Les Bastonnais/04/05

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 222-226).

V
l’invalide.

Batoche avait déployé sa prescience habituelle en prédisant que la garnison de Québec se relâcherait bientôt de sa vigilance. Arnold, avec les faibles restes de ses forces vaincues, renonça à investir complètement la ville, et se contenta d’en continuer activement le siège. Il incendia les maisons du faubourg qui gênaient son plan d’opérations. De son côté, Carleton fit une ou deux sorties pour brûler le reste des maisons de St-Roch, dans le double dessein de nettoyer l’espace devant ses canons et de fournir la ville de bois à brûler, dont l’approvisionnement s’épuisait rapidement. À la tête de ses deux mille hommes, il aurait pu facilement fondre sur les cinq ou six cents Américains et les mettre en déroute ou les faire prisonniers, faisant ainsi cesser le siège ; mais pour quelque raison que l’on n’a jamais expliquée d’une manière suffisante, il préféra imiter Fabius et compter, pour la délivrance finale, sur le retour du printemps et l’arrivée de renforts du côté de la mer. Il maintenait une bonne discipline parmi ses troupes ; mais il était naturel que, vu la fastidieuse lenteur du siège et la longue inaction qui avait suivi l’attaque du 31 décembre, ses hommes fussent plus ou moins démoralisés.

La désertion citée au chapitre précédent fut suivie de beaucoup d’autres, spécialement de soldats américains qu’il avait imprudemment incorporés dans un de ses régiments, au lieu de les garder rigoureusement comme prisonniers.

Ces hommes saisissaient toutes les occasions de s’échapper ; c’est par eux qu’Arnold fut informé de tout ce qui se passait dans la ville. Parmi ces sources d’informations, il y avait de longues lettres écrites par ses officiers prisonniers. Dans l’une de ces missives, on lui annonçait que la blessure du capitaine Singleton ayant déterminé une sérieuse inflammation de poumons, il lui avait été permis de se faire transporter dans une famille. Aussitôt que Batoche apprit cette importante nouvelle, il se rendit en toute hâte au manoir Sarpy pour la communiquer à Zulma.

— Quels peuvent bien être les bons amis qui l’ont recueilli ? dit la jeune fille après avoir déploré le nouveau danger qui menaçait son ami.

— Ne pouvez-vous deviner ? demanda Batoche, dont le sourire plein d’intelligence alla droit au cœur de Zulma.

— J’espère que vous devinez juste.

— Vous pouvez en être sûre ; mais pour dissiper tout doute, je suis décidé à me trouver un accès dans Québec ce soir. J’ai un plan qui réussira. Le déserteur que j’ai rencontré l’autre jour m’a donné son uniforme en échange d’autres vêtements qui lui permettront de circuler dans le pays en sécurité. Je me déguiserai au moyen de cet uniforme. Les loups me prendront pour l’un d’eux. Je porterai le mousquet, le sac et tout le fourniment. Si vous avez quelque message ou des lettres pour vos amis, préparez-les sans retard. Je les porterai sur moi de manière qu’ils ne seront pas découverts et je les remettrai intacts. Je me suis mis dans la tête d’entrer dans la ville cette nuit et je le ferai. Le capitaine Singleton est malade et je dois le voir en personne.

Tandis que Batoche prononçait ces paroles, ses traits étaient empreints d’une calme résolution contre laquelle tout obstacle devait échouer. On eût pu y voir aussi une expression de tristesse, indice de son inquiétude à l’endroit de la vie de Cary Singleton.

Le vieillard tint parole. De retour au camp, il revêtit la défroque du déserteur et, à l’heure propice de la nuit, il partit en reconnaissance autour des murs. Il marcha longtemps et avec précaution. Plusieurs fois, il fut aperçu ou crut avoir été aperçu par les sentinelles sur les remparts. L’un des factionnaires fit même feu sur lui ; mais enfin, à force de courage, d’adresse et de persévérance, il réussit à escalader un parapet et retomba tranquillement dans une rue obscure juste au moment où la sentinelle, revenant de l’autre extrémité de son parcours, restait au-dessus de lui, le fusil à la main. Il se blottit dans un coin pour s’assurer qu’il n’avait été ni aperçu ni entendu. Il bouillait d’impatience d’entendre le factionnaire s’éloigner, mais celui-ci demeura longtemps immobile et distrait, le regard fixé dans le vide.

Enfin, il s’éloigna et Batoche s’échappa furtivement. Il se dirigea tout droit vers la demeure de M. Belmont, où, dans le court espace de temps dont il pouvait disposer, il espérait obtenir plus facilement tous les renseignements dont il avait besoin.

«  J’ai promis à M. Belmont, se murmura-t-il à lui-même, que je ne m’approcherais plus de sa maison ; mais c’est qu’alors j’étais un rebelle. Maintenant, je suis un loyaliste, un serviteur dévoué du roi George et je porte sa glorieuse livrée. Il ne peut donc plus y avoir d’empêchement à ma visite. » Et le vieux soldat pouffait de rire en s’approchant du lieu de sa destination.

Il n’était pas plus de onze heures, et pourtant la maison était obscure et silencieuse. Aucune lumière n’éclairait la façade, et la neige qui couvrait le perron et le trottoir ne portait aucune trace de pas. Batoche hésita un moment, craignant que quelque malheur ne fût venu fondre sur ses amis durant les quatre ou cinq semaines qui s’étaient écoulées depuis leur dernière entrevue. Mais en se dirigeant avec précaution en arrière, il vit une brillante lumière dans la cuisine et une plus faible dans une chambre de l’étage supérieur.

« Tout va bien, » pensa-t-il, en gravissant les degrés et en frappant à la porte de la cuisine. Au bruit qu’il avait fait, il entendit le pas léger d’une femme qui s’enfuyait. Il essaya alors le loquet, mais la serrure était fermée à double tour.

«  J’ai effrayé la servante et la maison est barricadée ; mais j’espère que la domestique aura eu le bon sens d’annoncer qu’il y a quelqu’un à la porte. »

À l’instant même, le pas d’un homme chaussé de pantoufles se fit entendre et Batoche reconnut la démarche de M. Belmont.

— Qui est là ?

— Un ami.

— Votre nom ?

Batoche n’osa pas donner son nom, même à voix basse, de peur que le vent du soupçon ne le portât jusqu’aux quartiers généraux.

— Que voulez-vous à cette heure ?

— Ne craignez rien. Ouvrez la porte et je vous le dirai.

— Je n’ouvrirai pas.

M. Belmont n’était pas peureux, mais évidemment ces précautions étaient devenues nécessaires, dans l’état de désordre actuel de la ville.

Batoche était dans une situation pénible, mais sa sagacité innée vint bientôt à son aide. Approchant la bouche du trou de la clé, il poussa le sourd hurlement du loup. En l’entendant, M. Belmont ouvrit les yeux tout grands, et un triste sourire éclaira sa physionomie ; mais il ne tarda pas un instant à tourner la clef, et à entr’ouvrir la porte. L’étranger se glissa à l’intérieur.

— Batoche ! — M. Belmont !

Quelques mots chuchotés expliquèrent tout : le déguisement, le motif de sa visite et tout le reste. M. Belmont recouvra sa tranquillité et conduisit son ami dans une salle de devant.

— Je n’ai pas de temps à perdre. Il faut que je le voie, dit Batoche.

— Il est très mal et, en ce moment, il dort.

— Qui est avec lui ?

— Pauline. Elle ne le quitte jamais.

— Attendez un moment. Roderick Hardinge peut arriver d’un moment à l’autre ; il vient tous les soirs vers cette heure-ci. Il ne faut pas qu’il vous rencontre.

— Ne craignez rien. Il me sera facile de me dérober à sa vue.

Les deux amis montèrent alors à la chambre du malade, qui n’était autre que la chambre même de Pauline. Sur le petit lit était couché le beau soldat américain, étendu sous les couvertures d’un blanc de neige. Ses traits étaient tirés et amincis, ses yeux renfoncés et la fièvre imprimait ses traits de feu vers les pommettes de ses joues et sur son vaste front. La masse de ses cheveux bouclés tombait humide sur l’oreiller. À la faible lueur d’une lampe munie de son abat-jour et placée sur la table voisine, Cary rigide et muet avait l’apparence d’un cadavre.

Quelle différence avec le vigoureux soldat que Batoche avait vu combattre vaillamment à son côté, dans le terrible défilé du Sault-au-Matelot.

Pauline, assise sur une chaise basse à la tête du lit, était la peinture la plus parfaite de la beauté triste et souffrante. Le cercle bistré qui entourait ses yeux révélait ses longues veilles et sa taille légèrement courbée indiquait la fatigue contre laquelle luttaient son courage et son dévouement. Quand l’étranger entra dans la chambre avec son père, elle ne quitta pas son siège et ne fit aucun signe. Elle pensait que c’était probablement un soldat que Roderick, empêché de venir en personne, avait envoyé prendre des nouvelles du malade ; mais quand le militaire s’approcha davantage et que M. Belmont, qui le précédait, lui souffla quelques mots à l’oreille, elle se leva en comprimant de ses deux mains les battements de son cœur.

— Batoche ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée ; vous êtes un ange de la Providence.

— J’ai appris qu’il était malade et je suis venu le voir.

— Oui, vous avez appris qu’il était malade, et vous êtes venu, au péril de votre vie. Vous êtes un noble cœur et un généreux ami. Oh ! comme il sera heureux de vous voir ! Il dort ; nous ne pouvons pas l’éveiller, mais quand il s’éveillera, votre présence lui donnera de la force et du courage. Et Zulma…

À ce moment, on frappa légèrement à la porte principale, et la jeune fille, s’interrompant, sortit de la chambre et descendit.

— C’est Hardinge, dit M. Belmont. Entrez dans la chambre voisine, Batoche. Il ne sera pas ici longtemps. Peut-être, le malade reposant en ce moment, ne montera-t-il même pas.

Quelques moments s’écoulèrent avant que l’officier ne montât, engagé qu’il était dans un tête-à-tête avec Pauline, et quand il entra dans la chambre, ce ne fut que pour regarder pendant quelques secondes le malade endormi. Il se borna à dire à M. Belmont qu’il venait de voir le docteur. L’homme de l’art déclarait que la crise était à son apogée, mais que les chances étaient grandement en faveur du patient. Un incident quelconque, aussi léger qu’il fût, qui pourrait l’égayer un peu, sans trop l’émouvoir toutefois, produirait probablement un mieux sensible.

M. Belmont sourit faiblement en entendant ces paroles. Il pensait à la visite de Batoche.

— Ce sera précisément l’incident désiré, murmura-t-il en a parte.