Les Bas-bleus/Introduction

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Victor Palmé ; G. Lebrocquy (p. vi-xviii).


INTRODUCTION



DU BAS-BLEUISME CONTEMPORAIN

I


Ce n’est ni une inconséquence ni même une diversion, comme on pourrait le croire, que d’introduire dans un livre de critique intitulé : Les Œuvres et les Hommes au XIXe siècle, la série des femmes qui écrivent, car les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont des hommes, — du moins de prétention, — et manqués ! Ce sont des Bas-bleus. Bas-bleu est masculin. Les Bas-bleus ont, plus ou moins, donné la démission de leur sexe. Même leur vanité n’est plus celle de la femme… Du fond de la vanité, très-souvent jolie de la femme, il leur en a poussé une autre qui a dévoré la première et qui est affreuse comme l’orgueil impuissant. Les Bas-bleus (Blue stockings), ainsi nommés, à Londres, du temps de Pope, pour dire des femmes qui, de préoccupation intellectuelle, en étaient arrivées à ne plus faire leur toilette et qui portaient des bas comme tous les cuistres d’Angleterre, sont restés imperturbablement ce qu’ils étaient, du temps de Pope. La première punition de ces jalouses du génie des hommes a été de perdre le leur, — le génie de la mise, cette poésie d’elles-mêmes, dont elles sont tout ensemble le poëme et poëte. La seconde a été de n’avoir plus le moindre droit aux ménagements respectueux qu’on doit à la femme… Vous entendez, Mesdames ? Quand on a osé se faire amazone, on ne doit pas craindre les massacres sur le Thermodon.


II

Nés, d’appellation, en Angleterre, les Bas-bleus sont de tous les pays. Pour qu’il en naisse un quelque part ; il ne faut qu’une plume, une écritoire et un faux orgueil. En France, où ils se sont multipliés d’une manière si prodigieuse, qu’on peut croire que leur nombre l’emporte sur celui de tous les autres pays de l’Europe, en France, pays salique, encore plus de mœurs que de monarchie, et où le mot de littératrice n’était pas français, les Bas-bleus, avant ces derniers temps, n’existaient presque pas. Quand on en trouve un, comme Mlle Scudéry, par exemple, on s’arrête surpris de ce vilain phénomène dans le pays de la Légèreté et de la Grâce. Il ne faut pas s’y méprendre : les femmes du salon bleu de l’hôtel de Rambouillet n’étaient pas des Bas-bleus. C’étaient des Précieuses d’une insupportable manière d’être, que le bon sens de Molière traita, dans la pièce de leur nom, comme les porteurs de Mascarille le traitent, avec les bâtons de leur chaise. Elles touchèrent au bas-bleuisme, mais leurs bas restèrent toujours de soie, blanche ou rose…

D’un autre côté, qu’une femme comme Mme de Sévigné écrivît, si elle le pouvait, de charmants commérages à sa fille, ou comme Mme d’Aulnoy, des contes délicieux pour des enfants, ce n’étaient pas là non plus des Bas-bleus encore. Le Bas-bleu, c’est la femme littéraire. C’est la femme qui fait métier et marchandise de littérature. C’est la femme qui se croit cerveau d’homme et demande sa part dans la publicité et dans la gloire. Or, cette espèce est très-moderne en France et il a fallu les transformations successives par lesquelles nous sommes passés depuis la Révolution française, pour que des femmes qui n’étaient ni bossues, ni laides, ni bréhaignes, eussent l’idée de se mettre en équation avec l’homme, et que les hommes, devenus aussi femmes qu’elles, eussent la bassesse de le souffrir.

Car ils l’ont souffert, — et ils ont fait pis : ils l’ont accepté. Ils ont cru légitime la prétention de la femme en matière d’égalité cérébrale avec l’homme ; et, si philosophiquement, ils ont reculé devant la thèse elle-même et l’absolu des termes sur lesquels elle s’appuie, la plupart, dans la pratique, ont parlé comme s’ils l’admettaient, même ceux qui devaient s’y connaître, les brasseurs de choses intellectuelles, les gens qui, par métier, font observation d’esprit humain. Comptez combien il y a, en ce moment, de critiques en France qui n’aient déclaré sérieusement que Mme Sand est un génie ! Le méprisant Chateaubriand lui-même, qui a fini dans le mépris de tout, comme on finit à la Trappe, a eu la faiblesse de cette flatterie.

D’ailleurs il n’y a pas que la lâcheté des hommes vis-à-vis des femmes dans l’ambition qu’elles montrent aujourd’hui. Il y a un monde d’autres choses ; mais comptez en premier l’influence du principe qui commande au siècle, et qui, comme tout principe, doit se vider, un jour ou l’autre, intégralement de tout ce qu’il contient. Rudement mais nettement posé par la Révolution française, et toujours frémissant dans les limites entre lesquelles Napoléon, qui savait l’indomptabilité du monstre, l’enferma, le principe de l’Égalité sautera, dans un temps donné, ses barrières. L’Égalité civile et politique n’est qu’une égalité relative, une part faite à qui veut tout prendre, car les principes sont absolus. En ce moment du siècle, il roule dans les esprits, qui en tressaillent, l’idée d’une égalité bien autrement profonde que cette égalité chétive ; et les femmes qui, en Gaule, passaient pour prophétesses, la pressentent et pour leur compte, la provoquent, en la demandant.

Et ce n’est pas d’hier qu’elles l’ont demandée. Ce n’est pas d’hier que l’idée d’égalité, en dehors du Code, s’est mise à poindre dans tous les horizons ; puis, par degrés, à insolemment rayonner. Bien avant ce célèbre club des femmes, organisé en 1848, et si ridiculement fameux ; bien avant les publications de Mme Olympe Audouard, qui demande même des droits politiques, Mme Audouard, la plus avancée des révolutionnaires féminines ; la Marat couleur de rose du parti, et que je ne tuerais pas dans sa baignoire ; bien avant toutes ces tentatives animées dont ont pu rire quelques esprits aristophanesques, quelques attardés dans leur temps, qui ont encore dans le ventre de l’ancien esprit français, car nous portons malgré nous en nos veines quelque chose des mœurs de nos pères, l’idée d’égalité, qui pénètre tout, avait pénétré la perméable substance de l’esprit des femmes, et traversé, sans grande peine, la pulpe de pêche de ces cerveaux.

Mme de Staël qui commence le siècle, Mme de Staël qui avait pour Napoléon une haine de femme dédaignée, et qui, naïvement, se croyait, en femme, ce que l’Empereur était, en homme, Mme de Staël avait devancé et deviné Saint-Simon avec son pape et sa papesse égalitaires… Quoique mort sans papesse, en effet, le saint-simonisme en marqua la place dans sa hiérarchie ; et par cela seul qu’il la marqua, il fut tout de suite et il est resté une des causes les plus actives du remue-ménage qui s’est produit dans l’esprit et la vanité des femmes de ce temps, enragé de tous les genres d’émancipation. Ce qui n’avait été qu’à l’état de haute aspiration personnelle, dans Mme de Staël, prit tout à coup, sous l’action du saint-simonisme, l’impérieuse généralité et la décision incisive du dogme.

À deux ou trois ans de la prédication saint-simonienne, parurent les premiers romans de Mme Sand qui firent tant de bruit et trouvèrent tant de feuilletonistes à leur service, évidemment parce que l’auteur était femme et femme en rupture de ban du mariage, un inappréciable avantage en France, ce pays de mauvais sujets ! Ces romans n’étaient point, comme on eût pu le supposer, de simples plaidoyers en faveur des désordres d’une vie effrénée, mais une attaque directe et à fond contre l’inégalité matrimoniale, assez mal commode pour l’adultère. En posant la thèse de l’Égalité entre les époux, implicitement, du même coup, Mme Sand appelait toutes les autres égalités.

Et les femmes ne s’y trompèrent pas. Elles l’en récompensèrent, en la prenant pour une preuve éclatante des idées qu’elle avait exprimées ou fait naître, et en disant aux hommes, à qui elles montrèrent ce qu’elles croyaient des chefs-d’œuvre, les pauvres diablesses : « Vous voyez bien que nous valons autant que vous ! » Et les hommes se laissèrent donner cette claque, d’une joue soumise, et furent heureux, quand ils la reçurent, comme Figaro quand il reçut celles de Suzanne ; mais Figaro avait pour excuse qu’il était amoureux. Ce jour-là, les femmes prirent, dans le monde de la publicité, une position et un pied qu’elles n’y avaient jamais pris. Elles n’avaient jamais été que des êtres charmants, parfaitement femmes et c’était là leur charme, et voilà qu’elles ne voulurent plus l’être. Elles en eurent honte comme d’une faiblesse. Elles ne voulurent plus être la vigne qui enivre et s’appuie, comme dit le moraliste, et qui n’enivre que parce qu’elle s’appuie…

Elles répudièrent toute dépendance, celle de l’amant après celle du mari. Elles tendirent à devenir dans la réalité la femme libre, que le saint-simonisme avait révélée ; car des romans passionnés popularisent une idée et la font passer plus vite dans les idées et dans les mœurs que la plus crâne et la plus cambrée des théories. Ces Erygones, enivrées d’elles-mêmes, crurent pouvoir faire par elles-mêmes (fare da se) comme l’Italie et elles le firent…comme l’Italie. Dans cette transformation de la femme, la jeune fille, qui est son expression la plus naïve et la plus vraie, disparut. C’est maintenant une espèce perdue. À présent, les jeunes filles ne sont plus que les petits êtres personnels et raisonneurs dont les comédies de M. Dumas fils sont l’exacte photographie.

Ce fut à dater des romans de Mme Sand qu’on vit pulluler toutes sortes de livres en prose et en vers, écrits par des plumes féminines sur l’inégalité des conditions entre l’homme et la femme, et que le bas-bleu apparut, — le véritable bas-bleu, bien autrement foncé qu’en Angleterre, où le mariage, — une sauvegarde contre le bas-bleuisme, — est resté en honneur et où le mari s’appelle Lord encore… Comme il est beaucoup plus aisé de changer d’habit que de sexe, jamais, autant qu’en ce temps-là, on ne vit plus de femmes en habit d’homme, comme l’avait fait Mme George Sand, dont la redingote de velours noir, illustrée par Calamata, fut célèbre et qui s’appela longtemps George Sand tout court (le voyou comme elle le disait elle-même dans ses Lettres d’un Voyageur) ; George Sand qui devait redevenir Mme Sand et presque Mme Dudevant dans sa vieillesse, — quand le terrible coup de locomotive de la vieillesse passe sur toutes les prétentions et les raffle, et qu’on acquiert la preuve alors qu’on n’était, de toute éternité, qu’une femme et que l’homme qu’on croyait faire n’a jamais dépassé le gamin !

Dans la lueur cruelle du bon sens de la dernière heure, Mme Sand l’aura-t-elle compris ? Mais qu’elle l’ait compris ou non, peu importe, du reste ! Les idées répandues dans ses livres ou qui en découlent, ne continuent pas moins de s’infiltrer dans tous les esprits, — et comme l’huile, dont le temps grandit toujours la tache, à envahir de plus en plus nos mœurs. Les gouvernements eux-mêmes qui se croient à la tête des mœurs, lorsqu’ils se traînent à leur queue, se laissent gagner et pénétrer par la tache d’huile aussi mollement que l’opinion. Dernièrement, n’avons-nous pas vu une femme d’un talent secondaire, décorée, comme un homme, reconnu grand artiste, ne l’est souvent pas ?… Sans doute puisqu’on voulait refaire, en la féminisant, la scène légendaire de Charles-Quint dans l’atelier du Titien, et qu’une Mme Titien manquait, on pouvait prendre Mlle Rosa Bonheur tout aussi bien qu’une autre.

Ce n’est pas un crime de ne prendre que ce qu’on a. Mais en la décorant comme un homme, c’était une manière d’accepter l’idée qui court dans tous les esprits, cette rue ! qu’il n’est réellement aucun obstacle dans l’organisation de la femme à ce qu’il y ait des mesdames Titien, des mesdames Michel-Ange, des mesdames Shakespeare, à partir du jour où la tyrannique éducation que les hommes imposent aux femmes ne l’empêchera plus !!!

Certes ! nous verrons bien, — comme dit le Misanthrope, — mais toute expérience peut être longue ! Mais en attendant que nous ayons vu, la prétention subsiste, la prétention au génie, cette immense virilité ! Mais en attendant les éblouissantes acquisitions des temps futurs, le bas-bleu médiocre, vaniteux et impudent, fleurit et s’étale, comme jamais il n’avait fleuri, comme il ne s’était jamais étalé ! Jusque-là, il s’était contenté de se cantonner dans quelque coin de livre ou de théâtre, mais le livre, c’était encore trop pudibond et trop mystérieux. Le théâtre même ne donnait pas le succès à visage assez nu, et il lui a fallu des chaires ! D’étranges professoresses (car le bas-bleuisme bouleverse la langue comme il bouleverse le bon sens) se sont mises à faire solennellement des conférences et ont pu trouver des publics. Les hommes qui aiment le plus la plaisanterie y sont allés, non pour y rire, non pour y siffler… même avec une flûte, mais sérieusement ! mais comme à un enseignement possible !

L’américanisme qui nous ronge et qui doit très-justement nous dévorer (et de fait, le principe de la démocratie accepté, les Américains étant de plus grands démocrates que nous, doivent être nos maîtres), l’américanisme que nous affectons nous a fait nous tenir tranquilles à cette exhibition… antifrançaise. En Amérique, qui ne le sait ? le bas-bleuisme a dernièrement poussé un jet formidable. Le bas-bleu s’y est transformé en blouse bleue. On y a souffert que les femmes y fissent l’homme tant qu’elles ont voulu. Les Américains les ont regardées comme le bœuf regarde la grenouille, quand la grenouille veut faire le bœuf. Soit logique, soit indifférence, ces égalitaires dédaigneux, grossiers, occupés, acharnés aux affaires, ont laissé les femmes invoquer pour leur sexe le bénéfice de l’égalité avec eux, et même le leur ont laissé prendre. Et ce n’a pas été assez encore.

Une fois en cet heureux train d’ambition et de conquête, les Américaines ont exigé davantage. De récentes publications nous ont appris que, maintenant, c’est la supériorité absolue qu’elles réclament. Il ne s’agit plus d’émancipation, mais de domination. Le mot d’ordre est lancé. Il faut chasser l’homme de partout. « Nous voulons le pouvoir, — disent-elles aux hommes, — comme meilleures, plus intelligentes et plus parfaites que vous. » Est-ce assez net ?… Et elles publient des livres pour le prouver ; des livres curieux de physiologie, d’histoire et de théologie, dans lesquels, toujours protestantes, elles interprètent la Bible dans le sens de leurs idées, culbutent la Genèse, démontrent que la chute d’Adam est la gloire d’Ève, à qui le serpent parla de préférence à l’homme, parce qu’elle était la plus spirituelle des deux. Elles tiennent pour Swedenborg, par l’unique et péremptoire raison que Swedenborg a révélé, le premier, des Anges femelles. Comme on le voit, les bas-bleus américains ont de l’avance sur les bas-bleus français, mais en vanité, tout bas-bleu est une botte de sept lieues, et nous pourrons les rattraper !

Seulement le résultat de la chose, si elle arrivait, ne serait pas le même en France qu’en Amérique. En Amérique où l’homme est tout muscle et tout calcul, l’influence exagérée ou prépondérante de la femme ne peut avoir la même portée que chez un peuple d’imagination et de nerfs. Nous, depuis que nous existons, nous avons toujours été un peuple à femmes, et nous ne nous arracherons que bien difficilement la fibre sur laquelle la femme a tant joué ! Ajoutez à ce tempérament de la race, développé pendant des siècles par toutes les habitudes sociales, le sentimentalisme imbécile de la vieillesse dans lequel s’effondrent les peuples autant que les individus. Le phénomène de la servante-maîtresse, si commun chez les vieux galants ; chez les dons Juans les plus superbes, les plus durs à la femme dans leur jeunesse, lorsque l’âge les a suffisamment attendris, peut se produire aussi chez les nations, et il semble que nous y touchions, à ce phénomène.

En effet le genre d’influence que la femme exerçait en France et en Europe, aux temps chevaleresques de leur double histoire, n’est plus, et toute trace en est effacée ; mais elle a été remplacée par une autre, moins généreuse et plus grossière, — et cette autre espèce d’influence tend à devenir un empire, — le Bas-Empire d’un temps où les Monarchies ne tombent plus en quenouille, mais les Mœurs, — si on peut dire de quelque chose « tomber en quenouille » alors que les femmes n’en veulent plus ! Il est, dans l’histoire de l’humanité, des époques de véritable hermaphrodisme social, où l’homme s’effémine et la femme s’hommasse, et quand ces fusions contre nature se produisent, c’est toujours, pour que l’ordre soit troublé davantage, la femelle qui absorbe le mâle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus là ni mâle ni femelle, mais on ne sait plus quelle substance neutre, pâtée à vainqueur pour le premier peuple qui voudra se l’assimiler !

Serions-nous donc arrivés à ce degré d’effémination suprême, qui précède la disparition d’un peuple ou d’une race ?… Toujours est-il qu’on le dirait. Toujours est-il qu’à l’heure qu’il est, dans tout ordre de faits, l’élément mâle se laisse absorber par l’élément femelle et que l’homme se prête à cet immense ridicule ! Même l’observation, quand il s’agit de femmes, n’ose plus maintenant être cruelle. L’âpre Chamfort, s’il revenait, n’écrirait plus que la femme a de moins que l’homme un tiroir dans la tête et une fibre de plus dans le cœur. Il conviendrait toujours de la fibre de plus ; mais le tiroir qu’il a nié, il l’ouvrirait, si même il n’en trouvait pas deux. Parmi les moralistes contemporains, aucun n’a eu le courage de s’inscrire en faux contre la tendance de tout le monde et de rabattre les ambitions féminines…, aucun, excepté Proudhon, le rude casseur de pierres, qui est traité d’esprit grossier, depuis ce temps-là ! Enfin, jusqu’en religion, la sphère impénétrable, l’influence de la femme a, par je ne sais quels invisibles pores, pénétré…

Des esprits hardis ont irrévérencieusement écrit que présentement la Vierge primait Jésus-Christ. Impiété à part, ils ont vu clair ; et par cette audacieuse parole, la tendance universelle a été montrée dans sa dernière profondeur.


III

Tels les faits, les faits actuels, — irrévocables, je n’en sais rien, mais certains, patents, indiscutables. Quand on les a montrés et racontés, il ne reste plus à demander si ces faits engendrés par les causes que nous avons dites, sont bons ou mauvais en eux-mêmes ; légitimes ou illégitimes, le développement naturel des choses humaines ou une de ces distorsions que l’homme, avec son libre arbitre, peut leur imprimer… En d’autres termes, le bas-bleuisme, — si on entend par là et on ne peut entendre par là que l’égalité entre l’homme et la femme qui a le droit de s’attester au même titre que l’homme et dans des œuvres semblables à celles de l’homme, — le bas-bleuisme est-il une vérité ou un mensonge, un cri du talent opprimé ou une prétention de la vanité ; une illusion et un désordre ?

Physiologiquement, métaphysiquement, socialement, a-t-il le droit de se produire et d’exister ? Physiologiquement, métaphysiquement et socialement, trois choses unies et dépendantes, la femme est-elle conformée de manière à faire dans toutes les sphères de l’activité humaine, identiquement ce que fait l’homme ; et comme il ne s’agit ici que de littérature et d’art, est-elle d’organes, de cerveau, et même de main, lorsqu’il s’agit d’art, capable des mêmes œuvres que l’homme, quand l’homme est supérieur ? Car, si la femme n’est égale à l’homme que quand il est médiocre, nous avons bien assez comme cela de médiocrités dans le monde, et ce n’est pas la peine de les augmenter !

Voilà la question ; et l’accent de ces pages aura déjà dit que, pour nous, elle est résolue. Pour notre compte, nous ne croyons nullement à l’égalité spirituelle de l’homme et de la femme, telle que le bas-bleuisme la suppose et la pose. Pour nous, il y a identiquement les mêmes différences de l’homme à la femme, dans son esprit que dans son corps. Or, s’ils sont différents, c’est évidemment pour faire des choses différentes et différence implique hiérarchie. L’ordre n’est qu’à ce prix. Ordinairement les femmes sont enchantées, quand on exprime sur elles des opinions impertinentes ; quand, en conversation, par exemple, on essaye de leur couper la tête avec ce vieux sabre turc qui ne coupe plus : « il faut avoir sur les femmes les opinions de l’Asie, » ou encore quand on parle de ce fameux concile qui n’a jamais existé, où l’on décréta « que les femmes n’avaient pas d’âme. »

Elles sont heureuses d’avoir à répondre à ces vieilles bêtises traditionnelles qui ne font pas que de courir les rues, mais qui y bâtissent des maisons… Pour elles, c’est l’occasion de thèses faciles et infinies dans lesquelles elles frétillent comme le poisson dans l’eau. Il ne s’agit nullement de faire aux femmes, qui aiment tant à être victimes, parce qu’elles savent que c’est la meilleure manière d’être bourreau, le plaisir de leur refuser tout ; mais simplement de reconnaître exactement, — en le déterminant, — ce qu’elles ont, et ce qu’on ne veut pas, certes ! leur ôter. Or ce qu’elles ont, ce sont des facultés quelquefois exquises et relativement puissantes mais des facultés de l’ordre femelle. Seulement est-ce donc si malheureux d’être, en art ou en littérature, quelque chose comme la Vénus de Milo ?… Et faut-il encore vouloir être Hercule ?

Les femmes peuvent être et ont été des poëtes, des écrivains et des artistes, dans toutes les civilisations, mais elles ont été des poëtes femmes, des écrivains femmes, des artistes femmes. Étudiez leurs œuvres, ouvrez-les au hasard ! À la dixième ligne, et sans savoir de qui elles sont, vous êtes prévenu ; vous sentez la femme ! Odor di femina. Mais quand elles ont le plus de talent, les facultés mâles leur manquent aussi radicalement que l’organisme d’Hercule à la Vénus de Milo, et pour le critique, c’est aussi clair que l’histoire naturelle.

Ainsi elles n’ont ni l’invention qui crée ou découvre, ni la généralisation qui synthétise, ni la force sans convulsion, car la force convulsive, passionnée, elles peuvent l’avoir en leur qualité de femmes (preuve, Mlle de l’Espinasse).

Elles restent donc incommutablement femmes, quand elles se montrent le plus artistes ; et les arts mêmes dans lesquels elles réussissent le mieux, sont ces arts d’expression qu’on pourrait appeler des arts femmes. En effet, dans l’ordre des écrivains, vous chercheriez en vain une femme qui vaille, dans l’ordre des danseuses, Mlle Taglioni.


IV

Et voilà justement ce que l’Histoire et la Critique que nous allons faire ici devront constater. Nous allons voir si de toutes les femmes littéraires, il en est une seule qui échappe à cette loi d’infériorité. La Métaphysique doit précéder l’Histoire, et nous devions, avant de regarder les bas-bleus du xixe siècle et leurs œuvres, dire à quels principes, à quelle lumière nous allumions notre flambeau.

Quoique nous pensions qu’en fait de femmes, le Christianisme ait mieux compris que qui que ce soit leur destinée, en les internant dans le sentiment ou en les déportant dans les vertus, nous voulons pour elles être moins cruel que saint Paul qui disait : Contineant in silentio. Mais pour être nos semblables, en nature humaine, doivent-elles se donner, — comme elles le font, — pour nos égales ?

— Un jour, dit le charmant apologue de Brucker, le petit cercle dit au grand cercle : Je suis ton semblable.

Et le grand cercle, qui était bonhomme, le laissa dire ; mais le petit cercle, devenu fort par la longanimité du grand cercle, ajouta : Je suis ton égal.

Et le grand cercle lui passa la jambe.

Eh bien ! la femme, qui est le petit cercle, passera-t-elle la jambe à l’homme, qui est le grand, ou l’homme continuera-t-il de la lui passer ?…

C’est là ce que nous allons voir.