est la femme enfin qu’il faudrait montrer, parce qu’on l’a trop cachée, dans tout ce qui fut la tête, le cœur, la personne entière de Mme  de Staël ! Et quel meilleur exemple à donner, du reste, aux insolences des femmes de ce temps, qui se croient des forces et qui, mettant des talons à leurs amours-propres comme elles en mettent à leurs bottines, veulent se jucher jusqu’au front des hommes, et les égaler en hauteur !






  1. Weymar et Coppet. — Par l’auteur des Souvenirs de Madame Récamier. — Chez Lévy.