Les Bertram/29

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Charpentier (2p. 116-138).

CHAPITRE XXIX

MADAME LEAKE DE RISSBURY.

Adela Gauntlet arriva, sans aventure aucune, à la station de Littlebath, et elle y trouva mademoiselle Baker qui l’attendait pour se charger d’elle et de ses bagages. Elle connut bientôt son sort. Il était absolument nécessaire que mademoiselle Baker allât à Londres au bout de quelques jours. — Vous savez, ma chère, qu’il y a des milliers de choses à faire pour le mobilier et tout le reste, dit mademoiselle Baker, qui se rengorgea involontairement en faisant cette allusion au grand mariage de sa nièce. Adela se hâta de reconnaître qu’il devait en effet y avoir « des milliers de choses, » et témoigna tout son regret d’être une cause d’embarras pour ses amis.

— Pas le moindre embarras, ma chère, dit mademoiselle Baker. Je serai revenue dans une quinzaine au plus tard, et mademoiselle Todd sera enchantée de vous avoir pendant mon absence. Elle serait très-désappointée, et très-mortifiée même, si vous n’y alliez pas maintenant. Cependant je ne vous laisserais pas, si ce n’était que sir Henry tient absolument à ce que Caroline choisisse tout elle-même, et, naturellement, il n’a pas le temps de l’accompagner. C’est une grande responsabilité… Je pense qu’elle va avoir près de cinquante mille francs de commandes à faire.

— Quelle sorte de personne est mademoiselle Todd ? dit Adela.

— Une charmante personne ; vous l’aimerez beaucoup, — elle est si vive, si bonne enfant, si généreuse ! Elle a beaucoup d’esprit aussi. Seulement, pour son âge, elle aime peut-être un peu trop…

— Un peu trop… quoi ? la toilette, sans doute ?

— Non. Je ne vois rien à reprendre chez elle de ce côté-là. Elle s’habille bien, et même richement, mais fort convenablement. Ce que je voulais dire, c’est que, pour une femme de son âge…, elle aime peut-être trop que les hommes s’occupent d’elle.

— Mais Caroline m’a dit qu’elle était la vieille fille la plus invétérée qu’on pût voir, — une vieille fille, qui se faisait gloire de l’être.

— Je n’en sais rien, ma chère ; mais je crois fort que si un certain monsieur l’en priait, elle renoncerait bien vite à cette gloire. Du reste, c’est une personne très-aimable, et elle vous plaira beaucoup.

Mademoiselle Baker partit effectivement pour Londres, confiant Adela à l’hospitalité de mademoiselle Todd. Elle partit, mais elle se promit bien de revenir le plus tôt possible. Sir Lionel allait, à peu près de deux jours l’un, faire visite à mademoiselle Todd dans son appartement de la place du Paragon. Il est vrai que les jours intermédiaires, il allait aussi régulièrement voir mademoiselle Baker ; pour cela, il y avait une raison : on avait à causer de George et de Caroline ; mais quelle raison, se disait mademoiselle Baker, pouvait-il avoir pour aller tous les deux jours place du Paragon ?

Adela se sentit un peu effrayée quand elle se vit installée chez mademoiselle Todd, bien que les façons de cette dame ne fussent pas bien imposantes.

— Maintenant, ma chère enfant, dit-elle, ne faites pas attention à moi. Faites tout juste ce qui vous convient. Si je savais seulement ce qui vous plaît, il ne dépendrait pas de moi que vous ne l’ayez. Voyons, qu’est-ce que vous aimez ? Voulez-vous que j’engage un peu de jeunesse pour ce soir ?

— Oh ! non, mademoiselle, — pas pour moi, je vous en prie. Je n’ai jamais été beaucoup dans le monde, et certainement je n’en ai pas envie dans ce moment.

— Le monde a du bon… Vous ne jouez pas, je pense.

— Je ne reconnais pas même les cartes.

— Alors, vous conviendriez parfaitement à M. O’Callaghan. Aimez-vous les jeunes ministres ? Il y en a un ici qui pourrait faire votre affaire. Toutes ces demoiselles en sont folles.

— Je serais désolée de me mettre en rivalité avec toutes ces demoiselles.

— Peut-être préférez-vous les officiers ? Il y en a ici des tas. Je ne sais vraiment d’où ils sortent, et ils semblent n’avoir jamais rien à faire. Les jeunes personnes, — je veux dire celles qui ne courent pas après M. O’Callaghan, — ont l’air de les trouver très-aimables.

— Mais, mademoiselle, je ne tiens ni aux ministres ni aux officiers.

— Vrai ? Alors, nous ferons venir quelques romans du cabinet de lecture. À trois heures je sors toujours en voiture, et nous nous arrêterons chez le pâtissier. Tiens ! voilà sir Lionel Bertram, selon son habitude. Vous connaissez sir Lionel, n’est-ce pas ?

Adela répondit qu’elle avait rencontré sir Lionel chez mademoiselle Baker.

— Quel dommage que ce mariage ait été rompu, n’est-ce pas ? Je veux dire celui de cette chère Caroline Waddington. Mais, bien que celui-là soit rompu, il y en aura peut-être un tout de même. Quant à moi, j’en serais bien aise. Allons ! je vois que vous n’êtes pas au courant. Je vous conterai cela un de ces jours. Bonjour, sir Lionel. Il ne faut pas que vous restiez longtemps aujourd’hui, parce que mademoiselle Gauntlet et moi nous voulons sortir. Ou plutôt, tenez ! vous allez nous accompagner. Il fait beau, et, si mademoiselle Gauntlet veut bien, nous irons à pied au lieu de prendre la voiture.

Sir Lionel, après avoir présenté ses hommages à mademoiselle Gauntlet, se déclara trop heureux de servir d’escorte à ces dames.

— Mais j’y songe, nous ne pouvons pas aller à pied aujourd’hui, parce qu’il faut absolument que je fasse une visite à la vieille madame Leake à Rissbury. J’avais tout à fait oublié madame Leake. Ainsi, vous voyez, sir Lionel, nous n’aurons pas besoin de vous, après tout.

Sir Lionel protesta que cette dernière décision le rendait infiniment malheureux.

— Vous vous remettrez d’ici l’heure du dîner, je n’en doute pas, dit mademoiselle Todd. Je monte mettre mon chapeau ; comme mademoiselle Gauntlet est toute prête, vous pouvez rester pour lui tenir compagnie.

— Quelle charmante personne que mademoiselle Todd, n’est-ce pas ? dit sir Lionel avant que la porte se fût refermée. Quelle fraîcheur de sentiments, quelle bonhomie ! — un peu étrange parfois. Ces derniers mots furent ajoutés lorsque le pas un peu lourd de mademoiselle Todd eut résonné d’une manière tout à fait rassurante sur les marches de l’escalier.

— Elle me semble une très-bonne personne. Je l’ai vue aujourd’hui pour la première fois.

— Vraiment ? Nous l’avons connue très-intimement, en Terre sainte. (Comme s’il était possible qu’une terre quelconque pût être sainte pour sir Lionel et ses pareils !) Je veux dire George et moi, et Caroline. Je pense que vous savez cette histoire avec mademoiselle Waddington ?

Adela fit un geste qui indiquait qu’elle était au courant de l’affaire à laquelle il faisait allusion.

— C’est bien triste, n’est-ce pas ? à cause de leur parenté si proche, et de leur position de cohéritiers d’une si grande fortune. Je sais que le monde ici prend parti pour Caroline, et dit qu’elle a le droit de se plaindre. Mais je ne saurais blâmer George, quant à moi, en conscience, je ne le puis.

— C’est un de ces cas dans lesquels on ne doit jeter le blâme à personne.

— Précisément ; c’est ce que je dis. Voici le conseil que j’ai donné à George. Il ne faut pas que les idées d’intérêt influent sur ta conduite en aucune façon. Dieu merci ! il y a assez d’argent pour nous tous. La seule chose à laquelle tu doives penser, c’est à votre bonheur à tous deux. Voilà ce que je lui disais, et je crois vraiment qu’il a agi d’après mes avis. Je ne crois pas qu’il ait eu la moindre arrière-pensée sordide au sujet de la fortune de Caroline.

— J’en suis parfaitement convaincue.

— Pas la moindre. Quant aux idées de sir Henry, je ne prétends pas les connaître. On dit ici qu’il cherche depuis quelque temps à gagner les bonnes grâces de mon frère. Libre à lui. Je suis vieux, mademoiselle Gauntlet, — assez vieux pour être votre père (le ci-devant jeune homme aurait pu dire grand-père, s’il l’eût voulu), et voici ce que mon expérience m’a enseigné : l’argent ne vaut pas l’a peine qu’on se donne pour l’obtenir. On dit que mon frère aime l’argent : si c’est vrai, je crois qu’il se laisse aller là à une grande erreur, — une bien grande erreur.

C’étaient de beaux sentiments ; mais, même pour l’oreille inexpérimentée d’Adela, il n’y avait pas là le son du vrai et pur métal. À vrai dire, la fausse vertu n’en impose qu’à bien peu de gens. On reconnaît fort bien l’homme mondain, ainsi que celui qui est cruel, dur, avaricieux ou Injuste. Ce qui fait que les avares et les injustes échappent au châtiment, ce n’est pas l’ignorance, c’est l’indifférence du monde au sujet de leurs vices.

— Et maintenant, sir Lionel, si vous voulez vous mettre en voiture, nous ne vous retiendrons plus, dit mademoiselle Todd qui rentra avec son châle et son chapeau.

Madame Leake, qui vivait à Rissbury, était une vieille dame sourde qui ne jouissait pas d’une grande faveur auprès des autres vieilles dames de Littlebath. Personne n’ignore, je pense, que le village de Rissbury est presque un faubourg de Littlebath.

Madame Leake n’était pas généralement aimée, parce que, tout en ayant l’oreille paresseuse, elle avait la langue singulièrement active. Elle avait la réputation de savoir dire des choses plus mordantes qu’aucune autre dame de Littlebath ; or, les dames de Littlebath sont très-disposées à être mordantes. Et puis, madame Leake ne jouait pas, ne donnait pas de soupers, en un mot, n’ajoutait que fort peu, de quelque façon que ce fût, au bonheur de ces autres dames, ses compatriotes. Mais elle vivait dans une grande maison qui lui appartenait, tandis que les autres habitaient des appartements meublés ; elle avait une voiture à deux chevaux, au lieu que les autres n’avaient qu’un seul cheval ; enfin, elle entretenait certaines relations mystérieuses avec les châteaux du voisinage, ce qui faisait un grand effet sur le monde de Littlebath, bien qu’on n’ait jamais pu savoir au juste l’avantage qu’y trouvait madame Leake elle-même.

C’est une grande corvée que d’avoir à causer avec des gens qui ont besoin de se servir d’un cornet, lorsque ceux-ci sont trop impatients pour s’astreindre à en user d’une façon convenable. Mademoiselle Todd redoutait le cornet de madame Leake ; elle n’avait pas grand’peur de sa méchante langue ; sa voiture et ses chevaux, ainsi que ses relations de château, lui étaient assez indifférents ; mais le monde de Littlebath voyait madame Leake, et mademoiselle Todd, selon le proverbe anglais, voulait « faire à Rome comme font les Romains. »

— Je l’entreprendrai, dit mademoiselle Todd à Adela en achevant la description de madame Leake au moment où la voiture traversait le village de Rissbury, je l’entreprendrai pendant cinq minutes ; puis vous vous en chargerez pendant cinq autres minutes, et alors je recommencerai ; puis nous nous en irons. Adela consentit à cet arrangement avec un certain effroi : sur quel sujet pourrait-elle s’étendre avec madame Leake pendant l’espace de cinq grandes minutes, et cela au moyen d’un cornet !

— Mademoiselle qui ? dit madame Leake, en retirant son cornet de l’oreille afin de dévisager Adela plus à son aise. Oh ! mademoiselle Gaunt… très-bien… J’espère que vous aimez Littlebath, mademoiselle Gaunt.

— Mademoiselle Gaunt-let ! beugla mademoiselle Todd d’une voix qui aurait fait voler en éclats le cornet s’il n’eût été fait du métal le plus solide.

— Ne criez donc jamais, ma chère. Quand vous faites cela, je n’entends plus rien. Cela fait seulement un bruit comme un chien qui aboie. Vous trouverez les jeunes gens de Littlebath très-gentils, mademoiselle Gaunt. Ils sont un peu nuls, — mais je crois qu’en général les jeunes filles les aiment mieux comme cela.

Adela ne se crut pas obligée de répondre à Cette observation, puisque, ce n’était pas à son tour d’emboucher le cornet.

— Avez-vous quelques nouvelles à nous dire, madame ? demanda mademoiselle Todd. L’important était d’arriver à faire causer madame Leake au lieu d’avoir à lui parler.

— Faire rire ? Non, je ne pense pas qu’ils fassent rire personne ; ce n’est pas leur affaire d’être amusants. Je pense qu’ils savent danser, pour la plupart ; et ceux qui ont quelque argent peuvent faire des maris, tels quels. Il ne faut pas être trop difficile, n’est-ce pas, mademoiselle Gaunt ?

— Mademoiselle Gaunt — let, souffla à voix basse mademoiselle Todd dans le cornet, en séparant les syllabes de son mieux, afin qu’elles ne se confondissent pas en frappant le tympan rebelle de madame Leake.

— Let, let, let ! qu’est-ce que vous dites ? Je crois vraiment que j’entends tout le monde mieux que vous, mademoiselle Todd. Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que je n’entends jamais les gens de la ville aussi bien que les personnes de ma société. Affaire d’habitude, sans doute.

— À la campagne, on est peut-être plus habitué aux sourds, dit mademoiselle Todd qui, malgré sa débonnaireté, n’entendait pas se laisser manquer.

— Je ne vous entends pas, dit madame Leake qui, pourtant, cette fois avait entendu. Mais je veux que vous me parliez de cette Caroline Waddington. Est-ce vrai qu’elle a déjà un autre amoureux ?

— Tout à fait vrai. Elle va se marier.

— Elle veut se marier : Je n’en doute pas, qu’elle veut se marier. Elles le veulent toutes, seulement quelques-unes n’y parviennent pas. Ha ! ha ! ah ! Je vous demande pardon, mademoiselle Gaunt ; mais, nous autres vieilles, nous aimons toujours à donner un coup de patte en passant aux jeunes ; n’est-ce pas, mademoiselle Todd ?

Il faut se rappeler que madame Leake avait soixante-dix ans passés, tandis que notre chère mademoiselle Todd n’avait que tout juste atteint sa quarante-quatrième année.

— Mademoiselle Gauntiet pourra tout vous raconter au sujet de mademoiselle Waddington, dit mademoiselle Todd de sa voix la plus distincte. Ce sont de très-grandes amies et elles sont en correspondance. Et là-dessus, mademoiselle Todd passa le cornet à Adela.

— En correspondance ! avec un autre ? je n’en doute pas — avec une demi-douzaine à la fois peut-être. En savez-vous quelque chose, mademoiselle Gaunt ?

Que pouvait faire ou dire la pauvre Adela ? Sa main tremblait en touchant le terrible instrument. Trois fois elle se baissa vers l’embouchure, et trois fois elle releva la tête avec désespoir sans avoir trouvé un mot à dire.

— Est-ce la demoiselle, ou le monsieur qui est de vos amis, ma chère ? ou lequel de ces messieurs ? J’espère qu’elle ne vous a pas enlevé un de vos amoureux.

— Mademoiselle Waddington est une de mes meilleures amies, madame.

— Ah ! vraiment.

— Et je connais aussi M. Bertram.

— Est-il aussi de vos meilleurs amis ? En tout cas, le voilà libre maintenant, je pense. Mais on me dit qu’il n’a rien. Hein ?

— Je n’en sais rien ; je n’ai jamais cherché à savoir.

— Oui, c’est difficile à savoir — à savoir au juste. Je n’aime pas beaucoup, quant à moi, les jeunes filles qui prennent des amoureux et qui ensuite les plantent là, mais…

— Mademoiselle Waddington ne l’a pas planté là, madame.

— Alors c’est lui qui l’a quittée. C’était tout juste ce que je voulais savoir. Je vous suis bien obligée, ma chère. Je vois que vous saurez me raconter toute l’affaire. C’était à propos d’argent, n’est-ce pas ?

— Non, dit Adela à tue-tête, avec une énergie qui la surprit elle-même. L’argent n’y était pour rien.

— Je n’ai pas dit que vous n’y étiez pour rien. Mais ne prenez donc pas cette habitude de crier comme mademoiselle Todd. La vérité, je pense, c’est que le jeune homme a découvert ce qu’on aurait voulu qu’il ignorât. Les hommes ne doivent pas être trop curieux, n’est-ce pas, mademoiselle Todd ? Vous avez bien raison, mademoiselle Gaunt, n’ayez rien à faire avec toute cette histoire. C’est une vilaine affaire.

— Vous vous trompez tout à fait, madame, dit Adela de toute la force de ses poumons. Mais c’était peine perdue. — Je n’entends pas un mot quand vous criez de la sorte, pas un seul mot, lui dit madame Leake. Après quoi, Adela abandonna la place en implorant mademoiselle Todd du regard.

Mademoiselle Todd se leva pour partir en faisant le petit discours d’usage au moment des adieux. Elle avait compté, comme elle l’avait dit, faire une seconde partie de cornet avec madame Leake, mais elle y renonça. Elle se sentait à bout de patience. Elle fit donc un petit signe à Adela et tendit la main à la vieille dame en signe d’adieu.

— Mon Dieu ! vous êtes bien pressées de partir, dit madame Leake.

— Oui, nous sommes un peu pressées aujourd’hui, dit mademoiselle Todd, sans songer à prendre le cornet ; nous avons beaucoup de visites à faire.

— Allons, adieu. Je vous suis bien obligée d’être venues ; et, mademoiselle Todd — ici madame Leake affecta de baisser la voix, mais on l’eût entendue à cinquante pas — il faut que je vous fasse mon compliment au sujet de sir Lionel. Adieu, mademoiselle Gaunt, ajouta-t-elle en faisant une grande révérence d’autrefois à Adela.

Dire simplement que mademoiselle Todd rougit, serait induire le lecteur en erreur, au sujet de l’éclat ordinaire du teint de cette dame. Mademoiselle Todd était perpétuellement rougissante. Sur son visage se voyaient toujours les plus belles couleurs. Ce n’était pas seulement que sur ses joues on admirât une teinte vermeille, fixe et brillante ; à chaque sourire — et mademoiselle Todd souriait toujours — cette teinte s’étendait à son front et à son cou ; à chaque éclat de rire — et les éclats de rire de mademoiselle Todd étaient innombrables — le coloris devenait de plus en plus vif — allant et venant, ou pour mieux dire venant toujours et ne s’en allant jamais — jusqu’à tant que le reflet de son visage illuminât le salon entier et semblât éclairer les physionomies de tous ceux qui l’entouraient. Sous le coup du compliment de madame. Leake elle rougit, à en devenir violette. Jusqu’à ce jour elle s’était amusée de tous les petits commérages auxquels sa position de vieille fille, encore jeune, avait donné naissance, et elle avait pris plaisir à les répéter elle-même avec une certaine affectation ; mais il y avait un venin chez ce vieux serpent femelle, un dard chez cette vieille vipère qui atteignit jusqu’à l’indifférence de mademoiselle Todd.

— La vieille bête ! dit-elle, sans s’astreindre aucunement au sotto voce.

Madame Leake l’entendit, bien que le cornet fût au repos.

— Non, non, non, dit-elle de sa voix la plus aimable, je ne vois pas du tout qu’il soit le moins du monde une vieille bête pour cela. Il est vieux, sans doute, et il a certainement besoin d’argent ; mais, d’un côté, il a un titre, ma chère, comme vous savez, et il est colonel. Là-dessus, les deux visiteuses, sans vouloir attendre d’autres gracieusetés, regagnèrent leur voiture.

Mademoiselle Todd, avant d’y être assise, avait déjà retrouvé toute sa bonne humeur. — Eh bien ! que pensez-vous de mon amie madame Leake ? Tels furent ses premiers mots à Adela.

— Qu’est-ce donc qui la rend si malveillante ? répliqua celle-ci.

— Voyez-vous, ma chère, elle ne serait rien si elle n’était malveillante. C’est sa destinée. Elle est très-vieille, elle vit là toute seule, elle ne sort pas beaucoup, et elle n’a rien pour l’amuser. Si elle ne faisait pas des commérages, elle ne ferait rien. Quant à moi, j’aime assez cela.

— Je ne puis pas en dire autant, répondit Adela. Puis il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles mademoiselle Todd se demanda si elle se défendrait, vis-à-vis sa compagne, de cette accusation au sujet de sir Lionel.

— Vous voyez quelle sorte de femme c’est, mademoiselle Gauntlet, et vous comprenez bien qu’il ne faut pas croire un mot de ce qu’elle dit.

— Quelle horreur !

— Mon Dieu ! cela n’a pas grande importance. Ce sont des mensonges anodins. Personne n’y fait attention. Quant à ce qu’elle a dit de sir Lionel…

— Oh ! je n’attache aucune importance à ce qu’elle a dit.

— Mais il faut que je vous l’explique, dit mademoiselle Todd, qui, malgré sa rougeur, avait éprouvé presque autant de plaisir que de peine en entendant l’allusion de madame Leake. Car on faisait grand cas de sir Lionel à Littlebath, et, parmi les vestales qui s’y trouvaient rassemblées, il en était plus d’une qui aurait volontiers renoncé à sa liberté en faveur de sir Lionel Bertram.

— Mais il faut que je vous l’explique. Il est vrai que sir Lionel vient très-souvent chez moi, et je serais disposée à croire qu’il y a quelque chose là-dessous, — ou, pour mieux dire, je ne serais pas étonnée que d’autres le crussent, — si ce n’était que je sais positivement qu’il pense à une autre personne.

— Vous croyez ? dit Adela sans grande vivacité.

— Oui, et je vous dirai qui est cette autre personne. Je n’en parlerais pas si je n’en étais sûre, — c’est-à-dire, à peu près sûre, car on n’est jamais tout à fait sûr de rien.

— Alors, je pense qu’il vaut mieux ne pas parler des gens.

— C’est bon à dire ; mais, dans un endroit comme Littlebath, il faudrait donc se taire complètement. Je laisse causer les autres sur mon compte, et je me permets d’en faire autant sur le leur. On ne peut pas vivre sans cela, ma chère. Mais je ne dis pas des choses comme madame Leake.

— J’en suis convaincue.

— Pour revenir à sir Lionel, ne pouvez-vous pas deviner de qui il s’agit ?

— Comment le pourrai-je ? je ne connais à Littlebath que vous et mademoiselle Baker.

— Vous y êtes. Je savais bien que vous le devineriez. Ne dites pas que vous le tenez de moi.

— Mademoiselle Baker épouserait sir Lionel ?

— Et pourquoi pas ? Pourquoi ne se marieraient-ils pas ? Je crois que ce serait fort sage à tous deux. Ces sortes de mariages sont souvent très-heureux.

— Pensez-vous qu’il l’aime ? dit Adela, dont les idées sur le mariage étaient d’un ordre très-primitif.

— Mais… je ne vois pas pourquoi il ne l’aimerait pas — d’une certaine manière, s’entend. Je ne pense pas qu’il écrive des vers sur ses beaux yeux, si c’est là ce que vous voulez dire, mais je crois qu’il aimerait assez qu’elle lui tînt son ménage, et je crois aussi que, maintenant que Caroline s’en va, mademoiselle Baker aimerait assez à vivre avec quelqu’un. Elle n’est pas faite pour mener une vie d’ours comme moi.

Adela fut assez surprise, mais elle n’avait rien à dire. Il ne lui convenait pas de donner les raisons pour lesquelles il lui semblait que mademoiselle Baker ferait mieux de ne pas épouser sir Lionel, et elle trouva plus prudent de garder le silence.

Sa quinzaine avec mademoiselle Todd se passa fort bien. Elle eut à endurer une ou deux soirées de whist et à résister, avec une certaine détermination, aux efforts de son hôtesse pour la mener dans le monde. Mais au fond, mademoiselle Todd était si réellement bonne, si généreuse, si désireuse de faire plaisir aux autres, qu’elle finit par gagner le cœur d’Adela, et elles se séparèrent les meilleures amies du monde.

— J’aime tant mademoiselle Baker ! dit mademoiselle Todd à Adela le jour où celle-ci la quitta. J’espère de tout mon cœur qu’elle sera heureuse. Ne dites rien de ce que je vous ai raconté ; seulement, regardez bien, vous verrez si cela n’est pas vrai. Vous verrez sir Lionel chez mademoiselle Baker aussi souvent qu’ici.

Caroline ne revint pas à Littlebath avec sa tante. L’automne tirait à sa fin, on était au mois de novembre, et il ne restait plus qu’un mois à passer avant le jour, — faut-il dire l’heureux jour ? — qui devait faire de Caroline Waddington la femme de sir Henry Harcourt. Il y avait, comme l’avait fort bien dit mademoiselle Baker, tant de choses à faire, et si peu de temps pour en venir à bout ! Il avait donc été décidé que Caroline ne reviendrait pas à Littlebath.

— Et vous êtes revenue ici exprès pour moi ? dit Adela à mademoiselle Baker.

— Pas du tout. Je serais revenue en tout état de cause, et pour plusieurs raisons. Je suis bien aise de voir M. Bertram de temps à autre, surtout depuis qu’il a reconnu Caroline, mais je mourrais s’il me fallait rester longtemps dans cette maison. Avez-vous beaucoup vu sir Lionel pendant que vous étiez chez mademoiselle Todd ?

— Oui, beaucoup, dit Adela, qui ne put s’empêcher de sourire en répondant à cette question.

— Il est toujours là, je crois. Je ne serais pas étonnée que cela finît par un mariage, parole d’honneur !

— Je n’en crois rien.

— Vraiment ! vous ne le croyez pas ? Vous avez été dans la maison pendant quelque temps, et vous avez pu observer. Mais alors, qu’est-ce qui l’y attire ?

— Mademoiselle Todd prétend qu’il lui parle toujours de vous.

— De moi, quelle bêtise ! et mademoiselle Baker se retira dans sa chambre le cœur fort allégé.

Caroline, on se le rappelle, avait écrit à Adela pour lui apprendre le nouvel engagement qu’elle avait contracté. Celle-ci lui avait répondu affectueusement, mais brièvement ; elle avait souhaité à son amie tout le bonheur possible, et elle avait tâché d’écrire sans trop de tristesse les quelques phrases que réclamait l’occasion. La concision de la lettre suffisait, il est vrai, pour impliquer un blâme ; mais à cela Adela ne pouvait rien.

Caroline s’attendait au blâme. Elle savait qu’elle serait condamnée, soit en paroles, soit par silence. Peu lui importait de quelle façon. Elle se condamnait elle-même, et elle eût donné tout au monde pour se voir absoudre par quelqu’un qu’elle aimait et estimait ; mais elle n’espérait pas l’approbation d’Adela, et elle ne l’obtint pas.

Elle se comporta bravement pourtant. En présence de son grand-père, de mademoiselle Baker ou de son fiancé, elle ne donna aucun signe de repentir ; mais, bien qu’elle n’eût peut-être au cœur nul repentir, elle était pleine de chagrin et de remords, et elle ne sut pas garder complètement le silence.

Elle écrivit une nouvelle lettre à Adela, dans laquelle elle implorait, pour ainsi dire, sa pitié. Nous ne donnerons pas ici sa lettre entière, mais un seul passage fera connaître l’état d’esprit où se trouvait la pauvre fille. « Je sais que vous m’avez jugée et trouvée coupable, » disait-elle. « Je le vois, d’après le ton de votre lettre, bien que vous soyez assez généreuse pour tâcher de me tromper. Mais vous me condamnez parce que vous ne me connaissez pas. Je me sens assurée que je fais ce qui est prudent, et j’ose même dire que je fais mon devoir. Si j’avais refusé l’offre de sir Henry ou toute autre offre du même genre — à toutes il y aurait eu les mêmes objections à faire, — que serais-je devenue ? quel eût été mon avenir ? Je ne parle pas de mon bonheur. Je veux dire : à qui aurais-je été utile ?

« Vous me direz que je n’aime pas sir Henry. Je lui ai dit que je ne l’aimais pas, dans l’acception générale de ce mot. Mais j’apprécie ses grandes qualités, et je l’épouse avec la ferme intention de faire mon devoir, de me sacrifier pour lui s’il en est besoin, et de me rendre utile dans la position où il me placera. Que puis-je faire de mieux ? Vous, Adela, vous ferez mieux. Je sais que vous trouverez mieux à faire que cela. Il serait meilleur d’avoir aimé et d’avoir épousé par amour le plus pauvre des hommes que Dieu a mis sur cette terre. Mais je ne puis plus faire cela. On m’a ôté le pouvoir de le faire. La question, pour moi, était de savoir si je tâcherais d’être utile comme femme, ou si je demeurerais inutile comme fille. Car j’eusse été inutile, et irritable et malheureuse. L’occupation, le travail, le devoir, me sauveront de tout cela. Chère Adela, tâchez de voir la chose à ce point de vue. Ne me repoussez pas sans faire un effort en ma faveur. Soyez miséricordieuse… De toute façon, disait-elle en terminant sa lettre, venez me voir à Londres au commencement du printemps. Promettez-le-moi, ou je croirai que vous m’abandonnez tout à fait. »

Adela répondit aussi affectueusement et aussi délicatement que possible. Toutes les natures n’étaient pas les mêmes, dit-elle, et il serait présomptueux à elle de s’ériger en juge de la conduite de son amie. Elle aimait mieux s’abstenir, et elle prierait Dieu pour que Caroline et sir Henry fussent heureux ensemble. Quant au voyage de Londres pour le printemps suivant, elle ne demanderait pas mieux que de le faire, si les projets de sa tante Pénélope le permettaient. Il allait sans dire qu’elle devait dorénavant se laisser guider par sa tante, qui revenait d’Italie tout exprès pour lui servir de mère.

Jusqu’à la fin de l’année il ne se produisit à Littlebath aucun événement qui mérite d’être raconté, à moins qu’il ne soit utile de relater plus en détail les appréhensions nerveuses de mademoiselle Baker au sujet de sir Lionel. À vrai dire, elle était si naïve, qu’elle aurait trahi vingt fois par jour les secrets de son cœur à sa jeune amie, si son cœur eût eu des secrets. Mais il n’en avait pas. Elle était jalouse à l’excès de mademoiselle Todd, mais elle ne savait pas pourquoi. Elle faisait toutes sortes de questions sur les allées et les venues de sir Lionel, mais elle ne se demandait jamais à elle-même pourquoi elle s’en inquiétait. Elle était dans un état continuel d’impatience sentimentale, mais elle ne comprenait pas la cause de sa propre agitation. Les jours où sir Lionel venait la voir, elle était heureuse et gaie ; les jours où il allait chez mademoiselle Todd, elle était maussade. Quelquefois elle le raillait au sujet de son admiration pour sa rivale, mais elle le faisait sans grâce. L’esprit, la repartie, les épigrammes n’étaient pas le fait de mademoiselle Baker. Elle aurait pu, à la rigueur, tenir tête pendant cinq minutes à cette vieille sourde de madame Leake, mais quand elle s’essayait contre sir Lionel, elle échouait d’une façon déplorable. Cela se bornait, en somme, à lui reprocher doucement d’avoir été place du Paragon au lieu de venir faire sa visite, avenue de Montpellier. Adela voyait tout cela, et comprenait parfaitement que sir Lionel n’était nullement sincère. Mais que pouvait-elle dire ? Que pouvait-elle faire ?

— J’espère, sir Lionel, que vous avez trouvé mademoiselle Todd en bonne santé hier, disait mademoiselle Baker.

— Mais il me semble qu’elle n’allait pas trop mal, répondait sir Lionel ; nous avons beaucoup parlé de vous.

— De moi ! hé ! hé ! hé ! Je suis sûre que vous aviez de meilleurs sujets de conversation.

— Il ne saurait y en avoir de meilleur, reprenait le galant colonel.

— Oh ! vraiment ? Et le jour est-il fixé ? Adela, que voilà, est fort curieuse de le savoir.

— Comment pouvez-vous parler ainsi, mademoiselle Baker ? Vous savez que je ne suis pas curieuse du tout.

— Eh bien ! si vous ne l’êtes pas, moi je le suis. J’espère qu’on nous engagera… Ha ! ha ! ha !

Pourquoi donc sir Lionel ne se décidait-il pas, et ne mettait-il pas fin, d’une façon ou d’une autre, aux tourments de cette excellente dame ? Plusieurs raisons le guidaient dans sa politique expectante. En premier lieu, il ne pouvait pas tirer au clair si mademoiselle Todd voudrait de lui dans le cas où il se présenterait. Sa fortune, à elle, était de beaucoup la plus sûre ; toutes ses espérances étaient déjà réalisées, et sir Lionel savait le compte de son avoir, à une fraction près.

Mademoiselle Baker l’accepterait, il en était bien sûr ; et, l’ayant accepté, elle se montrerait, il en était bien sûr aussi, en toutes choses soumise, obéissante, complaisante ; de plus, très-facile à conduire dans les questions d’intérêt. Mademoiselle Todd, par contre, aurait probablement — on pouvait même dire certainement — une volonté à elle. Il aurait préféré prendre mademoiselle Baker avec la moitié de l’argent de mademoiselle Todd.

Mais aurait-elle même autant que la moitié ? Si ce vieil imbécile à Hadley voulait se décider à s’en aller, en disant enfin au monde la seule chose avec laquelle il pouvait désormais espérer de l’intéresser, sir Lionel saurait quel parti prendre. À tout événement, il se décida à ne rien faire qu’après le mariage du solliciteur général. On pourrait peut-être découvrir, à cette occasion, si sir Henry Harcourt devait être considéré comme l’héritier du vieux Bertram. S’il en était ainsi, sir Lionel était décidé d’avance à courir le risque des luttes conjugales de l’avenir et à présenter mademoiselle Todd au monde sous le nom de lady Bertram.