Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome V/10

La bibliothèque libre.
Méline, Cans et Compagnie (Tome Vp. 193-213).


XVI

bonheur.


Cette émotion soudaine et irrésistible qui avait saisi, au bois de Boulogne, Berry-Montalt, ou, pour parler mieux, l’aîné de Penhoël, et qui avait arraché l’épée à ses mains tremblantes, ne dura qu’un instant.

Il avait été vaincu par un de ces fougueux mouvements du cœur, dont nulle volonté humaine ne peut arrêter l’élan. Tous ses projets de colère et de vengeance s’étaient évanouis à la fois. Durant une minute, Louis eut des larmes dans les yeux, et son cœur battit contre la poitrine du vieil oncle Jean.

Étienne et Roger regardaient, partagés entre la surprise et l’émotion contagieuse.

Vincent restait sombre, à l’écart.

Nehemiah Jones remettait au fourreau, avec méthode, les armes, soigneusement essuyées.

La seconde minute commençait à peine, que Louis se révoltait déjà contre ce qu’il appelait sa faiblesse. Ses larmes se séchèrent brusquement ; il se dégagea de l’étreinte du vieillard, et son visage reprit cette froideur glacée qu’il avait gardée si longtemps.

L’aîné de Penhoël était redevenu le nabab Berry-Montalt.

— Louis !… murmura l’oncle Jean qui ne s’apercevait pas encore de ce changement, mon fils chéri !… comment as-tu pu rester tant d’années loin de nous ?

— Comme il n’y avait plus de place pour moi dans la maison de mon père…, répliqua Montalt avec amertume, j’ai cherché fortune ailleurs.

L’oncle Jean le regarda, et vit seulement alors ses sourcils froncés et le sarcasme dur qui relevait sa lèvre.

— Comme tu dis cela !… murmura-t-il.

M. Jean !… interrompit Montalt, on s’est passé de moi pendant vingt ans, là-bas, en Bretagne… Moi, de mon côté, je vous jure que je n’ai guère songé à vous !

Le vieux Breton courba la tête.

— Finissons !… reprit Montalt ; vos filles sont chez moi… venez les reprendre.

— Mes filles ?… s’écria l’oncle Jean stupéfait ; celles que j’appelais mes filles… elles sont mortes !…

— Elles vivent ! dirent ensemble Étienne et Roger.

— Est-il possible ? balbutia le vieillard. Diane ! Cyprienne !…

— Ce sont deux enfants gracieuses et belles !… poursuivit Montalt au lieu de répondre ; je souhaite qu’elles n’aient point l’âme ingrate de tous ceux qui portent le nom de Penhoël…

L’oncle Jean n’écoutait plus. Il pleurait de joie.

— Ah !… si vous saviez !… si vous saviez, Louis !… voulut-il dire.

Montalt l’interrompit encore.

— Je ne veux rien savoir…, dit-il ; la tendresse et la haine fatiguent également ceux qui sont devenus sages… Je n’aime plus et je ne hais pas… Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers Étienne et Roger, vous êtes intéressés à tout ceci… Je retourne à mon hôtel ; suivez-moi, si vous voulez.

Il n’y avait eu aucune explication d’échangée, et pourtant les deux jeunes gens ne soupçonnaient plus ; Roger lui-même oubliait sa jalousie, et s’étonnait d’avoir douté.

Ils firent un pas vers le nabab.

Vincent restait seul en arrière.

— Et moi ?… dit-il.

— Et l’Ange !… s’écria l’oncle Jean ; tu as raison, mon fils… c’est pour Blanche de Penhoël que je suis venu ici !

— Blanche de Penhoël ?… répéta le nabab ; je ne connais pas ce nom…

À son tour Vincent se rapprocha.

— En êtes-vous bien sûr ?… dit-il le rouge au front et les dents serrées ; quand on veut nier, il faut prendre mieux ses précautions, milord… J’affirme que vous avez fait enlever, dans la nuit d’hier, ma cousine Blanche de Penhoël.

M. Vincent, répliqua le nabab, je suis las et je n’ai plus fantaisie de me battre… Vous pouvez me regarder avec vos yeux hardis et pleins de haine, monsieur !… Courage !… vous me forcez de vous reconnaître pour mon neveu… Ah ! ah ! jeune homme, ajouta-t-il avec amertume, combien faut-il donc vous donner de fois la vie pour avoir droit à votre gratitude ?… Courage ! vous dis-je, mon neveu Vincent !… vous porterez comme il faut le nom de Penhoël !

Il se dirigea vers son équipage, qui attendait toujours dans l’allée voisine.

Étienne et Roger le suivaient.

— Montez…, leur dit-il.

Les deux jeunes gens obéirent.

La portière se referma sur eux. L’oncle Jean, qui s’avançait timide et triste, monta dans le fiacre avec Vincent.

Les deux voitures reprirent le chemin de Paris.

Montalt et ses deux compagnons gardaient le silence.

Étienne et Roger avaient peut-être envie d’implorer leur pardon, car leurs cœurs étaient pleins d’espoir et de joie ; mais ils n’osaient pas, tant le visage de Montalt était sévère et sombre.

Montalt rêvait, et sa rêverie avait une navrante amertume.

— Pauvre oncle Jean !… se disait-il ; celui-là est toujours le digne cœur d’autrefois !… Oh ce n’est pas sur lui qu’il fallait me venger !… Mais mon frère… mais Marthe !… il n’a pas même osé prononcer leurs noms devant moi !… Fou que je suis !… Hier, j’aurais donné ma fortune pour cette lettre où j’espérais trouver un mot de compassion ou de regret… un mot d’amour peut-être ! Fou !… misérable fou !… ne sais-je pas, depuis vingt ans, qu’il n’y a rien dans le cœur d’une femme ?

— Milord…, dit en ce moment Étienne avec timidité, mon cœur se refusait à vous haïr… Pendant ces belles années que j’ai passées à Penhoël, j’entendais votre nom dans toutes les bouches… Avant de vous connaître, j’avais appris à vous aimer.

— Laissons là Penhoël, s’il vous plaît, monsieur…, repartit sèchement le nabab.

Roger, qui allait parler, baissa la tête en silence.

— Vous êtes irrité contre nous, reprit le jeune peintre ; nous vous en avons donné le droit… mais, je vous en prie, milord, vous, l’oncle respecté de celles que nous aimons, oubliez votre colère !

Le nabab laissa tomber sur lui un regard froid et distrait.

— Je n’ai pas de colère, monsieur, répliqua-t-il ; seulement ce que je vois ici m’ennuie et me répugne…

Il bâilla et poursuivit comme en se parlant à lui-même :

— Tristes gens ! tristes choses !… Je crois que je vais retourner dans l’Inde…

Étienne voulut insister, à défaut de son ami, qui gardait toujours un silence embarrassé. Le nabab fit un geste de fatigue et se renfonça dans un coin.

On ne parla plus durant tout le reste de la route.

L’équipage du nabab arriva le premier devant l’hôtel. Le fiacre qui ramenait Jean de Penhoël et Vincent était resté un peu en arrière.

Les fenêtres de la chambre à coucher avaient, comme nous l’avons dit, leurs contrevents fermés. La pièce n’était éclairée que par la lumière d’une lampe. Au moment où Montalt ouvrait la porte, ses yeux, habitués au grand jour du dehors, eurent quelque peine à distinguer les objets. Il vit seulement une scène confuse : deux jeunes filles terrassées, et trois hommes que sa présence subite semblait frapper de stupeur.

Cyprienne et Diane se relevèrent en poussant un cri de joie, et se jetèrent à son cou.

L’un des trois hommes, profitant de ce mouvement, ramassa la boîte de sandal qui était toujours à terre, se glissa comme une anguille entre la porte et le nabab, et disparut au détour du corridor.

Étienne et Roger ne savaient rien de ce qui se passait à l’intérieur de la chambre ; ils ne songèrent pas même à l’arrêter.

— Notre père !… disaient les jeunes filles ; notre bon père !… c’est Dieu qui vous envoie… Oh ! nous avons bien pleuré cette nuit ; car nous avions peur de ne plus vous revoir !…

Roger serra la main d’Étienne.

— Elles le nomment leur père !… murmura-t-il ; savent-elles ce que nous avons fait ?… nous pardonneront-elles ?…

Les lèvres de Montalt avaient effleuré le front pâle encore des deux jeunes filles.

— Que signifie tout cela ? dit-il sans beaucoup s’émouvoir.

— Oh ! père !… s’écria Diane, ces hommes, qui ont voulu nous tuer autrefois, sont venus pour dérober votre trésor !…

Montalt regarda par-dessus leur tête.

— Il me semble qu’ils étaient trois tout à l’heure…, dit-il.

Diane et Cyprienne se retournèrent. Il n’y avait plus là que Blaise et Bibandier, qui se faisaient petits à l’autre bout de la chambre. Les deux jeunes filles s’élancèrent vers les fenêtres ; les contrevents s’ouvrirent et les rayons du soleil inondèrent la chambre.

— Il s’est enfui !… dit Diane dont le regard aigu fouillait les moindres recoins.

— Avec les diamants !… ajouta Cyprienne.

M. le baron Bibander ! murmura Montalt en regardant nos deux gentilshommes atterrés, M. le comte de Manteïra… venus ici pour dévaliser mon hôtel !… Quel était donc l’autre ?…

Avant qu’on pût faire réponse, on ouït une rumeur vague dans le lointain des corridors, puis la rumeur s’approcha, et la voix de l’oncle Jean, changée par la colère, se fit entendre.

Il disait :

— Je te reconnais, malgré ton déguisement… comme j’ai reconnu ton écriture dans cette lettre perfide, qui m’a mis l’épée à la main contre mon neveu Louis !… Tu es donc le démon de notre famille !…

Il arrivait en ce moment devant la porte, traînant après lui M. le chevalier de las Matas, qu’il tenait par le collet de son habit.

D’un geste vigoureux, il le lança jusqu’au milieu de la chambre en disant :

— Cette fois, je crois qu’on va t’écraser, vipère !

La face de Robert était livide. Il tremblait.

Chaque fois que son regard essayait de se relever, il voyait autour de lui le cercle de ses accusateurs.

Cyprienne et Diane étaient dans les bras de l’oncle Jean ; mais leurs regards se tournaient, pleins de tendresse émue, vers le nabab, car leur espérance était réalisée.

Cette pensée qu’elles avaient accueillie avec tant de défiance, malgré la pente romanesque de leur nature, était bien la réalité.

Les dernières paroles de l’oncle Jean levaient le dernier doute. Leur bon génie s’appelait Louis de Penhoël !

Elles faisaient semblant de ne point voir Étienne et Roger qui cherchaient leurs regards.

Ceux-ci étaient auprès de Robert, et, avec eux, il y avait l’oncle Jean, Vincent, les deux jeunes filles, tous ceux que l’Américain avait dépouillés ou trahis, à l’exception de Marthe et de Penhoël.

— Louis, dit l’oncle Jean, cet homme est cause que Pontalès commande dans la maison de ton père.

Le visage du nabab eut une contraction légère, mais il demeura en dehors du cercle.

— Notre père…, dit Diane, — car nous l’appelons aussi notre père, ajouta-t-elle en s’adressant à Jean de Penhoël, sur qui ces simples mots parurent produire une impression étrange ; — notre père n’ignore rien de ce qui s’est passé au manoir… Nous avons entendu cet homme raconter lui-même tous ses lâches exploits.

Blaise et Bibandier, comme on le pense, avaient la bonne envie de fuir, mais on voyait maintenant, au delà du seuil, les têtes noires de Séid et de son compagnon.

— Ce que milord ne peut pas savoir, dit Étienne, c’est que cet homme, en qui nous ne reconnaissions point l’hôte fatal de Penhoël, est l’unique cause de notre rage folle et de notre erreur… C’est lui qui a fait naître nos soupçons… C’est lui encore qui nous a donné accès dans cette maison de jeu où nous avons pu vous joindre hier.

— C’est lui qui m’a conduit par la main jusqu’à vous, ajouta Vincent.

— C’est lui qui a donné de l’argent à Nawn pour empoisonner les jeunes demoiselles, prononça, derrière le seuil, la voix gutturale de Séid.

— C’est lui qui a tout fait !… ajouta l’oncle dont la main s’étendit au-dessus de la tête de Robert : notre malheur et notre ruine !… Mon neveu Louis, il faut que cet homme soit châtié !

Depuis l’entrée de Robert, le nabab n’avait pas prononcé une seule parole. Sa tête était inclinée sur sa poitrine ; ses yeux rêvaient, il semblait ne point écouter.

En ce moment, il s’avança vers l’Américain, et le cercle s’ouvrit pour lui faire passage.

Chacun se demandait ce qu’il allait faire, car il était roi dans cet hôtel, où chacun de ses ordres provoquait une obéissance passive.

On savait que sa fantaisie était sa règle unique, et que la loi commune n’avait pas de frein pour sa volonté.

Il mit sa main sur l’épaule de Robert, qui fléchit à ce contact, comme si un poids écrasant l’eût accablé tout à coup.

Montalt se pencha vers lui. Robert se sentit perdre le souffle, tant il avait de terreur.

M. le chevalier de las Matas, dit Montalt d’un ton doux et presque caressant, ce qu’affirment ces gens-là m’importe peu… Vous êtes chez moi… sous ma protection… et il ne vous sera point fait de mal.

Il y eut dans la chambre un murmure de stupéfaction.

Robert lui-même n’osait pas en croire ses oreilles.

Il tendit à Montalt la boîte de sandal en murmurant :

— Milord, je suis à la merci de votre générosité.

Montalt prit les diamants comme par manière d’acquit, et sa bouche descendit jusqu’à effleurer l’oreille de Robert :

M. le chevalier de las Matas…, reprit-il, si vous le voulez, je croirai que vous êtes venu à mon hôtel pour répondre enfin à mes nombreux messages…

L’Américain se redressa du coup ; il osa regarder Montalt en face, et sa frayeur s’évanouit comme par enchantement.

Montalt avait les yeux baissés.

— M’apportez-vous la lettre ?… dit-il.

— Milord…, répliqua Robert qui croyait avoir déjà repris l’avantage, je n’ai rien à refuser à Votre Seigneurie…, mais la lettre…

— Si vous l’avez laissée chez vous, interrompit Montalt, donnez un ordre et vous l’aurez dans dix minutes.

— C’est que… milord…

Les sourcils de Montalt se froncèrent légèrement.

— L’avez-vous, ou ne l’avez-vous pas ?… murmura-t-il sans perdre encore son accent de courtoisie.

Et comme Robert hésitait, il lui pressa l’épaule tout à coup avec tant de force que ce dernier recula et pâlit.

— Je suis sûr que vous l’avez !… poursuivit Montalt ; veuillez me la donner, M. le chevalier… à l’instant même, s’il vous plaît !… ou bien je vais vous faire mourir sous le bâton !

— Milord…, balbutia Robert épouvanté.

Bibandier et Blaise tremblaient comme la feuille.

— Séid !… dit tranquillement Montalt.

Le noir entra dans la chambre.

Robert ouvrit son habit avec précipitation et prit un portefeuille dans sa poche.

— Si je vous donne la lettre…, dit Robert, vous me laisserez partir sain et sauf ?…

— Et nous avec lui ?… balbutièrent de loin Blaise et Bibandier.

Montalt fixait sur le portefeuille un regard avide. Sa main frémissait convulsivement ; sa respiration s’arrêtait dans sa gorge. Il fit un signe de tête affirmatif, comme s’il n’eût point pu répondre avec des paroles.

La lettre sortit à demi du portefeuille de Robert.

Montalt la saisit, tandis que sa poitrine rendait un râle.

— Sortez !… dit-il.

Nos trois gentilshommes s’élancèrent vers la porte et disparurent comme par enchantement.

Personne n’avait osé leur défendre le passage.

Le nabab était au milieu de la chambre, tenant à la main la lettre ouverte. Mais il ne pouvait point lire, parce que ses yeux étaient aveuglés.

Tous les regards étaient fixés sur lui, et il régnait dans l’assemblée un silence solennel.

Au bout de quelques minutes, les yeux dessillés de Montalt laissèrent couler deux grosses larmes sur sa joue.

Il chancela, puis tomba sur ses deux genoux.

— C’était elle !… murmura-t-il en souriant comme un enfant sous ses larmes ; elle m’aimait !… Oh ! quel cœur m’avez-vous donc fait, mon Dieu ?… J’avais deviné ! je savais presque !… et je me forçais à ne pas croire !… Je me plaisais à détester et à maudire !…

Jean de Penhoël et les deux jeunes filles s’étaient rapprochés de lui. Il se releva et attira le vieillard sur son sein.

— Mon vieux père !… reprit-il, j’avais trop aimé… La pensée de votre ingratitude me rendait fou !

— Notre ingratitude !… répéta l’oncle Jean ; pas une seule fois, depuis vingt ans, notre prière n’est allée vers Dieu sans lui parler de toi, mon fils…

Montalt le serra contre son cœur et donna ses mains aux deux jeunes filles, qui les couvrirent de baisers.

— Je le crois !… poursuivit-il. Je suis heureux comme je ne pensais point qu’on pût l’être sur la terre !… Marthe !… oh ! Marthe !…

Étienne et Roger ne comprenaient pas peut-être tous les détails de cette scène, mais ils étaient profondément touchés. Seul, Vincent restait sombre et en dehors de l’émotion générale.

Il n’avait qu’une pensée : Blanche, Blanche, dont personne ne parlait, et qui était toujours perdue…

Tout à coup Montalt se dégagea de la triple étreinte qui le retenait, et fit un pas en arrière.

Le rouge vif qui couvrait ses joues fit place à une mortelle pâleur.

— Oh !… balbutia-t-il en frissonnant, j’ai médité cela tout un jour et toute une nuit… Dieu me punira pour cette affreuse pensée !… Ce duel…

— Mon fils, interrompit l’oncle Jean, tu me croyais coupable et tu voulais me tuer…

— Je voulais me venger !… répliqua Montalt ; me venger plus cruellement encore !… Pauvre vieil ami !… je voulais donner ma poitrine à ton épée et te dire mon nom en tombant frappé à mort.

L’oncle Jean se couvrit le visage de ses mains ; son sang était froid dans ses veines.

Le silence régna autour de Montalt.

Vincent profita de cet instant, et s’avança jusqu’au milieu de la chambre.

— Personne ne prononcera-t-il ici le nom de Blanche de Penhoël ?… demanda-t-il.

Cyprienne et Diane, à qui Vincent n’avait donné, en entrant, qu’un froid baiser, le prirent par la main et l’entraînèrent vers la porte qui communiquait avec l’intérieur de l’hôtel.

Tandis qu’elles s’éloignaient, Montalt les suivait d’un regard attristé.

— Dieu est juste !… murmura-t-il. Mon père, ta bonne et noble vie a une belle couronne… C’est au nom de tes filles que je te demande mon pardon !

L’oncle Jean s’approcha comme pour l’embrasser, et prononça quelques paroles à son oreille.

Montalt recula et porta ses deux mains à sa poitrine, comme si tout son être eût éprouvé un choc terrible : c’était la joie qui l’écrasait.

Une expression d’extatique bonheur se répandit sur son beau visage.

— Moi !… moi !… s’écria-t-il d’une voix entrecoupée ; Dieu m’aurait gardé tant de joie !… Diane ! Cyprienne !… les deux enfants de mon cœur !… les deux anges qui charmaient ma détresse !… Morbleu ! ajouta-t-il avec ce rire franc qui fait ressembler l’allégresse de l’âme à un élan de gaieté ; morbleu ! mes jeunes camarades, approchez ici !… Vous aviez raison d’être jaloux de moi, car je suis bien sûr de les aimer mieux que vous !… Votre main, Étienne ? vous êtes un noble garçon… Votre main, Roger, quoique vous soyez un détestable étourdi ?…

Les deux jeunes gens ne se le firent pas dire deux fois.

— Étienne, reprit Montalt avec une nuance de mélancolie dans sa joie, tu seras le mari de ma belle Diane… Roger, tu auras ma douce Cyprienne… Messieurs, qu’elles soient heureuses, ou bien nous nous battrons encore une fois !…

— Sur notre honneur, répliquèrent les jeunes gens en pressant ses deux mains, nous ne nous battrons plus jamais, milord !

. . . . . . . . . . . . . . .

Tous les personnages que nous avons laissés dans la chambre du nabab étaient rassemblés autour du lit de Blanche.

Il y avait un voile de sévère tristesse sur les beaux traits de l’oncle Jean, dont le regard glissait furtivement, de temps à autre, vers le berceau où reposait l’enfant. Une sorte de contrainte régnait ici, et Montalt, tout seul, avait gardé son aspect joyeux.

Ce n’était point l’état de la jeune malade qui pouvait expliquer cette inquiétude ou cette tristesse, bien au contraire ; Blanche avait retrouvé ses délicates couleurs d’autrefois, et son joli visage souriait doucement, comme si la vue de tous ceux qu’elle aimait l’eût subitement guérie.

Le nabab avait peine à s’empêcher de sourire, et regardait Vincent du coin de l’œil.

— Mon beau neveu, dit-il, vous voyez bien que, raisonnablement, je ne pouvais pas répondre à vos demandes d’explications, malgré l’exquise politesse que vous mettiez à les formuler, M. le gentilhomme !… Ces deux petites filles, ajouta-t-il en se tournant vers les deux sœurs, étaient, à ce qu’il paraît, plus maîtresses que moi dans mon hôtel… C’était sans le savoir que j’avais donné l’hospitalité à notre chère Blanche.

— Mon oncle, dit Vincent en rougissant, je vous demande pardon…

— Mon enfant, on a ici, de part et d’autre, tant de choses à se pardonner, que les comptes s’embrouilleraient si nous ne proclamions pas une amnistie générale…

Il s’approcha de l’oncle Jean.

— Entendez-vous bien cela, mon vieil ami ? dit-il à voix basse ; quant à ce qui vous fait froncer le sourcil, souriez plutôt, car, si vous perdez deux filles, vous retrouvez un bel enfant dans ce berceau.

— L’honneur de Penhoël !… murmura le vieillard.

— L’honneur de Penhoël regarde Penhoël, répliqua gaiement Montalt ; quand on a beaucoup voyagé, on sait beaucoup d’histoires… J’en ai appris notamment une très-jolie, à bord de certain navire anglais nommé l’Érèbe… Voulez-vous que je la raconte, mon neveu Vincent ?…

Vincent, le rouge au front, se mit à genoux auprès du lit de Blanche, et porta la main de la jeune fille à ses lèvres.

— Maintenant qu’elle est pauvre comme moi…, dit-il avec une émotion grave, je puis bien avouer que je l’aime et promettre devant Dieu d’être son mari.

— Non pas, morbleu !… s’écria le nabab ; elle est riche, et toi aussi, mon neveu !… Ces petites filles ont en poche de quoi racheter Penhoël, et le reste de ce que je possède est à vous, mes enfants !

— Penhoël !… répéta Diane. Il faut trois jours pour faire la route de Bretagne… Et c’est dans trois jours que passe le dernier terme du rachat !

— Donc, nous avons le temps… s’écria le nabab ; fais atteler, ami Vincent !… Il nous faut retrouver d’abord Marthe et mon frère… Pour cela, je veux revoir nos trois coquins et leur porter des arguments irrésistibles… Venez avec moi !

Étienne et Roger baisèrent deux jolies mains qu’on ne leur disputa qu’à demi, et suivirent le nabab, qui monta dans sa voiture avec l’oncle Jean.

On ne fit qu’un temps de galop jusqu’à l’hôtel des Quatre Parties du Monde.

Mais quand Montalt demanda M. le chevalier de las Matas, on lui répondit que ce noble étranger et ses deux compagnons étaient partis, depuis une demi-heure, pour ne plus revenir.