Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome V/7

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Méline, Cans et Compagnie (Tome Vp. 133-148).


XXIII

le premier cri.


Nawn, la servante de Mirze, était restée seule au chevet de Blanche, lorsque les deux filles de l’oncle Jean avaient quitté leur chambre pour se rendre aux ordres du nabab.

Pendant les premières minutes qui suivirent le départ des deux jeunes filles, Nawn demeura, comme d’ordinaire, accroupie sur son carreau de soie, la tête penchée, les bras tombants, dans une attitude de nonchalante apathie.

C’était une femme de grande taille, qui pouvait avoir quarante ans à peine, mais dont la peau cuivrée était déjà sillonnée de rides.

Les domestiques de l’hôtel la craignaient. On l’accusait d’avoir empoisonné, à Londres, un groom mulâtre de milord, qui l’avait abandonnée après avoir été son amant.

Mais elle semblait dévouée à Mirze, et Mirze avait conservé sur l’esprit du nabab ce pouvoir que donne l’habitude.

Nawn n’avait point été chassée, bien que les deux noirs du nabab prétendissent l’avoir vue verser quelque chose de diabolique dans le dernier verre d’ale du pauvre mulâtre défunt.

Au bout de deux ou trois minutes, les yeux baissés de Nawn se relevèrent lentement. Ses membres étaient toujours immobiles, mais ses prunelles, noires comme le jais, se prirent à rouler avec vivacité, comme si elle eût voulu embrasser d’un seul coup d’œil toute l’étendue de la chambre.

Quand cet examen rapide l’eut bien convaincue qu’elle était seule, son regard inquiet se porta sur Blanche endormie.

Les paupières de la jeune fille étaient bien closes. De ce côté encore, Nawn était à l’abri de toute surprise.

Elle se leva et gagna la cheminée, auprès de laquelle deux bouilloires d’argent chauffaient. Dans l’une d’elles, il y avait de la tisane pour Blanche ; dans l’autre, de l’eau pour le thé de Diane et de Cyprienne.

Nawn s’accroupit devant le foyer et ranima le feu.

Il y avait sur son visage pensif de l’hésitation et de la pitié.

— Elles sont bien belles, ces deux jeunes filles !… murmura-t-elle ; elles sont bien douces… et leurs voix vont au cœur… Moi, je suis vieille et je suis laide.

Elle souleva le couvercle de la bouilloire qui contenait l’eau pour le thé.

— Et puis…, grommela-t-elle en fronçant le sourcil, ce sont toutes ces belles filles qui font pleurer ma maîtresse !… Pauvre Mirze !… comme elle était belle avant que les larmes eussent creusé ses yeux !… On l’aimait autrefois… maintenant, elle est dédaignée.

Tout en parlant, Nawn caressait, au fond de sa poche, des pièces d’or qui tintaient légèrement.

Elle retira sa main pleine de louis et les compta d’un regard joyeux.

— Oui, oui…, reprit-elle, ce que j’en fais, c’est pour ma bonne maîtresse. Que m’importe cet or ?…

Son œil amoureux démentait ses paroles.

Quand elle eut bien contemplé ses louis, elle les remit dans sa poche et tira de son sein une petite fiole de verre.

En ce moment, Blanche ouvrait les yeux à demi. Elle jeta son regard éteint autour d’elle…

— J’ai rêvé…, pensa-t-elle ; j’ai vu mes deux cousines qui sont mortes… Elles souriaient toutes deux au pied de mon lit…

Sa paupière retomba, lassée, tandis que ses lèvres pâles murmuraient une prière pour les pauvres belles-de-nuit…

Sa raison, affaiblie comme son corps, ne cherchait point à se rendre compte de sa situation nouvelle. D’ailleurs, le demi-jour qui régnait dans la chambre la trompait ; elle ne savait pas où elle était.

Nawn avait débouché, à l’aide de ses dents, le petit flacon de verre.

Elle murmurait en regardant la bouilloire :

— Cela tue vite… les jeunes filles ne souffriront pas.

Son hésitation était finie.

Elle étendit la main et versa dans l’eau chaude la moitié du contenu de son flacon.

Nul bruit ne se faisait dans la chambre, et pourtant Nawn n’était plus seule.

En sortant, Diane et Cyprienne n’avaient point pris la peine de fermer la porte, qui restait entre-bâillée.

Si le regard perçant de Nawn s’était tourné de ce côté, elle aurait vu sur le seuil une tête, noire comme l’ébène, dont la bouche, entr’ouverte par l’étonnement, montrait deux rangées de dents éblouissantes.

Ce fut, du reste, l’affaire d’une seconde. Avant que Nawn eût remis le flacon dans son sein, la tête noire avait disparu, et Séid se disait derrière la porte :

— C’est la même eau qui a tué le mulâtre…

Nawn se rapprocha du lit où Blanche était toujours immobile.

Une réflexion lui vint. Les soupçons pourraient se porter sur elle, et le flacon l’accuserait en ce cas.

Elle traversa la pièce sans bruit et entra dans la chambre voisine, dont elle ouvrit la fenêtre pour jeter au dehors le reste du poison.

Son absence ne dura guère qu’une minute. Quand elle rentra, Blanche était réveillée et toute tremblante.

Elle murmurait de sa voix faible, qu’on entendait à peine, et disait qu’elle avait vu un grand homme noir traverser la chambre en rampant et s’approcher du foyer.

Nawn ne comprit pas ou ne fit point attention. La chambre était déserte et les deux bouilloires toujours à la même place…

Quelques instants après, Cyprienne et Diane revinrent.

Elles semblaient tristes toutes deux, et leurs yeux gardaient des traces de larmes.

— Laissez-nous, ma bonne…, dirent-elles à Nawn ; vous pouvez aller vous reposer.

Nawn ne se pressait point d’obéir. Elle tournait autour du foyer.

— Vous n’avez rien pris de la journée…, murmura-t-elle ; ne voulez-vous point que je vous serve un peu de thé ?

— Nous nous servirons nous-mêmes, ma bonne… Allez !

Nawn sortit comme à contre-cœur.

Quand elle eut passé la porte, Diane et Cyprienne se jetèrent dans les bras l’une de l’autre en pleurant.

Puis elles s’assirent toutes deux. Durant quelques instants, leur douleur les rendit muettes.

— Ma sœur, dit enfin Cyprienne, le laisserons-nous mourir sans essayer au moins de le sauver ?

Diane secoua la tête en silence.

— Nous n’avons pas prononcé une parole, reprit Cyprienne, pas fait un signe pour l’arrêter dans sa résolution !… Et pourtant il nous aime… il nous aurait peut-être écoutées !…

— Il nous a éloignées, répliqua Diane, parce qu’il a eu peur de nos prières et de nos caresses !

— Et nous avons obéi sans résistance !… Il fallait du courage, ma sœur !… Oh ! si j’étais près de lui à présent, il aurait beau faire… je m’attacherais à lui… je lui dirais que cette mort qu’il appelle est un crime !… car il veut se tuer, j’en suis sûre !

Diane avait les yeux secs maintenant.

— Quel noble cœur !… dit-elle ; Dieu n’a point dû pardonner à ceux qui ont ainsi brisé sa foi !

— Oh ! cette femme et cet homme !… s’écria Cyprienne, puissent-ils être maudits !…

Diane lui serra le bras.

— Tais-toi…, murmura-t-elle ; n’appelle pas au hasard la colère de Dieu… Ceux-là que tu maudis sont peut-être bien malheureux, ma sœur !…

Cyprienne l’interrogea du regard, mais la paupière de Diane se baissa.

— Comme il est généreux et bon ! poursuivit cette dernière après un silence ; il a pensé à nous, même à cette heure où tout s’oublie… Tu as raison, ma pauvre sœur, nous avons manqué de courage… Mais aussi comment parler ?… Il comptait les minutes… Nous avions tant de choses à lui dire… nous ne lui avons rien dit !

— Pas même ce que nous avons fait grâce à son assistance, répliqua Cyprienne ; j’aurais voulu lui parler de Madame.

— Et de notre Ange, qu’il eût aimée, j’en suis sûre !… J’aurais voulu qu’il vît notre pauvre Blanche.

— Et quelque chose encore !… interrompit Cyprienne ; sa voix avait un accent de tristesse et de reproche quand il a prononcé les noms d’Étienne et de Roger… Dix fois, j’ai été sur le point de faire une question.

— S’il fallait accuser, répliqua Diane, il n’aurait pas voulu nous répondre…

Blanche s’agita faiblement dans son sommeil.

— Mon Dieu ! continua Cyprienne, tu l’aimes comme moi, ma sœur… Si cruelle que soit la blessure de son cœur, nous l’aurions guérie à force de tendresse… Pense donc !… S’il avait voulu venir avec nous, là-bas, à Penhoël… Comme il aurait été heureux au milieu de tout ce bonheur, son ouvrage !… Tu ne me réponds pas, ma sœur ?…

— Oui… oui…, fit Diane d’un air distrait ; je crois qu’il aurait été bien heureux.

— Et n’est-il donc plus temps, s’écria Cyprienne, de tenter un dernier effort ?… Il me semble que je serais éloquente en ce moment, car mon cœur est plein… Je lui dirais comme Madame est sainte et bonne !… comme notre Blanche a l’âme angélique !… comme la vieillesse de notre père est vénérable et douce !… Je lui dirais nos tranquilles joies de Bretagne… ce que nous regrettons, ma sœur !… ce qui mettait dans nos yeux des larmes si amères quand nous étions seules au milieu de ce grand Paris !…

Elle s’arrêta, parce que l’Ange s’agitait davantage. La bouche pâlie de la pauvre enfant exhalait des plaintes étouffées.

— Elle souffre…, murmura Cyprienne.

Diane semblait distraite pour les douleurs de l’Ange comme pour les rêves d’avenir de sa sœur.

Sa main fit subir une pression plus forte au bras de cette dernière.

— As-tu bien regardé Berry-Montalt ?… demanda-t-elle tout à coup.

— Pourquoi cela ?… balbutia Cyprienne étonnée.

— As-tu, remarqué, — je ne sais pas si je me trompe, — as-tu remarqué une ressemblance ?…

— Oui…, interrompit Cyprienne vivement ; cela m’a frappée deux ou trois fois… mais c’est en vain que j’ai interrogé mes souvenirs… Je cherche encore à me rappeler quel visage…

— C’est que tu ne te souviens plus, peut-être, interrompit Diane à son tour, du temps où René de Penhoël était heureux…

— C’est vrai !… dit Cyprienne dont les yeux s’ouvrirent tout grands ; c’est vrai !… quand je me représente le sourire de Montalt, il me semble que je vois Penhoël sourire !

La rêverie absorbait Diane de plus en plus.

— C’est qu’il y a encore autre chose, reprit-elle avec lenteur. Te souviens-tu que, là-bas, en Bretagne, on nous disait toujours que notre oncle Louis avait aimé Madame ?…

— Est-ce que tu croirais ?… commença Cyprienne.

— Et que Madame l’aimait…, poursuivit Diane dont le beau regard s’éclairait ; et que Louis de Penhoël quitta la Bretagne, parce que René, son frère, se mourait d’amour pour Madame…

— Oh !… fit Cyprienne pâle d’émotion, c’est vrai !… c’est vrai !… ma sœur, il faut courir !… nous jeter à ses genoux… le prier… le supplier !

Elle avait saisi le bras de Diane et l’entraînait vers la porte.

Blanche poussa un cri aigu. Les deux jeunes filles s’arrêtèrent effrayées. Blanche se soulevait sur son lit et se tordait en des convulsions.

Diane et Cyprienne l’avaient trouvée, toute vêtue sur sa couche, dans l’appartement de madame la marquise d’Urgel ; mais une fois à l’hôtel du nabab, elles l’avaient déshabillée pour la mettre au lit.

Le seul regard qu’elles avaient échangé alors, et la rougeur subite de leurs fronts, avaient dit leur commune pensée.

Blanche était enceinte ; il n’y avait pas à s’y méprendre.

Quant à percer le fond de cet étrange mystère, qui semblait accuser d’une manière victorieuse une enfant jusqu’alors innocente et pure comme les anges, les deux sœurs avaient essayé, chacune de leur côté, mille explications impossibles, mais elles ne s’étaient point communiqué leurs doutes de vive voix.

Avant d’aborder ce sujet, elles sentaient leurs joues en feu ; leurs yeux se baissaient, et les paroles hésitaient sur leurs lèvres.

D’ailleurs, Nawn n’avait presque point quitté la chambre, et ce n’était pas devant la servante qu’elles eussent voulu parler.

Mais, si elles ne s’étaient point communiqué leurs pensées, leurs pensées n’en étaient pas moins semblables.

Au cri de Blanche, le même effroi les saisit.

Si c’était l’heure de la délivrance ! Elles étaient là, seules, ignorantes, et ne sachant pas même quel genre de secours il fallait porter à la malade.

Et Blanche était si faible !…

L’idée ne leur venait point, pourtant, d’appeler à leur aide, car, en ce premier moment de trouble, elles ne raisonnaient pas leur situation. La frayeur, qui les prenait à l’improviste, les aveuglait en quelque sorte, et ne laissait parler que leur instinct, qui leur criait de sauver l’honneur de Penhoël.

Qu’espéraient-elles, cependant ? Hélas ! les pauvres filles eussent été bien en peine de le dire.

Elles avaient la volonté vague de cacher l’enfant qui sans doute allait naître.

Par quel moyen ? Elles ne savaient.

Ce qu’elles ne pouvaient ignorer, c’est que la naissance d’un enfant met bien souvent la mère aux portes du tombeau.

Il faut, autour du lit de l’accouchée, les soins expérimentés et l’aide précieuse de la science. Qu’allait-il se passer ? Il n’y avait ici à espérer que l’aide de Dieu.

Blanche criait ; ses plaintes déchiraient le cœur de Diane et de Cyprienne, qui demeuraient pourtant immobiles à l’autre bout de la chambre. Quelque chose les retenait loin de ce lit, où s’accomplissait un mystère qui les épouvantait.

Blanche ne les voyait point ; elle se croyait seule. Elle disait parmi ses plaintes :

— Mon Dieu, ayez pitié de moi !… Sainte Vierge, vous qui savez si je suis innocente, ne me laissez pas mourir sans secours !… Oh ! ma mère ! ma mère ! si tu savais comme je souffre !…

L’affaissement et la fatigue faisaient trêve un instant à sa torture. Diane et Cyprienne voyaient alors sa tête charmante se renverser sur l’oreiller.

Elle était si pâle qu’on eût dit une morte.

Ses yeux se fermaient. Ses grands cheveux blonds tombaient, épars, sur son front et sur ses joues.

Et, chaque fois que les douleurs se calmaient, le doute revenait dans sa conscience d’enfant, où il n’y avait que de purs souvenirs.

— C’est impossible !… murmurait-elle ; je suis folle !… Les jeunes filles comme moi ne sont pas mères !… Mon Dieu ! si je dois mourir, ôtez-moi cette pensée qui m’empêche de prier.

Diane et Cyprienne écoutaient stupéfaites ; elles ne pouvaient deviner la vérité bizarre et incroyable ; mais leurs cœurs n’avaient pas besoin d’une certitude raisonnée. Elles auraient juré que Blanche était innocente.

Les instants de trêve étaient courts. L’Ange de Penhoël reprenait son épuisant martyre. Les deux filles de l’oncle Jean s’étaient rapprochées peu à peu et se tenaient debout auprès du lit.

Blanche rouvrit les yeux à demi. Un sourire doux erra autour de sa lèvre.

— Oh !… fit-elle d’une voix mourante, merci, sainte Vierge !… vous m’envoyez vos anges pour me secourir.

Sa paupière retomba.

Elle murmura encore :

— Peut-être que je suis morte… car mes deux cousines sont dans le ciel !

Cyprienne et Diane pleuraient.

Au bout d’une minute de calme, Blanche eut un tressaillement violent et poussa un grand cri. Diane, que l’émotion faisait sourire sous ses larmes, reçut un enfant dans ses bras.

Nawn, qui avait feint de s’éloigner, était restée en sentinelle derrière la porte, guettant le moment de gagner ses louis d’or.

Elle avait tout vu, tout entendu.

Et cette femme, qui attendait impatiemment l’heure du crime, fut saisie de pitié à la vue de l’enfant et de la jeune mère.

Pour tuer ceux-là, on ne l’avait point payée.

Elle s’élança d’un bond dans la chambre et s’empara de l’enfant pour lui donner les premiers secours.

Blanche joignit les mains et se laissa retomber sur son oreiller, heureuse et guérie.

Les deux sœurs se jetèrent au cou de Nawn, et l’embrassèrent à l’envi.

Nawn ne perdait point la tête. L’instant était souverainement favorable.

— Vous vous rendrez malades, dit-elle, si vous ne prenez rien ; et voilà une pauvre jeune dame qui m’a l’air d’avoir grand besoin de vous !

— Nous prendrons tout ce que vous voudrez, ma bonne !… s’écrièrent à la fois Diane et Cyprienne qui berçaient tour à tour l’enfant entre leurs bras.

Nawn arrangea deux pleines tasses de thé. En les présentant aux deux sœurs, ses mains ne tremblèrent point.

C’était de la besogne commandée.

Cyprienne et Diane burent gaiement, puis elles remirent l’enfant aux mains de Nawn.

Elles avaient échangé un regard.

Blanche semblait s’être assoupie ; leur présence n’était plus indispensable. Elles s’élancèrent toutes deux dans le corridor pour gagner la chambre de Berry-Montalt, et tenter l’effort retardé par la crise de Blanche.

La chambre du nabab était déserte ; son lit était froissé, bien que sa couverture n’eût point été soulevée. Il avait dû prendre quelques instants de repos sans ôter ses vêtements.

Il était alors un peu plus de cinq heures du matin.

Restée seule, Nawn mit l’enfant sur le pied du lit.

— Elles étaient bien jolies !… murmura-t-elle comme si les deux sœurs eussent été déjà mortes.

Puis elle ajouta en secouant sa tête basanée :

— Elles en ont pour un quart d’heure encore…

Elle sortit en se hâtant, et se rendit dans la dernière pièce de l’aile gauche, donnant sur les ruelles désertes.

Elle ouvrit la croisée ; on n’entendait aucun bruit au dehors.

— Est-ce qu’ils ne seraient pas là ?… grommela-t-elle ; j’avais pourtant promis la chose pour cinq heures… Je suis en retard de dix minutes !

Elle alluma deux bougies qu’elle plaça sur l’appui de la croisée…

Un cri poussé avec précaution troubla la nuit silencieuse.

— Ils sont là !… dit Nawn.