Aller au contenu

Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome III/02

La bibliothèque libre.
Méline, Cans et Compagnie (Tome iiip. 21-46).


XVII

l’épée de penhoël.


Le roman pèche, dit-on, quand il veut se guinder jusqu’aux régions de la haute philosophie ; il pèche plus grièvement encore quand il s’égare le long des sentiers impossibles de la science sociale ou qu’il pérore, monté sur une borne, dans cette grande route de l’économie politique, pavée de lieux communs humanitaires et de sentimentales fadaises.

Pauvre roman ! ne joue-t-il pas auprès du public-roi le rôle de bouffon et d’esclave ? S’il veut enseigner, par hasard, qu’il se fasse bien humble tout d’abord et qu’il déguise soigneusement la leçon, car vous lui crieriez de se taire…

À peine a-t-il le droit modeste de montrer çà et là un petit coin de la vie réelle, au milieu de sa fable ; à peine lui permet-on de glisser un exemple timide, pourvu qu’il se prive de toutes réflexions et de toute théorie.

Le roman est essentiellement frivole. À tout le moins, faudrait-il être grave pour se draper avec avantage dans le roide manteau du pédantisme.

Hélas ! la plume aimerait à se reposer pourtant. Tout le monde n’a pas la magnifique analyse de Balzac ou la puissante invention de Soulié. L’esprit le moins paresseux s’endormirait parfois avec joie dans quelque bonne petite dissertation. La chaire du professeur contient toujours un commode fauteuil.

Mais le roman doit marcher et ne jamais s’asseoir…

Quand ce rude axiome nous a coupé la parole, nous allions entamer notre chapitre par une phrase dogmatique, et dire, à propos du maître de Penhoël, quelque chose comme ceci : La faiblesse morale peut entraîner plus loin, sur la pente du mal, que la méchanceté même…

Nous le tenons pour dit.

Depuis bien longtemps Penhoël était jaloux. Nous l’avons vu autrefois, au milieu de son bonheur tranquille, tourmenté par de vagues soupçons. Dès ce temps-là, il y avait comme un fantôme entre lui et Blanche. Il adorait son enfant, mais derrière cet amour on devinait de sombres inquiétudes.

Et pourtant, à cette époque, le maître de Penhoël respectait sa femme à l’égal d’une sainte.

On ne peut pas dire, du reste, que sa jalousie fût absolument sans motifs. Le lecteur a pu deviner, d’après la lettre qui a passé sous ses yeux dans le chapitre précédent, une partie de l’histoire intime de la famille de Penhoël. Les circonstances qui accompagnèrent le mariage de Marthe avec René étaient elles-mêmes de nature à laisser toujours un doute au fond du cœur de ce dernier.

Alors que les fils du commandant de Penhoël étaient enfants tous les deux, les rôles qu’ils devaient jouer plus tard se dessinaient déjà. Louis était le plus fort et le plus intelligent ; à cause de cela, il se dévouait toujours et restait victime de sa supériorité. On l’aimait mieux, on l’estimait davantage ; mais sa générosité renvoyait à René la plus grande part des cadeaux et des caresses.

René profitait et abusait de cette position. Son caractère était ainsi fait. Entre les deux frères, il y avait eu pendant vingt ans échange d’amitié vraie ; mais les sacrifices avaient constamment été du même côté.

Et comme il arrive toujours, l’affection du plus fort pour le plus faible s’était accrue par ces sacrifices mêmes. Tandis que René apprenait à profiter toujours du sacrifice, Louis s’habituait de plus en plus à s’oublier lui-même sans cesse : de sorte que l’égoïsme de l’un grandissait en proportion de l’abnégation de l’autre.

Un jour vint où les deux frères se trouvèrent en face de la même femme. C’était une belle jeune fille au cœur aimant et doux, une âme haute, un esprit gracieux, celle qu’on désire pour épouse et qui réalise le beau rêve des premières amours.

Louis eut l’avantage, comme en toute autre circonstance. Entre lui et son frère le cœur de Marthe ne pouvait point hésiter : il fut aimé.

Impossible de penser que René n’avait point deviné cet amour. Et pourtant il joua l’ignorance.

Sa passion était vive et profonde. Ce fut son frère qu’il choisit pour confident. Louis ne savait pas lequel il aimait le mieux de René ou de Marthe. Un instant il hésita, car il y avait entre lui et la jeune fille un lien mystérieux que nous n’avons point dit encore.

Son cœur saigna ; durant toute une nuit sans sommeil il pleura sur sa couche brûlante. Le lendemain, avant le jour, il entra doucement dans la chambre de son père et de sa mère et les baisa endormis tous les deux…

Il ne devait plus les revoir en cette vie.

Il quitta le manoir, sans dire adieu à Marthe, après avoir pressé son frère contre son cœur.

Louis de Penhoël avait vingt et un ans quand il fit cela. Ce fut après une nuit de fièvre et en un moment où son amitié pour René s’exaltait jusqu’à l’enthousiasme.

En froide morale, Louis de Penhoël, malgré l’héroïsme de son dernier dévouement, commettait une faute grave, car il n’avait plus le droit d’abandonner Marthe, qui était à lui.

Mais il avait vu René tout pâle et les larmes aux yeux ; René lui avait dit : « J’en mourrai ! » Il avait suivi l’élan de son cœur généreux et il avait trouvé dans le premier moment une sorte de jouissance douloureuse au fond de ce suprême sacrifice.

Quant à Marthe, c’était une enfant de seize ans. Le lien qui la rattachait à lui eût été sérieux et même indissoluble à tout autre point de vue. Mais ce lien résultait d’une aventure bizarre et devait être un mystère, dans la pensée de Louis, pour la jeune fille elle-même…

En ceci Louis se trompait.

Il se disait que Marthe l’oublierait. À l’âge qu’elle avait, les impressions ne peuvent être durables. C’était un beau jeune homme que René de Penhoël, et c’était un bon cœur. À la longue, Marthe ne pourrait se défendre de l’aimer.

En cela Louis se trompait encore.

Le lendemain de son départ, avant le lendemain peut-être, alors que sa fièvre fut passée, il changea sans doute de sentiment. Son action lui apparut ce qu’elle était en réalité : généreuse d’une part, condamnable de l’autre, mais pouvait-il revenir sur ses pas ?

Les jours se passèrent, et l’amertume de ses regrets s’envenima, loin de s’adoucir. Il y avait en lui un remords, parce qu’il ne s’était pas sacrifié tout seul. Il y avait surtout une douleur incurable et profonde, parce qu’il sentait son amour grandir, et qu’il comprenait bien que son malheur était de ceux qui ne finissent point.

Il n’avait pas mesuré ses forces ; il ne savait pas lui-même jusqu’à quel point il aimait.

Nous apprendrons tout à l’heure comment fut vaincue la résistance de Marthe, et par quel moyen René devint son mari.

Cette répugnance avait été vive et obstinée. Une fois marié, le maître de Penhoël s’en souvint. Les longs refus de la jeune fille, combinés avec l’amour probable qu’elle avait eu pour l’absent, laissèrent dans le cœur de René un fonds d’inquiétude indestructible…

Trois ans s’étaient écoulés, cependant. L’union de Marthe et de René, après avoir été stérile, promettait un héritier au nom de Penhoël. Le commandant et sa femme étaient morts.

Un soir, c’était comme un rêve, René rentrait au manoir après la chasse ; on était au commencement de l’hiver, et la nuit tombait déjà, bien qu’il fût à peine quatre heures.

En montant le sentier qui menait du passage de Port-Corbeau au manoir, à travers le taillis, René entendit un pas au-devant de lui dans l’ombre.

Il hâta sa marche, pensant que c’était un hôte qui arrivait à Penhoël.

C’était un hôte, en effet, mais la porte du manoir qui, d’ordinaire, s’ouvrait à tout venant, devait rester fermée pour lui.

L’étranger s’arrêta sous la vieille muraille, et René put le rejoindre. Il reconnut en lui l’aîné de Penhoël.

René seul aurait pu dire ce qui se passa en cette circonstance entre lui et son frère. Au bout d’une demi-heure, Louis redescendit le sentier qui menait au bac de Port-Corbeau.

Il avait la tête penchée sur sa poitrine.

Avant de passer l’eau, il jeta un dernier regard vers la maison de son père et cacha son visage entre ses mains.

Le nom de Marthe tomba de ses lèvres.

Il appela Benoît Haligan, qui ne le reconnut point, peut-être parce que le haut collet de son manteau de voyage remontait jusqu’au bord de son chapeau.

Louis avait fait bien des centaines de lieues pour venir visiter son frère ; il repassa la mer, et depuis on ne le revit plus.

Marthe donna le jour à l’Ange de Penhoël.

En regardant sa fille, René se disait parfois que Louis était peut-être resté plus d’une nuit dans les environs du manoir.

Mais il avait honte de lui-même lorsqu’il pensait cela ; et pendant longtemps, pour calmer ses craintes folles, il lui suffit de contempler un instant la sereine et pure beauté de Marthe.

Les choses furent ainsi jusqu’à ce soir d’orage qui amena au manoir M. de Blois, son domestique Blaise et Lola.

Ce fut la ruine et la malédiction de Penhoël. Robert s’insinua dans la confiance du maître et domina bientôt à sa guise cet esprit trop faible pour lui résister. Robert était un homme habile et savait surtout prendre d’assaut le secret le mieux gardé. Dès qu’il devina la jalousie de Penhoël, et ce fut tout de suite, Penhoël fut à lui.

Ses mesures, prises de main de maître, méritaient en vérité la victoire. Il s’était assis tranquillement dans ce manoir conquis entre le maître, qu’il tenait d’abord par son secret, ensuite par Lola, et qu’il devait tenir bientôt en troisième lieu par la main crochue de Macrocéphale, et Madame, dont il s’était fait le confident de vive force.

Personne n’était capable de lui résister.

Penhoël ne l’essaya même pas. Il suivit, dès l’origine, l’instinct de sa faiblesse, prenant pour oreiller les vices qui endorment et qui enivrent.

À de longs intervalles il s’éveillait encore ; mais Robert savait faire tourner au profit de son intrigue habile ces rares éclairs d’intelligence et de volonté. Malgré son amour pour Lola, René, par une contradiction bien commune, restait jaloux de sa femme : c’était par là que Robert l’attaquait toujours.

Robert laissait échapper des demi-mots, et ménageait d’adroites réticences. Le maître était convaincu que Robert avait entre ses mains des preuves de son propre malheur.

Un reste de respect qu’il ne pouvait point secouer, et la conscience qu’il avait de sa conduite coupable, lui faisaient garder certains dehors envers Marthe ; mais tout au fond de son cœur il y avait une ancienne rancune, et ses torts personnels, au lieu de contre-balancer les griefs qu’il croyait avoir, ne faisaient que les envenimer.

Cependant, malgré toutes ces raisons d’être cruel au moment de la vengeance, pour expliquer la barbarie froide de Penhoël vis-à-vis de sa malheureuse femme, il faut revenir toujours à la faiblesse originelle de son caractère. Ces êtres qui ont un bon fond, comme dit le langage usuel, arrivent, dans de certaines circonstances, à des excès de férocité incroyable. Que rien ne dérange le cours de leur existence, ils atteindront leur dernier jour sans avoir tué une mouche ; mais que viennent le désordre, la lutte, où le courage leur manque, la défaite, en face de laquelle ils se trouvent sans force, vous les verrez tourner le dos lâchement à l’ennemi vainqueur, et chercher autour d’eux quelque victime sur qui décharger leur impuissante rage.

Et alors, point de pitié ! ce qu’ils ont souffert ils veulent le rendre au centuple ; ils s’acharnent à leur métier de tourmenteur ; ils savourent la torture infligée et se consolent en disant au martyr : « C’est toi qui es cause de tout ce qui m’arrive !… »

Telle était exactement la position de René vis-à-vis de Marthe.

Celle-ci restait dans cet état d’accablement nerveux qui suit l’angoisse trop forte. Dieu clément a posé des bornes au delà desquelles la douleur humaine n’augmente plus et semble s’engourdir. Quand il s’agit de souffrances physiques, le patient tombe dans l’atonie ; quand il s’agit de souffrances morales, l’âme s’endort en quelque sorte et perd également la sensibilité.

Marthe, abattue et brisée, ne pensait plus guère. Tous ces chocs répétés l’avaient écrasée, en quelque sorte, et anéantie.

Tout sommeil a ses rêves. Ce qui restait à Marthe de pensées se portaient vaguement vers le passé. Un songe confus la ramenait vers les jours de sa jeunesse.

Après tant d’années écoulées, le hasard lui apportait, bien tardivement, hélas ! un baume pour la première blessure qui eût fait saigner son cœur.

Jusqu’alors, elle avait cru que Louis l’avait abandonnée pour courir le monde. Elle n’avait jamais eu de ses nouvelles. Tous ceux qui l’entouraient, excepté un pourtant, avaient pris à tâche, dès le principe, de lui enlever toute espérance.

Sauf le bon oncle Jean, la famille entière s’était réunie jadis pour la forcer à devenir la femme de René.

Durant les premiers mois, Marthe avait espéré fermement, malgré tout ce qui se disait autour d’elle. Louis était la loyauté même, et Marthe le savait engagé d’honneur à revenir. Pour lui enlever son espoir, il fallut le mensonge patient et l’obsession infatigable.

Marthe s’était lassée de combattre ; elle avait cédé enfin, mais elle ne s’était jamais résignée.

Il y a des prisons dont les fenêtres, grillées de fer, donnent sur la campagne libre ou sur de beaux jardins en fleur. Marthe, enchaînée à sa misère accablante, voyait tout à coup l’horizon s’éclairer et s’ouvrir.

Ce bonheur si grand, si complet, d’aimer et d’être aimé, Marthe l’avait eu ; on le lui avait dérobé.

Louis ne l’avait point délaissée. La lettre était datée de 1803, ce qui faisait déjà une longue année d’absence, et la tendresse de Louis semblait s’être accrue encore dans la solitude.

Que de félicités perdues remplacées par le malheur froid, long, implacable !…

Marthe ne se faisait point un raisonnement tout entier ; elle s’arrêtait à moitié route, au mot bonheur, et son intelligence ébranlée se perdait en quelque douce chimère.

Son visage, derrière le voile que lui faisaient ses deux mains, avait comme un sourire.

La menace n’avait plus de prise sur elle, et la brutale parole du maître de Penhoël bruissait comme un vain son autour de son oreille inattentive.

C’était un repos de quelques secondes peut-être ; mais au milieu de l’immense désert, l’ombre de l’oasis a d’indicibles charmes.

René continuait à plaisir son rôle de bourreau ; il croyait deviner des larmes derrière les deux mains de Marthe, et cela lui plaisait.

— Vous ne niez pas, cette fois, madame !… disait-il en feuilletant les pages de la seconde lettre ; êtes-vous donc déjà lasse de mentir ?… J’attendais mieux de vous, sur ma parole !… Faites-moi la grâce de m’écouter, je vous prie… Nous ne sommes pas au bout des plaisirs de cette soirée… et ce qui nous reste à lire est de beaucoup le plus intéressant.

Marthe ne répondit point. Penhoël avait beau affecter une tranquillité railleuse, son ivresse augmentait, sans qu’il s’en aperçût lui-même ; sa voix balbutiait, épaisse et lourde ; il y avait des moments où ses yeux mornes s’allumaient tout à coup pour jeter un brûlant éclair.

— Nous changeons de manière…, reprit-il ; nous n’avons ici ni date ni suscription… on a écrit cela au jour le jour… On a bien pleuré en l’écrivant… C’est un titre curieux… Attention ! je commence :

« Voilà vingt fois que je prends la plume, et vingt fois que je déchire ma lettre. Comment vous exprimer tout ce que j’ai dans le cœur ? Comment vous apprendre ce qui s’est passé ? Comment vous dire pourquoi j’espère encore en vous, moi qui suis la femme d’un autre ?… »

— Ce n’est pas une raison…, interrompit René. Avez-vous la bonté de m’écouter, madame ?

Marthe fit un signe de tête muet.

Ces formes courtoises, employées de temps en temps par Penhoël, dans le but d’aiguiser son sarcasme, manquaient leur effet par un double motif. D’abord, ses coups tombaient sur un corps inerte et presque insensible ; ensuite, la raillerie émoussait son dard en passant au travers de son ivresse. Les paroles qu’il voulait faire ironiques tombaient de sa bouche pesantes et brutales comme l’insulte que gronde un laquais pris de vin.

« … Car je suis mariée… poursuivit-il, j’ai résisté tant que j’ai pu… tant que j’ai gardé une lueur de l’espoir qui me soutenait !…

« Mais ils étaient tous contre moi… votre père et votre mère… Ils me disaient, à moi, pauvre fille, recueillie au manoir dès mon enfance, et vivant de leurs bienfaits, ils me disaient : « N’êtes-vous entrée dans notre maison que pour la perte et le malheur de nos deux fils ?… Louis est parti à cause de vous… et voici notre René qui se meurt pour vous ! »

« C’était vrai, mon Dieu ! si vous aviez vu René comme il était changé ! Il restait des semaines entières seul dans sa chambre ; il ne voulait plus s’asseoir à la table commune. Il parlait de se tuer. Le commandant et madame, qui m’a servi de mère, me disaient, les larmes aux yeux : « Oh ! Marthe ! Marthe ! sa vie est entre vos mains. Ayez pitié, au nom de Dieu, et gardez-nous notre dernier enfant ! »

« S’il n’avait fallu que mon sang pour le sauver !… Mais je ne pouvais pas… Vous savez bien que je ne pouvais pas !… »

Les lèvres de René grimacèrent un sourire.

— Oh ! oui… murmura-t-il, mon généreux frère savait cela, madame… et quand il est revenu, trois ans après, il vous a donné sans doute l’absolution de votre crime !…

— Revenu ? répéta Marthe étonnée.

René haussa les épaules.

« Ils me disaient encore, poursuivit-il en reprenant sa lecture, que vous aviez quitté le manoir pour fuir la vue de mes larmes ; et comme je ne les croyais pas, ils me dirent une fois que vous étiez mort…

« Pendant sept mois, tout fut inutile. Louis, ma plume se refuse à écrire le motif de ma résistance. Alors même que je n’eusse pas cru à la nouvelle de votre mort, je n’aurais pas pu me marier en ce temps-là…

« Je me trompe, d’ailleurs, en disant que tout le monde était contre moi. Votre oncle Jean et sa femme, qui n’est plus, hélas ! me soutenaient et m’encourageaient à vous attendre. Sans eux, il m’aurait fallu mourir de douleur et de honte… »

René s’interrompit encore.

— Il y avait longtemps que je me doutais de cela ! dit-il ; notre excellent oncle me trahissait tout en mangeant mon pain… Son tour viendra, et je lui garde sa digne récompense.

Avant de continuer, il tourna le bouton de la lampe, dont la mèche, déjà trop longue, jetait une flamme haute et fumeuse.

— On n’y voit plus !… grommela-t-il.

C’était le sang qui aveuglait ses yeux.

« … Si cette lettre parvient jamais entre vos mains, reprit-il en faisant pour lire des efforts de plus en plus pénibles, priez pour la femme de Jean de Penhoël, qui a fait pour moi plus que ma propre mère ! Et si jamais vous revoyez la France, rendez en bienfaits à Jean de Penhoël le dévouement dont il m’a comblée…

« C’est lui qui me console et qui sait le fond de mon cœur ; c’est avec lui seul que je puis parler de vous… »

— Oh !… dit René qui essuya son front en sueur ; c’est long, madame, et je ne trouve pas dans tout cela ce que je cherche ! Je suis bien sûr de l’avoir lu pourtant, au milieu de vos jérémiades amoureuses… Il est vrai qu’un autre œil plus perçant que le mien me montrait la ligne et la page… Que le diable emporte cette lampe ! j’ai beau la monter, on n’y voit plus du tout !…

Il but un grand verre pour s’éclaircir la vue.

— Allons ! poursuivit-il, je saute trois ou quatre pages de pleurs et de sanglots… Nous n’en sommes plus à savoir que vous aimiez mon généreux frère comme une folle… Voyons si j’ai la main heureuse :

« … Vous avez des devoirs à remplir dont vous ne vous doutez pas, Louis. À Dieu ne plaise qu’un reproche tombe de ma plume pour aller troubler vos joies si vous êtes heureux, ou accroître vos peines si vous souffrez… mais il faut bien vous le dire : Descendez au fond de votre conscience et souvenez-vous… L’exil volontaire n’est permis qu’à celui qui se voit seul au monde, et vous n’êtes pas seul !… »

— En ai-je trop sauté ?… s’écria René qui retourna la page ; le diable s’en mêle, je crois !… je ne comprends plus… La lampe s’éteint, et mon flacon se vide… Ah ! si Robert de Blois était là pour m’aider !…

Comme il tournait les feuillets au hasard, le papier s’échappa de sa main tremblante. Il se baissa pour le ressaisir ; les veines de son front se gonflèrent.

— Je suis de sang-froid…, murmurait-il ; j’ai fait exprès de ne pas boire… Il faut du calme pour juger… Écoutez, écoutez !… Voici bien ce que je cherchais !…

« … Revenez, Louis, je vous en supplie, revenez… »

— Mais qu’y a-t-il donc ensuite ?… Oh ! oh !… l’encre a blanchi ! le papier et l’écriture sont de la même couleur !… Et cette lampe du démon !…

Il tourna encore le bouton ; le verre lui éclata au visage.

Il se leva furieux.

— On ne veut pas que je lise !… s’écria-t-il ; mais qu’importe tout cela ?… J’ai vu, vu de mes yeux… Blanche de Penhoël est sa fille !… sa fille, entendez-vous ?

Il y avait longtemps que Marthe restait immobile et protégée par son engourdissement inerte. Comme toujours, le nom de Blanche secoua son apathie.

— Blanche !… répéta-t-elle. Vous ne m’avez pas dit encore ce que vous avez fait de ma fille…

Puis elle ajouta en frissonnant :

— Est-ce que vous vous seriez vengé sur elle ?…

Son intelligence s’éveillait. Elle comprenait vaguement que Robert, abusant de l’ivresse de René, lui avait fait voir dans la lettre les choses qui n’y étaient point.

Penhoël était debout et faisait effort pour garder l’équilibre. Ses jambes avinées pouvaient à peine le soutenir. Marthe se laissa glisser, agenouillée, à ses pieds.

— Elle est votre fille, murmura-t-elle. Oh ! René, je vous le jure… au nom de Dieu, ayez pitié de votre enfant !

Son cœur, qui recommençait à battre, avait envoyé un peu de sang à sa joue ; ses yeux retrouvaient des larmes ; ses grands cheveux blonds, dénoués, inondaient son visage et tombaient jusque sur ses épaules.

René se prit à la contempler tout à coup en silence. Sa physionomie changea. Quand il prit enfin la parole, il y avait dans sa voix une émotion triste et presque tendre.

— Oh ! je sais bien que vous êtes belle !… dit-il ; si vous aviez voulu, nous aurions été bien heureux… Je ne demandais qu’à vous aimer en esclave, Marthe… Vous souvenez-vous ?… Il y a longtemps !… Mais moi, je n’ai point oublié comme mon cœur battait à votre vue… Depuis, une autre femme m’a pris mon cœur et ma raison… Lola… qui est bien belle aussi !… Lola, qui m’abandonne lâchement à l’heure où je souffre !… Mais ce n’était pas le même amour… Oh ! non… En ma vie je n’ai aimé que vous, Marthe, et je n’aimerai que vous !…

Il se rassit à côté de Madame et prit à deux mains ses beaux cheveux pour les ramener en arrière.

— Vous souvenez-vous, continua-t-il, de mes prières et de mes larmes ?… Je ne savais pas tout mon malheur, mais je sentais qu’on ne m’aimait pas… Mon Dieu ! si la voix de quelque génie m’avait dit : « Veux-tu donner ta vie tout entière pour une semaine de bonheur… une semaine pendant laquelle on te rendra tendresse pour tendresse ?… » Oh ! Marthe, comme j’aurais donné ma vie !…

Marthe baissait les yeux.

— Ma fille !… dit-elle tout bas ; vous ne me parlez pas de ma fille !

René se leva une seconde fois, et repoussa son fauteuil qui roula jusqu’au milieu du salon.

— Fou que je suis !… s’écria-t-il tandis que la colère empourprait de nouveau la tache ardente qui brûlait au milieu de sa joue pâle ; il faut que cette femme me rappelle à moi-même ?… Sa fille, n’est-ce pas ? poursuivit-il en menaçant du poing le portrait de son frère ; sa fille à lui, le menteur et le lâche !… Pas un mot, madame !… Par le nom de Dieu, je ne veux plus vous entendre !… Oh ! je suis tombé bien bas… Le fils de Penhoël est pauvre maintenant comme les mendiants qui viennent chercher l’aumône à la porte du manoir… Le fils de Penhoël n’a plus d’asile… Et ce n’est pas le malheur seulement qui pèse sur sa tête… Il y a aussi la honte !… Si les gens qui l’ont ruiné n’ont pas pitié de lui, le nom de son père sera traîné dans l’infamie… Et savez-vous qui a poussé René de Penhoël jusqu’au fond de cet abîme ?… ajouta-t-il en mettant sa main lourde sur l’épaule de Marthe. C’est l’homme qu’il aimait et c’est la femme qu’il adorait… c’est vous, l’épouse coupable, et lui, le frère indigne… Je vous dis de ne pas parler : je suis le maître ! Vous savez bien que je dis la vérité… Le jour où mon sourcil s’est froncé pour la première fois en regardant le berceau de l’Ange, Dieu avait déjà prononcé mon arrêt… C’était mon dernier espoir qui mourait… Il n’y avait plus rien en mon cœur, et il fallait endormir l’angoisse de ma pensée… J’ai cherché l’oubli dans l’ivresse, dans le jeu, dans l’amour… Et chaque fois que je commettais une faute, c’est vous, vous, madame, qui étiez la coupable !

Il lâcha l’épaule de Marthe, toujours agenouillée, et fit un pas vers le portrait de l’aîné de Penhoël.

— Vous et lui !… reprit-il avec un sauvage élan de colère ; lui surtout, le poison de ma vie !… lui, le plus lâche des hommes !

Il s’était avancé jusque sous le portrait. Il leva la main, et son poing fermé tomba sur la toile qui se creva, percée à la place du cœur.

René ne se connaissait plus. Il arracha le cadre et le précipita brisé sur le sol ; puis il foula aux pieds l’image de son frère en laissant éclater une joie forcenée.

Le bruit qu’il faisait l’empêcha d’entendre la porte du salon qui s’ouvrait doucement. La lampe, privée de son verre, ne jetait plus qu’une lueur vacillante et fumeuse. Marthe et René ne virent point qu’une personne se glissait entre les battants de la porte et restait immobile dans l’ombre, à côté de l’entrée.

René trépignait sur la toile souillée et déchirée, où l’on n’aurait plus reconnu les traits de son frère.

Marthe le regardait, saisie d’horreur, comme si elle eût assisté à un meurtre.

René s’arrêta enfin, énervé par ce rire épuisant et irrésistible des gens ivres.

— Oh ! oh !… fit-il ; le vieux Benoît avait bien dit que je l’assassinerais !… À votre tour, maintenant, madame !…

Il gagna, en se faisant un appui de la muraille, le portrait du vieux commandant de Penhoël. Au-dessous de ce portrait, comme nous l’avons dit, pendait un trophée d’armes. René y prit une épée.

Il ne riait plus.

Il se découvrit et fit le signe de la croix.

— Tout est fini pour nous deux, madame…, prononça-t-il d’une voix sourde et résolue. Faites comme moi… dites votre prière.

Il s’appuya sur la garde de l’épée, et ses lèvres remuèrent comme s’il eût récité une oraison.

Marthe se traîna vers lui sur ses genoux.

— René…, murmurait-elle en étendant ses bras suppliants, je veux bien mourir… et je vous pardonnerai du fond du cœur… Mais, je vous en prie, avant de me tuer, dites-moi ce que vous avez fait de ma fille ?

René cessa de prier, et montra du doigt le portefeuille qui était à terre auprès de la table.

— Ne vous ai-je pas dit qu’il m’avait fallu payer cela ? répliqua-t-il. Je n’avais plus rien… Robert de Blois m’a demandé votre fille en échange de ces papiers… et je la lui ai donnée !

Marthe appuya ses deux mains contre son cœur et poussa un gémissement faible. Puis elle tomba privée de sentiment.

Penhoël éprouva du doigt la pointe de son épée.

En ce moment, il se fit un bruit léger du côté de la porte. La personne qui venait d’entrer et qui restait dans l’ombre décrochait, elle aussi, une des armes suspendues en trophée sous les vieux portraits de famille.

Quelques pas seulement séparaient Marthe évanouie et René de Penhoël.

Celui-ci pencha sa tête sur sa poitrine et marcha vers sa femme en pensant tout haut :

— Elle, d’abord… moi, ensuite !…

Dans son accent comme sur son visage, il y avait une détermination sombre.

Mais, comme il relevait à la fois la tête pour voir et la main pour frapper, il aperçut un homme entre lui et sa victime.

C’était l’oncle Jean qui avait redressé sa grande taille, courbée par la vieillesse, et qui se tenait debout, l’épée à la main, au devant de Marthe.