Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome 2/5

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Méline, Cans et Compagnie (Tome IIp. 87-105).


VII

sous la tour-du-cadet.


Cyprienne et Diane venaient de quitter la chambre de l’Ange. Elles marchaient côte à côte, sans se parler, le long des corridors du manoir. Il ne faisait pas un souffle d’air au dehors, et les illuminations du jardin restaient intactes. Des fenêtres de la galerie, on pouvait voir les longues lignes de lumière qui marquaient les allées et le cercle plus brillant du salon de verdure.

On entendait, dans cette dernière direction, comme un bruit sourd de casseroles fêlées, dominé par des cris déchirants et insensés. C’était mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l’Étang, la Cavatine, qui chantait son grand morceau d’opéra avec accompagnement de guitare.

En écoutant ces prodigieuses clameurs, un étranger n’aurait pas manqué de concevoir des idées sinistres et de penser à quelque attentat commis dans le voisinage ; mais les deux filles de l’oncle Jean ne pouvaient point s’y méprendre ; elles connaissaient trop la voix de la plus jeune et de la plus timide des Grâces Baboin.

Au lieu d’obéir à l’injonction de Madame, en rentrant dans le jardin pour gagner le bal, elles descendirent l’escalier menant à la cour. Les domestiques étaient tous dans l’aire ; la cuisine et l’office se trouvaient déserts. Diane et Cyprienne sortirent du château, sans être aperçues, par la porte de la cour.

Cette issue donnait sur le seul chemin praticable aux voitures, et pouvant conduire du Port-Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix endroits différents le taillis de châtaigniers.

Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui longeait d’abord, pendant une centaine de pas, cette robuste et gothique muraille, aboutissant d’un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l’autre, servant de terrasse aux jardins de Penhoël.

Elles marchaient lentement, perdues qu’elles étaient dans leurs réflexions. Aucune d’elles n’avait rompu encore le silence.

Elles songeaient à ce qui venait de se passer dans la chambre de l’Ange. Bien des fois déjà, elles avaient surpris la douleur de Marthe de Penhoël ; mais qu’il y avait loin de ce qu’elles avaient vu jusqu’alors à ce qu’elles venaient d’entendre et de voir ! Qu’il y avait loin des larmes de Madame, silencieuses et résignées, à ce transport subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire !

Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles ?…

Qu’y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, dont l’objet apparent n’était plus ni le danger de Blanche, ni la ruine prochaine de Penhoël ?…

Un instant, elles avaient pu croire que cette angoisse fougueuse se rapportait à elles, Diane et Cyprienne. N’était-ce pas en les pressant contre son cœur avec ivresse que Marthe avait prononcé ces bizarres paroles ?

Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque jour à genoux quelque distraite caresse, avaient pu se croire un instant adorées à l’égal de Blanche elle-même !

Mais ce n’avait été qu’un instant. Après cet ardent baiser qui les avait réunies sur le sein palpitant de Marthe, quel froid sourire et quels mots glacés ! Bien qu’elles fussent habituées à l’indifférence, il leur semblait qu’on les avait congédiées, cette fois, avec plus de dédain encore qu’à l’ordinaire.

Que croire ? Cyprienne avait beau mettre son esprit à la torture, elle cherchait en vain. Diane elle-même perdait l’effort de son esprit clairvoyant et subtil à vouloir soulever le voile.

Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l’énigme ; mais c’était une chose si invraisemblable, si impossible !…

Diane repoussait la supposition accueillie ; elle retombait au plus profond de ses doutes, et se retrouvait en face du problème insoluble.

Que croire ? Rien, hélas ! sinon que Madame, outre les douleurs qu’elles avaient déjà devinées, avait une autre torture plus mystérieuse encore, et qu’il ne fallait point espérer de guérir !…

Elles allaient la tête penchée ; leurs mains s’étaient unies à leur insu, et bien qu’elles ne se parlassent point, leurs pensées se répondaient.

Au moment où elles arrivaient sous la partie des anciennes fortifications qui servait maintenant de terrasse aux jardins du manoir, elles s’arrêtèrent toutes deux d’un mouvement brusque et commun.

Elles prêtèrent l’oreille.

Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, et quelques mots descendaient jusqu’à elles.

Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille leur cachait les illuminations du jardin ; mais les mille feux allumés le long des allées mettaient un rayonnement dans l’atmosphère épaisse et lourde. Il y avait comme un fond lumineux derrière la ligne noire de la terrasse.

Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se détacher deux têtes connues. C’étaient Étienne et Roger qui poursuivaient là leur conversation, entamée dans le jardin.

Nous savons que les noms des deux filles de l’oncle Jean revenaient bien souvent dans leur causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir le sens des paroles, mais elles entendaient leurs noms prononcés, et toutes deux restaient.

Elles étaient bien jeunes. À l’âge qu’elles avaient, il faut peu de chose pour faire diversion aux préoccupations les plus graves.

À se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la gaieté naturelle de leur caractère revenait au galop. Quand c’était Roger qui parlait, un sourire se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne ; quand la voix d’Étienne se faisait entendre, la charmante figure de Diane s’éclairait à son tour.

Elles aimaient toutes deux ; peut-être aimaient-elles bien plus qu’elles ne le croyaient elles-mêmes.

Il y avait déjà plusieurs minutes qu’elles étaient là, écoutant et tâchant de relier en se jouant les lambeaux de phrases qui tombaient jusqu’à elles, lorsque Étienne et Roger s’accoudèrent sur la balustrade de la terrasse. Les deux jeunes filles se rapprochèrent davantage de la muraille et se cachèrent parmi les touffes d’épines et de houx qui en masquaient les fondements. Dans cette nouvelle position, elles pouvaient tout entendre.

Aussi, lorsque Étienne annonça son départ pour Paris, un cri d’étonnement douloureux s’échappa de la poitrine de Diane.

Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui se penchèrent vivement en dehors de la balustrade ; mais déjà les deux jeunes filles se perdaient derrière les branches du taillis.

Diane courait, entraînant maintenant sa sœur à travers les pousses des châtaigniers. On aurait pu croire qu’elle avait un but qu’il lui fallait atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait pas où elle allait.

Cyprienne la suivait en silence.

En quelques minutes, le taillis fut traversé. Les deux sœurs se trouvaient de l’autre côté de la maison, au bout de l’antique muraille et sous la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient au-dessus de leurs têtes.

Diane s’arrêta, essoufflée. Elle porta la main à son front brûlant, puis à son cœur qui battait douloureusement.

— As-tu entendu ?… murmura-t-elle.

— J’ai entendu, répondit Cyprienne ; ma pauvre sœur !…

Elle voulut lui prendre la main ; Diane se jeta dans ses bras en pleurant.

— Demain…, disait-elle parmi ses larmes, dans quelques heures, je l’aurai vu pour la dernière fois !… Oh ! sait-on comme on aime ?… Hier j’aurais cru pouvoir sourire en parlant de son départ !…

— Si tu lui disais de rester…, murmura Cyprienne, il resterait.

Diane garda le silence. Un instant, les deux sœurs se tinrent encore embrassées ; puis Diane se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où restaient quelques pleurs.

— Non, non ! dit-elle ; je ne lui demanderai pas de rester !… Autour de nous il n’y a que malheur… Ce malheur est à nous, qui sommes les filles de Penhoël ; pourquoi le faire partager à ceux que nous aimons ?… Qu’il parte, dût-il m’oublier !… Si Dieu exauce mes prières, il sera bien heureux…

Tandis qu’elle parlait, sa belle tête intelligente et pensive s’inclinait sur sa poitrine. Il y avait dans sa voix un accent de tristesse profonde. Elle sentait aujourd’hui, pour la première fois peut-être, qu’à son insu son cœur s’était donné tout entier.

Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et songeait en frémissant que Roger pourrait partir aussi à son tour.

Elle cherchait en vain quelque bonne parole d’espérance et de consolation. Ce fut Diane qui rompit le silence. Sa voix était changée. Une fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout à l’heure.

— Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de nous-mêmes, dit-elle. Étienne est jeune et fort… l’avenir s’ouvre devant lui : que Dieu l’assiste !… Auprès de nous, il y a des faibles à protéger et à défendre… Songeons à Penhoël, ma sœur, et hâtons-nous… car quelque chose me dit que l’heure mortelle approche…

Cyprienne serra la main de sa sœur contre son sein.

— Tu l’aimes, pourtant !… murmura-t-elle, je t’en prie, cherchons un moyen de le retenir !…

— Cherchons un moyen de sauver Penhoël !… répondit Diane dont les grands yeux se levaient au ciel avec une résignation angélique ; cherchons un moyen de sauver Madame et de sauver la pauvre Blanche !

Le lieu où elles se trouvaient en ce moment formait l’extrême sommet de la colline. Vers l’orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n’y avait rien qu’une rampe rocheuse descendant à la lande. Entre cette rampe et le chemin qui longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée, protégeant une poterne, se collait aux fondements de la tour. En cet endroit, le taillis plus touffu faisait à la guérite un impénétrable abri de verdure.

Comme la vue était magnifique de ce point culminant, on avait ménagé, sous les châtaigniers, une étroite esplanade, où régnait un banc de gazon.

Les vieux paysans se souvenaient que le commandant de Penhoël aimait particulièrement ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de l’été, on le voyait jadis monter la route abrupte, appuyé sur le bras de son fils Louis, le favori de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous les deux derrière l’épais rempart de feuillage, et ceux qui passaient alors dans le chemin pouvaient entendre la voix grave du vieux marin, enseignant à l’aîné de sa maison les nobles sentiments qui avaient guidé sa propre vie.

La mémoire du commandant de Penhoël était vénérée comme celle d’un saint. D’année en année, lorsqu’on faisait des coupes dans le taillis, on respectait toujours les quelques châtaigniers groupés autour de la guérite. Les châtaigniers étaient devenus de grands arbres, dont les troncs robustes s’élançaient bien au-dessus de la barrière de verdure qui entourait toujours leurs pieds.

Depuis la mort du commandant, le maître actuel du manoir semblait, en vérité, craindre tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé. Pas une seule fois peut-être il n’était venu visiter ce lieu, où il aurait revu les images unies de son père mort et de son frère absent. Le passage qui conduisait de la route au banc de gazon disparaissait maintenant, à demi bouché par les broussailles et les pousses du taillis.

En revanche, on aurait pu remarquer un autre passage, pratiqué dans la direction opposée, et donnant sur un petit sentier à pic qui descendait au bord de l’eau.

La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement au-dessus de la cabane de Benoît Haligan, le passeur. C’était Benoît Haligan qui avait pratiqué ce sentier à travers les taillis, en venant presque chaque soir s’agenouiller à la place occupée jadis par son vieux maître.

Benoît trouvait là ce qu’il aimait : une nature grande et sombre, des souvenirs tristes et des pensées de mort.

Maintenant que la maladie et la vieillesse le clouaient à son grabat, ce qu’il regrettait le plus au monde, c’était l’heure qu’il passait tous les soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet.

Cyprienne et Diane venaient de percer l’enceinte de feuillage. Elles étaient assises sur le banc de gazon.

— Dieu m’est témoin, disait Cyprienne, que je n’ai jamais eu la pensée de reculer !… mais nous sommes trop faibles, ma pauvre sœur, et ils sont trop puissants… Un instant j’ai cru que nous avions réussi à les effrayer en faisant courir le bruit du retour de notre oncle Louis… L’amour que tout le pays porte à l’aîné de Penhoël est si grand !… Ils se sont arrêtés ; ils ont hésité durant quelques jours… Hélas ! notre oncle Louis n’est pas revenu, et ils ont oublié leur épouvante… Que faire désormais ?… Nous avons épuisé toutes nos ressources ! Nos efforts ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël… mais, à mesure que nous détruisons une arme prête à le frapper, une arme nouvelle est forgée… d’autres piéges se tendent… et deux pauvres enfants comme nous peuvent-ils défendre toujours l’homme qui ne se défend pas lui-même ?…

— Ce sont des gens habiles, répliqua Diane avec amertume ; ils ont commencé par empoisonner son cœur et par aveugler son intelligence !… Puis on lui a pris sa force… Chaque soir, on l’assoit à une table de jeu, entre cette créature sans âme qu’il aime d’une passion insensée, et le flacon d’eau-de-vie qui va lui enlever le reste de sa raison !… Ils sont là, les lâches ! rangés autour de cette proie facile… Oh ! quand je vois le front de Penhoël se rougir, son œil s’éteindre et sa voix trembler en mêlant les cartes déloyales, il me semble que la justice de Dieu nous abandonne !

— Quand je vois cela, moi, s’écria impétueusement Cyprienne, je pense que, si j’étais homme, il n’y aurait déjà plus autant de misérables autour de ce tapis vert !… Pourquoi notre frère Vincent a-t-il quitté le manoir ?…

— Si notre frère est heureux, reprit Diane, que le ciel soit béni ! N’y a-t-il pas ici assez de cœurs à souffrir ?… Ma sœur, il vaut mieux que nous soyons seules dans cette lutte… et s’il ne nous fallait que des bras forts et des cœurs vaillants, n’aurions-nous pas Étienne et Roger ?

Cyprienne baissa la tête.

— Oui… oui…, murmura-t-elle ; il vaut mieux que nous soyons seules… Étienne et Roger voudraient combattre à visage découvert, et nous savons trop que ces hommes ne reculeraient pas devant l’assassinat…

Elle baisa Diane au front et reprit avec une sorte de gaieté :

— Pardonne-moi, ma sœur… Tu sais bien que je suis brave, malgré mes instants de faiblesse !…

— Je sais que tu es un cœur dévoué, ma pauvre Cyprienne, répondit Diane qui lui rendit son baiser avec une tendresse de mère ; je sais que tu es prête à donner ta vie pour ceux que nous aimons… toi si jeune et si belle !… toi qui pourrais être heureuse avec le mari de ton choix !… Écoute !… il nous reste bien peu de chances de vaincre… et ce que nous faisons toutes deux, une seule pourrait le faire… Si tu m’aimais bien… si tu étais toujours ma petite sœur chérie…

— Je te laisserais seule en face de ces maudits, n’est-ce pas ?… s’écria Cyprienne indignée ; je tâcherais de fermer les yeux pour ne point voir que tu meurs à la peine !…

— N’est-ce pas assez d’une victime ?… murmura Diane.

Cyprienne lui ferma la bouche d’un geste où la colère et la tendresse se mêlaient à doses presque égales.

— Si c’est assez d’une victime, ma sœur, dit-elle, Étienne part, Étienne vous aime… Que n’allez-vous avec lui à Paris ?…

Elle passa son bras autour de la taille de sa sœur.

— Non, non !… se reprit-elle, oh ! non ! ne m’abandonne pas !… Que ferais-je sans toi ?… Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes, je t’en prie !…

Diane l’attira contre son cœur.

— Je ne t’en parlerai plus, dit-elle ; pardonne-moi… Je t’aime tant et j’aurais tant de joie à te voir heureuse !… Et puis, tu ne sais pas, ma pauvre sœur ! on commence à nous combattre comme si nous étions des hommes !… S’ils allaient te tuer avant moi !…

— Me tuer ?… répéta Cyprienne.

— Hier, dans notre chambre, poursuivit Diane, je t’ai fermé la bouche au moment où tu allais me rendre compte de ta soirée… moi-même je ne t’ai rien dit de ce que j’avais fait… c’est que notre chambre n’est plus à nous, ma sœur !… Nous sommes épiées à notre tour… et dans le corridor qui mène aux appartements de Penhoël, j’avais entrevu la figure de Blaise qui nous suit comme notre ombre.

— En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, j’ai pensé que tu n’avais pas réussi.

— Je n’ai pas échoué… Maître le Hivain était à son bureau… Je crois savoir dans quel casier de son secrétaire sont les papiers qui peuvent perdre Penhoël.

— Alors, il faut y retourner ce soir ; car je sais, moi, qu’ils redoublent d’obsession auprès de Penhoël, et que c’est tout au plus s’il pourra résister un jour encore !…

— J’y retournerai, dit Diane.

— Pas toi !… s’écria vivement Cyprienne ; c’est à mon tour !

— Puisque je sais où sont les papiers…

Cyprienne appuya sa joue contre l’épaule de sa sœur, et reprit à voix basse :

— Crois-tu donc que je ne t’ai pas devinée ?… Il y a là un danger plus grand que de coutume… et tu veux encore l’affronter toute seule !… C’est toi qui penses pour nous deux, ma sœur… Dans la guerre que nous faisons, je ne suis qu’un soldat, et tu es le capitaine… Laisse-moi au moins ma part de travail !

La tête de Diane qui s’inclinait pensive, se redressa en ce moment, et sa voix prit un accent de gaieté.

— Soit ! dit-elle, mon petit soldat !… Tu pousseras ce soir une reconnaissance jusque dans le camp ennemi… Je sais que tu es brave comme la poudre, mais il faut bien pourtant te prévenir… Hier, dans une escarmouche pareille à celle que tu vas engager, ton pauvre capitaine a eu de rudes assauts à soutenir… Tu n’exagères en rien, quand tu parles de bataille, ma sœur… Cette nuit, on m’a tiré deux coups de fusil, et j’ai eu mon cheval tué sous moi !

Diane sentit sa sœur tressaillir entre ses bras ; ce n’était pas de la crainte.

Au contraire, le cœur impétueux de la jeune fille s’exaltait à ce danger nouveau.

— Et tu voulais y retourner toute seule !… s’écria-t-elle.

Puis elle reprit avec pétulance :

— Sais-tu ?… Je prendrai ce soir les pistolets de Roger, toi, ceux d’Étienne, et les lâches qui ont tiré sur toi verront beau jeu !…

Diane souriait. Mais au bout de quelques minutes, elle secoua la tête et poursuivit d’un ton plus grave :

— À ce genre de combat, ma pauvre sœur, nous ne serions pas les plus fortes… ce qu’il nous faut, c’est de l’adresse et l’aide de Dieu…

Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait voir qu’elle renonçait avec chagrin à l’idée de faire le coup de pistolet.

— Et toi, reprit Diane, qu’as-tu fait hier ?

— Ce que nous faisons chaque soir tour à tour, répondit Cyprienne. J’ai joué mon rôle d’apparition… J’ai dit à Penhoël, d’une voix de fantôme, qu’un bon génie veillait sur sa maison, et qu’il fallait résister avec courage… Mais Penhoël n’a plus de force… Il ne sait que trembler et fermer ses oreilles !… C’est malgré lui qu’il faudra le sauver… Quant à ceux qui l’entourent, acharnés à sa perte, ils triomphent, ma sœur… Ils se voient au bout de leur peine… et je les entendis hier se dire entre eux que cette nuit même Penhoël leur abandonnerait le dernier morceau de pain de sa femme et de son enfant !

— Le manoir ?…

— Il a vendu la semaine dernière ce qui restait des biens donnés en partage à notre oncle Louis… Il n’a plus rien que le manoir !… Et à l’heure où nous parlons, ils sont sans doute autour de lui… Robert, Pontalès et cette femme qui l’a ensorcelé !… Ils l’obsèdent, ils le menacent de ces papiers qui sont entre leurs mains une arme si terrible !…

Diane se leva.

— Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous rester cette fois sur la place… Partons, ma sœur !

Cyprienne était toujours prête quand on parlait d’agir. Les deux jeunes filles descendirent ensemble le sentier roide et difficile qui conduisait au bord de l’eau.

À mesure qu’elles descendaient, une sorte de chant rauque et lugubre arrivait jusqu’à leurs oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir, au travers du taillis, la lueur faible qui sortait de la loge de Benoît Haligan, elles reconnurent la voix et le chant.

C’était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait lentement et avec peine les versets du De profundis.

Diane et Cyprienne continuèrent leur route. Au moment où elles passaient devant la loge, la voix du vieillard, éteinte et creuse, interrompit son chant pour prononcer leurs noms.

Cyprienne hésita.

— Ma sœur, dit-elle, quand je vois cet homme, et, que j’entends ses sombres menaces, je n’ai plus de courage…

— Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua Diane, et tout le monde l’abandonne…

La voix cassée du vieillard se reprit à chanter ; mais ce n’était plus le De profundis.

Il disait :

« C’est bien vous qu’on voit sous les saules :
« Blanches épaules,
« Soin de vierge, front gracieux
« Et blonds cheveux… »

Ce chant, que nous avons entendu tomber si doux des lèvres de Cyprienne et de Diane enfants, prenait, en passant par la bouche du vieillard, des modulations funèbres.

Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui de sa sœur.

— Il est seul et il souffre…, dit Diane ; entrons…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au sommet de la colline, tout près de l’endroit où les deux jeunes filles s’asseyaient naguère, deux hommes s’arrêtaient au pied des châtaigniers.

Si les deux sœurs avaient tardé une minute, elles n’auraient point descendu la montée, parce qu’elles auraient entendu les nouveaux venus prononcer à voix basse, dans une conversation animée, le nom de Madame et celui de René de Penhoël.