Les Bastonnais/04/06

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 226-228).

VI

Quand Roderick sortit, Pauline l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée, mais elle ne fut pas longtemps absente, désireuse qu’elle était d’assister à l’entrevue de Cary et de Batoche. Le vieillard, debout près de la couche de son jeune ami, observait très attentivement les symptômes qui se présentaient à son œil exercé. Lui qui avait été si souvent exposé aux sévérités de l’hiver canadien et aux rigueurs de la vie du chasseur, connaissait parfaitement la maladie qui, plusieurs fois, avait menacé sa propre existence.

— Ses deux poumons sont très gravement attaqués et il est d’une très grande faiblesse, dit-il à M. Belmont et à Pauline ; mais son teint clair indique chez lui une robuste constitution, et le repos de ses membres prouve qu’il est doué d’une force remarquable. Il a reçu une balle sous l’épaule droite et le lobe supérieur du poumon a probablement été effleuré. Il s’est raidi contre ce choc, dépensant ainsi une grande partie de la force vitale qu’un repos absolu, dès le commencement, lui eût épargnée. Sa position est grave, mais je crois avec le docteur qu’il s’en tirera. D’ailleurs, ajouta Batoche, de cette étrange voix d’oracle désormais familière à ceux qui l’écoutaient, Cary Singleton ne peut pas, ne doit pas mourir. Non seulement sa jeune existence est précieuse, mais d’autres existences bien chères dépendent de la sienne. Que deviendrait Zulma Sarpy, sans lui, elle qui se tourmente à la seule pensée de sa maladie ? Et vous, Pauline, je suis sûr que vous ne désirez pas qu’il meure ?

Deux grosses larmes brillèrent dans les yeux de la pauvre jeune fille : ce fut toute sa réponse.

À ce moment, la tête du malade remua légèrement sur l’oreiller, le corps se contracta un peu et Cary ouvrit les yeux. Il n’y avait aucun égarement dans son regard. Il s’éveilla sachant où il se trouvait : non dans une maison étrangère, mais parmi ceux qu’il aimait et qui le soignaient avec la plus grande affection. Pauline fut la première à s’approcher de lui. Elle lui fit une question et il lui répondit dans la même langue, aussi naturellement que si le français avait été sa langue maternelle. Batoche fut enchanté de ce qu’il voyait et qu’il regardait comme un symptôme satisfaisant. Cary accepta une potion des mains de sa belle infirmière, puis se reposa sur son oreiller, l’air tout réconforté. À ce moment propice, ses yeux rencontrèrent ceux de Batoche, qui se tenait un peu en arrière, vers le pied du lit. Un calme sourire se joua sur ses lèvres, son regard s’illumina d’un éclair d’intelligence et retirant sa longue main émaciée de dessous le drap, il la tendit à son vieil ami.

— Batoche ! murmura-t-il.

Celui-ci prit la main de l’officier avec respect et la pressa sur ses lèvres.

— Vous me reconnaissez, capitaine ?

— Parfaitement.

— Je désirais bien ardemment vous revoir.

— Et moi de même.

— Mais il m’a été impossible de venir plus tôt.

— Je le sais, et il vous a fallu faire usage de cet uniforme.

En disant cela, il montrait le déguisement de Batoche en riant tout bas. Il ajouta aussitôt :

— Et mes amis, comment vont-ils ? Mademoiselle Zulma et Monsieur Sarpy ?

— Ils s’affligent de votre infortune et prient pour votre guérison. Le plus grand regret de Mademoiselle est de ne pouvoir être à côté de vous.

Une expression de bonheur se répandit sur les traits du patient, et il dit :

— Sait-elle entre quelles bonnes mains je suis ?

— Elle le sait et c’est sa seule consolation.

Ce fut le tour de Pauline de trahir son émotion, en détournant la tête et en essuyant ses larmes.

— Voici continua Batoche, quelques lignes de sa plume, écrites il y a quelques heures seulement.

Cary empressé, étendit la main pour saisir le papier, en se soulevant de son mieux sur l’oreiller. Il allait demander qu’on voulût bien lui lire la missive, lorsque Batoche intervint avec cette autorité calme qui lui était familière.

— Pas ce soir, capitaine. Gardez-la pour votre première joie, en vous éveillant, demain matin.

Le malade se soumit en souriant et la remit à Pauline, en disant :

— Nous la lirons ensemble, au déjeuner.

Après une pause durant laquelle Cary parut rassembler ses pensées ; avec calme, toutefois, et sans efforts, il dit à Batoche :

— Vous retournez cette nuit ?

— Oui, sans tarder ; il se fait tard.

— Vous verrez mademoiselle Sarpy et son père ; vous les remercierez de leur sollicitude à mon égard. Dites-leur que ma pensée est avec eux. Si je vis et que j’obtiens ma liberté, ma première visite sera pour eux. Si je meurs…

— Mourir, capitaine, mourir ! s’écria Batoche d’une voix retentissante qui étonna Pauline et son père. Un soldat ne meurt pas ainsi. Tout n’est pas perdu : Nous combattrons encore côte à côte. Un jeune homme ne meurt pas ainsi. La mort, c’est bon pour des vieillards comme moi. Vous avez devant vous un glorieux avenir. Mourir ?… Non, vous ne mourrez pas, capitaine Singleton. Vous devez vivre pour l’amour de vos parents et de vos proches qui vous attendent là-bas, dans le vieux village aux pays du sud et vous ne briserez pas le cœur de ces deux jeunes Canadiennes dont le bonheur dépend du vôtre.

Batoche lança cette dernière phrase surtout dans une sorte d’enthousiasme téméraire. Mais il savait bien ce qu’il disait.

Pauline fut stupéfiée de l’audace de cette parole. M. Belmont écoutait dans le silence de l’étonnement. Quant à Cary, il regardait les yeux grands ouverts, comme s’il écoutait un commandement jeté par une sonnerie de clairon, sur l’ordre d’une puissance invisible qui pouvait tout pour le sauver.

Les couleurs de la santé reparurent tout-à-coup sur ses joues ; son front s’éclaira d’un rayon d’intelligence tout différent de la torpeur mortelle qui l’accablait naguère et en s’étendant plus à son aise sur sa couche, il parut doué d’une vigueur que la confiance seule pouvait faire naître. Il était évident aussi qu’en ce moment, il était parfaitement heureux.

— C’est bien, murmura M. Belmont en mettant la main sur l’épaule de sa fille. Voilà cette salutaire réaction dont parlait le docteur.

Batoche paraissait tout-à-fait satisfait de ce qu’il avait fait et après un moment, il dit adieu à son ami.

En bas, dans le corridor, seul avec M. Belmont, il remit ses autres messages : une lettre de Zulma à Pauline et une autre de Monsieur Sarpy à son fils Eugène. M. Belmont devait faire parvenir cette dernière de la manière qui lui paraîtrait la meilleure pour ne pas se compromettre. Batoche fit aussi remarquer avec plaisir que Cary n’avait pas soufflé mot d’affaires militaires. Il regardait cela comme une preuve que l’esprit du jeune homme était complètement à l’aise.