Les Chemins de fer/Acte I

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Librairie dramatique (p. 5-49).

ACTE PREMIER

Le théâtre représente la salle où se payent les dividendes dans une administration du Chemin de fer. Au fond, une galerie ouverte à droite et à gauche, laissant voir les guichets 7, 8, 9, 10. Sur les deux côtés de la scène des guichets portant, à gauche, les numéros 24, 25, 26 et, à droite, 21, 22, 23. Les guichets sont vitrés et mobiles. Grande table au milieu placée en long avec banc de chaque côté.



Scène première[1]

TAPIOU, ACTIONNAIRES, puis PAULINE. Au lever du rideau, des actionnaires, hommes et femmes, sont assis autour de la table et rédigent leurs bordereaux. D’autres vont et viennent, ou sont devant les guichets. Tapiou est debout devant le guichet 24, premier plan. Il est manchot du bras gauche et porte l’uniforme de l’administration du Chemin de fer.[2]
CHŒUR.

Chacun de nous s’empresse,
Malgré les lenteurs des bureaux,
De passer à la caisse
Pour rédiger ses bordereaux.

UNE PAYSANNE, à un monsieur en lui montrant une action qu’elle tient à la main.

V’là mon papier… ousque c’est qu’on paye ?

LE MONSIEUR, désignant Tapiou qui tourne le dos.[3]

Adressez-vous au brigadier… (Il s’éloigne au troisième plan, à la droite.)

LA PAYSANNE, à Tapiou.[4]

V’là mon papier… Ousque c’est qu’on paye ?

TAPIOU, se retournant.

Allez vous asseoir… que l’on vous appellera…

LA PAYSANNE.

Merci, monsieur. (La paysanne va s’asseoir à l’extrême droite sur le banc.)

TAPIOU, à lui-même.

Cristi ! que j’ai chaud !… ils m’ont campé sur une bouche de calorifère… Je demanderai à changer de guichet.

UN MONSIEUR, assis à la table du milieu, à son voisin.

Monsieur, après vous la plume…

TAPIOU, à lui-même.

Allons, bon ! v’là le bras droit qui me démange… impossible de me gratter…

UNE VOIX D’EMPLOYÉ, derrière le guichet.

Monsieur Belgrive !

TAPIOU, appelant.

Monsieur Belgrive !

UN MONSIEUR.

Présent !… (Il va au guichet.)

TAPIOU.

Dieu de Dieu ! que ça me démange ! (Il se frotte contre la boiserie.)

LA VOIX DE L’EMPLOYÉ, appelant.

Monsieur Roupagnol de Quatremar…

TAPIOU, appelant.

Monsieur Roupagnol de Quatremar !… (À lui-même.) En v’là un nom… Eh bien ! il ne vient pas ? (Criant à tue-tête.) Monsieur Roupagnol de Quatremar !

UN VIEUX MONSIEUR, s’approchant.

Je crois qu’on a murmuré mon nom…

TAPIOU.

Vous êtes donc sourd ?

UN VIEUX MONSIEUR.

Seize obligations du chemin de fer… nominatives…

TAPIOU.

Très bien ! fallait le dire ! (Montrant la bouche de chaleur.) Prelotte ! qu’il fait chaud là-dessous… Si ça continue, je vas me crevasser ! (Apercevant Pauline qui est entrée par le fond avec un panier rempli d’assiettes qu’elle passe par les guichets.)[5] Tiens ! v’là ma femme qui passe le déjeuner aux employés… mon tour va venir…

PAULINE.

Bonjour, Tapiou…

TAPIOU.

Bonjour, Pauline… Qu’est-ce que tu m’apportes ce matin ?

PAULINE.

Une saucisse aux haricots…

TAPIOU.

Encore des z’haricots !… ça me fait gonfler. Je t’avais demandé des nantilles.

Pauline.

Il n’y en avait plus… Ne grogne pas, v’là ta bouteille et une pomme. (Elle pose le déjeuner de Tapiou sur la planche devant le guichet.)

TAPIOU.

Ça va refroidir… attends… la bouche de chaleur… elle servira à quelque chose. (Il place son assiette à terre sur la bouche de chaleur.) Maintenant pelure ma pomme… parce qu’avec une main…

PAULINE, tout en pelurant la pomme.

Eh bien ? qu’est-ce que je vois ? t’es manchot du bras gauche aujourd’hui.

TAPIOU.

Oui…

PAULINE.

Hier c’était le droit…

TAPIOU.

Je change… un jour l’un, un jour l’autre ; si tu crois que c’est caressant de se replier le bras toute la journée de neuf à quatre.

PAULINE.

Si on allait s’apercevoir que tu as tes deux bras…

TAPIOU.

Impossible ! Je n’en montre qu’un à la fois…

PAULINE.

Tu n’avais aucun titre pour obtenir ta place… Simple gâte-sauce dans un restaurant à trente-deux sous…

TAPIOU.

Trente-cinq… depuis l’Exposition… une bonne place…

PAULINE.

Que tu as perdue, grâce à ta bêtise… C’est alors que je me suis adressée à monsieur Ernest… le sous-chef… un jeune homme très bien… qui a connu ma famille…

TAPIOU.

J’ai idée qu’il te fait de l’œil…

PAULINE.

À moi ! par exemple !

TAPIOU.

Je n’insiste pas…

PAULINE.

C’est lui qui a eu la bonne pensée de te faire passer pour manchot…

TAPIOU.

Ancien militaire ! J’ai laissé pousser mes moustaches… et l’on m’a accepté d’emblée… Seulement je voudrais bien changer de guichet, celui-ci n’est bon qu’à faire éclore des petits poulets…

PAULINE.

Tiens… v’là ta pomme… Je viendrai chercher les assiettes… (Elle sort, troisième plan à gauche.)

LA VOIX, derrière le guichet.

Monsieur Lavallard.

TAPIOU.

Monsieur Lavallard. (À part.) Quel métier ! ça m’éraille !

UN MONSIEUR, assis sur le banc près des guichets, se levant vivement.

Me voilà ! (Il met les pieds dans l’assiette qui est posée à terre sur la bouche de chaleur.)[6]

TAPIOU, vivement.

Prenez donc garde !… que vous piétinez dans ma saucisse… (Il prend l’assiette.)

LE MONSIEUR.

Je ne l’avais pas vue !

TAPIOU.

Heureusement qu’il fait sec… Il n’y a pas de crotte. (Il souffle sur sa saucisse comme pour en chasser la poussière.)


Scène II

TAPIOU, ACTIONNAIRES, LUCIEN, puis JULES MÉSANGES.
TAPIOU, commençant à déjeuner.

Voilà le seul bon moment de la journée…

LUCIEN, entrant, très-affairé. À Tapiou.

Vite ! un bordereau… je suis pressé…

TAPIOU, machinalement et la bouche pleine.

Allez vous asseoir… que l’on vous appellera…

LUCIEN.

Je vous demande un bordereau.

TAPIOU, lui remettant un bordereau.

Voilà… Allez vous asseoir… (À part.) Allons, bon ! on n’a pas mis de sel dans les z’haricots !

LUCIEN.

Nous disons donc que j’ai 12,500 francs de coupons à toucher pour monsieur Bernardon, mon patron… (Voyant la table occupée.) Bien ! les places sont prises… En attendant… piochons mon anglais… (Montrant un livre qu’il tire de sa poche.) C’est un guide de la conversation… car avant quarante-huit heures, j’aurai épousé une Anglaise… Malheureusement elle ne sait pas un mot de français… C’est très-gênant… je serais bien aise, pour le premier soir, de lui décocher quelques phrases significatives… mais décentes… Il est très-commode, ce petit livre… il y a des dialogues pour toutes les circonstances de la vie… Voyons… (Feuilletant son livre et lisant.) « Pour aller à la comédie, » ce n’est pas cela ; « pour s’embarquer sur un paquebot, » ce n’est pas ça ; « pour se coucher. » (Riant.). Ah ! non !… c’est trop tôt… c’est égal… Je vais lui faire une corne… (Il corne la page.) Quand je dis qu’elle ne sait pas le français… elle l’a appris dans les poëtes… elle sait des tirades… Ainsi, l’autre jour, j’ai eu l’imprudence de lui dire cette simple phrase : À peine nous sortions des portes… de l’Opéra… elle s’est écriée : Oh ! yes !… et elle m’a égratigné tout le récit de Théramène, sans broncher.

TAPIOU, à part, venant de boire.

Cristi !… que c’est embêtant de boire du vin tiède !

LUCIEN.

Par exemple, je n’ai pas fait part de mon mariage à monsieur Bernardon, mon patron… Il me rase depuis un mois pour me faire épouser sa nièce…

L’EMPLOYÉ, derrière le guichet, appelant.

Monsieur Legozillard…

TAPIOU, appelant.

Monsieur Legozillard…

UN MONSIEUR, se levant de la table au coin à droite.

Présent !

LUCIEN, prenant sa place à la table à droite.

Ah ! voilà une place !… Faisons mon bordereau. (Écrivant.) 38,924 ; 38,925 ; malgré moi je pense toujours à ma prétendue… miss Jenny Ginginet… (Écrivant.) 38,926. (Parlé.) C’est un joli nom Ginginet… (Écrivant.) 38,927… Et elle a un teint… d’Anglaise… et des yeux !… 38,928… et une dot !… Deux cent mille francs… (Écrivant.) 38,929… et orpheline !… elle a à peine un oncle… monsieur Ginginet… qui l’a fait venir d’Angleterre pour la marier… il brûle de s’en débarrasser… (Écrivant.) 38,930… Dieu ! que c’est rasant de faire un bordereau… (Il continue à écrire. Jules Mésanges est entré depuis quelques instants et a fait le tour de la salle en lorgnant les femmes qui s’y trouvent.)

JULES, [7] à lui-même ; il entre à reculons ; se heurte contre une dame.

Oh ! mille pardons, madame ! (À part.) De plus en plus laid !… C’est drôle… il y a des jours où toutes les femmes qu’on rencontre ont le nez de travers et les yeux en trompette !… Ainsi le vendredi, c’est un mauvais jour… jour maigre !… Le mardi on ne voit que des blondes… Mercredi est consacré aux brunes… Quant au jeudi… moitié l’une, moitié l’autre… c’est un jour panaché !… Rien à faire ici, je vais faire un tour au Nord.

TAPIOU, à Jules.

Monsieur cherche quelque chose ?[8]

JULES.

Oui… je cherche une jolie femme…

TAPIOU.

Alors, Monsieur ne vient pas pour toucher ?

JULES.

Moi ?… C’est-à-dire… (À part.) Il est facétieux, le manchot ! (Il continue à lorgner.)

LUCIEN, à part, à la table.

Allons, bon ! J’ai fait mon bordereau au nom de Ginginet… l’oncle de ma fiancée… Ce diable de nom ne me sort pas de la tête… (Il déchire son bordereau.) Il faut que je recommence…

TAPIOU, à part, près de son guichet.

Cristi !… le bras me démange !… (Il se frotte contre la boiserie.)

JULES, qui est revenu, le regardant faire.

Il ne faut pas les remuer… ça les excite.

TAPIOU.

Quoi ?… Voulez-vous un bordereau ?

JULES.

Si j’en veux !… C’est-à-dire que j’en veux cinq… dix… tout le paquet.

TAPIOU, étonné.

Ah ! bah !

JULES.

Le bordereau… mais c’est mon truc… ma spécialité… J’aime les femmes… et je les fais au bordereau… (S’interrompant.) Mâtin ! il fait chaud à ton guichet.

TAPIOU.

Je vous en réponds… Ma pomme est cuite.

LUCIEN.

Mon bordereau est terminé. Passons à la caisse centrale. (Il sort, troisième plan droite.)

JULES.

Chaque matin, j’arrive dans une de nos grandes administrations du Chemin de fer… à l’époque des dividendes… car il en est encore qui payent des dividendes…

TAPIOU.

Ne m’en parlez pas… J’en ai mal à la gorge…

JULES.

Je m’embusque, un bordereau à la main… et dès qu’une jolie femme paraît… crac !… (S’interrompant et l’amenant sur le devant du théâtre.) Viens par ici ; il fait trop chaud !

TAPIOU.

C’est pas de refus… J’ai ma chemise collée… et vous ?…

JULES.

Je vois cette pauvre petite femme embarrassée de ton vilain papier, et tremblant de tacher ses jolis petits doigts avec tes ignobles plumes de fer…

TAPIOU.

C’est pas à moi… C’est à l’administration.

JULES.

Je m’approche, comme l’ange du bordereau, et…

L’EMPLOYÉ, appelant derrière son guichet.

Monsieur de la Tabardière !

TAPIOU, répétant.

Monsieur de la Tabardière ! (À Jules.) Allez toujours.

JULES.

J’offre mes services… On refuse d’abord… J’insiste…

L’EMPLOYÉ, derrière son guichet.

Monsieur Beurré de Sainte-Magne !

TAPIOU, répétant.

Monsieur Beurré de Sainte-Magne ! (À Jules.) Allez toujours !

JULES.

Ah ! c’est embêtant de causer comme ça… (Reprenant.) J’insiste… On accepte… Nous nous asseyons à une table… tout près l’un de l’autre… nos genoux se touchent…

TAPIOU.

Oh ! taisez-vous ! que vous allez troubler ma digestion !

JULES.

Alors je lui dis d’une voix musicale : Vos nom et prénoms ? — Adeline Cruchard. — Votre profession ? — Rentière. — Votre demeure ? — Rue Lafayette, 58. — Et le tour est fait ! Je pince l’adresse, le nom et le lendemain… (Avec force et regardant Tapiou). Ah çà ! mais pourquoi diable est-ce que je te raconte tout cela ?

TAPIOU.

Dame ! Je n’en sais rien !

JULES.

Tu m’arraches mes confidences… Retourne à ton guichet… te faire gratiner !

TAPIOU, retournant à son guichet.

Il est malhonnête… C’est un homme comme il faut…

JULES, achevant de lorgner.

Rien de potable… Je file… je vais sonder le Crédit foncier.[9] (Apercevant une jeune dame qui entre et va s’asseoir sur un banc.) Très-gentille !… très-gentille !… (Prenant un bordereau et s’approchant de la dame.) Madame désire-t-elle un bordereau ?

LA DAME, sèchement.

Monsieur…

TAPIOU, à part.

Il commence son truc.

JULES, à la dame.

Si je puis vous aider de mes conseils… J’ai la grande habitude…

LA DAME, sèchement.

Merci, monsieur, je suis une honnête femme… J’attends ma mère. (Apercevant un jeune homme qui entre au troisième plan gauche.) Ah ! Ernest ! (Elle lui prend le bras et disparaît avec lui par le troisième plan gauche.)

JULES.[10]

Complet !… Elle appelle ça sa mère… La mère Ernest !

UN VIEUX MONSIEUR, à Jules, lui présentant un papier.

Monsieur, puisque vous êtes si obligeant… auriez-vous la complaisance de me rédiger mon bordereau ?

JULES.

Monsieur, je ne travaille que pour les dames !

UNE VIEILLE DAME, se levant, son bordereau à la main.

Alors, monsieur, si c’était un effet de votre bonté !

JULES, avec force.

Pour les jeunes !

LA VIEILLE DAME.

Monsieur ! je n’en ai que trois… (Jules disparaît par le troisième plan, à gauche, suivi de la vieille dame.)


Scène III

TAPIOU, BERNARDON, puis PAULINE, puis LUCIEN.
TAPIOU, riant.

Le truc a raté ! il n’a pas fait ses frais.

BERNARDON, entrant, du troisième plan, à droite. — À part.

Une heure et demie… le conseil de surveillance ne se réunit qu’à deux heures… j’ai une demi-heure pour rédiger mon rapport, et j’arriverai encore à temps pour toucher mon jeton. (Il glisse sur une pelure de pomme jetée par Tapiou.) Aïe ! qu’est-ce que c’est… une pelure de pomme…

TAPIOU.[11]

Allez vous asseoir, que l’on vous appellera.

BERNARDON.

Qui est-ce qui se permet de jeter des pelures de pomme sur le parquet de l’administration ?

TAPIOU.

Est-ce que ça vous regarde ? C’est-y vous qu’êtes chargé de balayer ?…

BERNARDON.

Insolent !

TAPIOU.

Vieil empaillé ! (Pauline, qui est entrée depuis quelques instants du troisième plan gauche, allant droit au guichet, reprend les assiettes.)

BERNARDON.

Vieil empaillé !… tu te souviendras de moi… je vais demander ton renvoi immédiat au conseil d’administration ! Traiter de la sorte un employé supérieur !

TAPIOU, à part.

Ah ! bigre !

PAULINE, à part.[12]

Nous voilà bien ! (Haut, s’approchant de Bernardon.) Il faut l’excuser, monsieur l’employé supérieur… il est manchot…

TAPIOU.

Du bras gauche… pour le moment.

BERNARDON, à Pauline.

Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

PAULINE.

C’est moi qui porte le déjeuner aux employés.

BERNARDON.

Eh bien ! (À part.) Elle est gentille !

PAULINE.

Alors, voilà Tapiou… moi, je suis sa femme.

TAPIOU.

Et moi son homme, sans vous offenser.

BERNARDON.

Ah ! c’est là ton mari… (À part.) Très gentille ! (À Tapiou.) Va à ton guichet, toi ! (Tapiou retourne à son guichet.)

BERNARDON, à Pauline.

Et si je lui pardonne… seras-tu reconnaissante ?

PAULINE.

Oh ! monsieur ! La reconnaissance, c’est mon fort !…

BERNARDON, bas à Pauline.

Eh bien ! petite… nous verrons si tu tiendras ta promesse… (À part.) Elle a des mains charmantes…

TAPIOU, s’approchant de Bernardon.

Monsieur l’employé supérieur… si c’était un effet de votre bonté… je voudrais une place au grand air…

BERNARDON.

C’est bien… va à ton guichet !…

TAPIOU.

Oui… arrangez ça avec ma femme… (Il retourne à son guichet.)

BERNARDON, bas à Pauline.

Viens me voir à quatre heures. Bernardon, 18, rue de Mogador… Tu diras que tu apportes mes faux cols… à cause de ma femme… (Il remonte en passant derrière Pauline.)

PAULINE.[13]

Bien, monsieur Bernardon, à quatre heures… (Bas à Tapiou en passant près de lui.) Tu viendras me prendre à quatre heures… j’ai une course à faire…

TAPIOU.

Et ma place ?

PAULINE.

Tu l’auras ! (Elle sort au troisième plan à gauche.)

BERNARDON, la regardant sortir.

Elle me rappelle les grisettes de ma jeunesse… race aimable et perdue…

LUCIEN, venant de la caisse, deuxième plan à droite.[14]

Tiens ! monsieur Bernardon !

BERNARDON.

Ah ! monsieur Lucien Faillard, mon caissier… Vous venez de toucher…

LUCIEN.

Oui, monsieur… ici et à la Banque… il ne me reste plus que 59,000 francs à recevoir au Comptoir d’escompte…

TAPIOU, à part.

Nom d’un nom ! je ne me sens plus le bras… Je vais au vestiaire me le dégourdir un peu. (Il sort.)

BERNARDON, qui a tiré son calepin et calculé.

Cela vous fera 150,737 francs 08…

LUCIEN, qui a aussi tiré son calepin.

Tout juste.

BERNARDON.

Vous les déposerez chez monsieur Marécalt, mon banquier…

LUCIEN.

Bien, monsieur.

BERNARDON.

Aujourd’hui même… C’est demain fête… les bureaux seront fermés pendant trois jours…

LUCIEN.

Ne craignez rien… avant quatre heures… (Fausse sortie.)

BERNARDON, le rappelant.

Ah ! Faillard !

LUCIEN, revenant.

Monsieur ?

BERNARDON.

Avez-vous songé à ma nièce ?…

LUCIEN.

Pas encore… je suis si occupé…

BERNARDON.

Songez-y, mon ami ! Belle éducation, fortune modeste, santé robuste… comme toutes les personnes marquées de la petite vérole…

LUCIEN.

Ah ! elle est ?… Je réfléchirai…

BERNARDON.

Je vous donne huit jours.

LUCIEN.

C’est plus qu’il n’en faut. (À part.) Je lui enverrai après-demain un billet de faire-part. (Il sort. Troisième plan à gauche.)

BERNARDON, seul.

Sapristi !… et mon rapport ? Le jeton est double quand on fait un rapport… J’ai mes notes… je vais entrer dans le bureau de monsieur Solage… c’est l’affaire de cinq minutes…

TAPIOU, rentre. Cette fois il est manchot du bras droit. Agitant son bras gauche.

Ah ! ça va mieux… j’ai changé de bras… je ne me sentais plus la saignée…


Scène IV

TAPIOU, Public, GINGINET ; puis CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE. On entend une légère altercation dans la coulisse.
GINGINET, paraissant. Il porte une pendule. À la cantonade.

Des paquets ! des paquets ! ça n’empêche pas de toucher son dividende… D’ailleurs ce ne sont pas des paquets… mes malles sont faites, ainsi… (Parlant à la coulisse.) Entre, ma bonne amie… toi aussi, Jenny… (Clémence et Jenny paraissent, elles portent des paquets.)

JENNY.

Oh ! yes !

GINGINET.

Eh bien ! où est donc Colombe ? (Appelant à la cantonade.) Colombe !

COLOMBE, entrant. Elle tient un énorme globe de pendule.

Me voilà ! c’est le brigadier qui ne voulait pas me laisser passer…

TAPIOU, à part, regardant Colombe.

Nom d’un Turc ! voilà une belle femme !

GINGINET, à Colombe.

Prends bien garde au globe.

COLOMBE.

Dans le fiacre, j’ai manqué de m’asseoir dessus. (Elle rit comme une folle.)

TAPIOU.

Je sais bien quel est le globe qui aurait cassé l’autre. (Il rit comme un fou ; Colombe et Tapiou s’arrêtent et se regardent.)

GINGINET.

Mesdames, asseyez-vous sur ce banc. (À Jenny.) Banc !… Répète… Banc !

JENNY, répétant ; accent anglais.

Banque !

GINGINET.

C’est à peu près ça… Chemin faisant, je lui apprends le français…

CLÉMENCE.

Mais quelle idée as-tu de nous faire entrer ici ?… Nous pouvions très bien t’attendre dans le fiacre…

GINGINET.

Clémence, tu es ma femme… tu es appelée à devenir veuve un jour.

CLÉMENCE.

Oh ! mon ami !

GINGINET.

Le plus tard possible !… Mais je veux, quand la Parque se sera prononcée… que tu saches gérer ta fortune… Nous allons apprendre ensemble le mécanisme des chemins de fer… car c’est la première fois que je me lance dans cette valeur… contre ton avis, je le sais.

CLÉMENCE.

Oh ! pour quinze actions…

GINGINET.

Mais ces quinze actions me donnent un droit… au prorata… sur tout ce qui est ici… chaises, bancs, tables, guichets… (À Jenny.) Jenny, come here… (À part.) Je ne sais que ça d’anglais ; mais ça m’est bien utile. (Lui montrant un guichet.). Répète : Guichet !

JENNY, répétant.

Couchette !

COLOMBE, à Ginginet.

Monsieur, elle a dit : couchette. (Elle se tord de rire.)

TAPIOU.

C’est vrai qu’elle a dit : Couchette. (Il se tord de rire.)

GINGINET.

Heureusement que je vais la marier…

COLOMBE, s’arrêtant, et à part, regardant Tapiou.

Quel malheur qu’il n’ait qu’un bras !

TAPIOU, à part.

Voir une pareille femme et être sur une bouche de chaleur… c’est de trop !

CLÉMENCE, à Ginginet.

Tu as beau dire, ce n’est pas ici la place d’une femme.

GINGINET.

Une femme au bras de son mari… entre sa nièce, sa bonne et sa pendule… n’est déplacée nulle part…

CLÉMENCE.

C’est comme hier, tu nous as fait entrer à la Société générale…

GINGINET.

J’avais un petit chèque à toucher…

CLÉMENCE.

Et pendant que tu étais à la caisse… un jeune homme s’est approché de moi… il voulait absolument me faire mon bordereau… J’avais beau lui répondre : Mais, monsieur, je n’ai aucun bordereau à faire… Il insistait… mon bouquet de violettes est tombé… il l’a ramassé…

GINGINET.

C’est un pick-pocket.

JENNY.

Oh yes ! pick-pocket ! pick-pocket !

GINGINET, étonné.

Tiens ! elle a bien dit ce mot-là… elle se forme… Elle commence à parler français.

COLOMBE.

Mais ce n’est pas tout… le voleur de violettes m’a offert cent sous pour lui donner l’adresse de madame…

GINGINET.

Eh bien ?

COLOMBE.

J’ai pris les cent sous… et je l’ai dénoncé au brigadier… il a filé.

GINGINET.

Elle est très-fine, cette Colombe…

TAPIOU, à part.

C’est un renard !… cette Colombe…

GINGINET, à Colombe.

Prends garde au globe ! Ah çà ! ne perdons pas de temps… Nous partons ce soir à sept heures pour Croupenbach… où doit se faire la noce de Jenny…

TAPIOU, à part.

Prelotte ! v’là mon bras droit qui s’engourdit maintenant… Quelle fichue place !


Scène V

Les Mêmes, BERNARDON, venant du troisième plan, à droite.
BERNARDON, reparaissant.[15]

Mon rapport est fait… Tapiou, fais vite porter cette lettre à son adresse… (À lui-même.) Je donne rendez-vous à mon neveu, ici, après le conseil.

TAPIOU, sortant.

Tout de suite, monsieur l’employé supérieur… (Il disparaît, troisième plan, à gauche.)

GINGINET.

Un employé supérieur !

BERNARDON, regardant sa montre.

Deux heures moins un quart !

GINGINET, s’approchant de Bernardon et le saluant gracieusement.

Monsieur…

BERNARDON, saluant.

Monsieur…

GINGINET.

C’est à un de nos employés supérieurs que j’ai l’honneur de parler ?

BERNARDON.

Oui, monsieur…

GINGINET.

Mon nom ne vous est peut-être pas inconnu… Ginginet.

BERNARDON, cherchant à se rappeler.

Ginginet…

GINGINET.

J’ai quinze actions…

BERNARDON.

Ah !

GINGINET.

J’en ai acheté treize d’abord… et deux ensuite… treize et deux font quinze… Je ne me trompe pas de beaucoup.

BERNARDON, à part.

Qu’est-ce que c’est que cet imbécile-là ?

GINGINET.

Mon Dieu, j’aurais peut-être été jusqu’à vingt… Je le pouvais…

BERNARDON, tirant sa montre.

Pardon, monsieur…

GINGINET.

Mais, madame Ginginet… que je vous demande la permission de vous présenter… (Appelant.) Clémence !

CLÉMENCE, se levant et s’approchant.

Mon ami…

GINGINET.

Monsieur est employé supérieur de notre compagnie…

BERNARDON, saluant.

Madame… (À part.) Elle est charmante… Des yeux !…

GINGINET.

Et s’il n’était pas aussi pressé… j’aurais aimé à lui soumettre… comme actionnaire… quelques observations pratiques…

BERNARDON.

Comment donc ! mais tout mon temps est à vous… et à Madame…

GINGINET.

Une question d’abord… Pourquoi le dividende, qui était l’année dernière de 52 francs 38, n’est-il, cette année, que de 52 francs 11… Nous baissons… nous baissons !

CLÉMENCE.

Ah ! pour 27 centimes…

BERNARDON.

C’est bien simple… cette année nos avons renouvelé tout le matériel… (À Clémence.) Madame habite Paris ?

GINGINET.

La seconde question… question d’intérêt capital… Pourquoi les enfants au-dessous de sept ans ne payent-ils que demi-place, alors même que par leur corpulence ils occupent une place entière ?

BERNARDON.

Une tolérance… dans l’intérêt des familles… Vous n’avez pas d’enfants ?

GINGINET.

Non… jusqu’ici le ciel et madame Ginginet m’ont refusé cette faveur… Mais enfin supposons que j’aie huit enfants… tous de sept ans…

CLÉMENCE.

Mon ami…

BERNARDON, galamment.

Mais c’est une supposition qui n’a rien d’exorbitant en regardant Madame…

GINGINET.

J’ai donc huit enfants tous de sept ans ! je les flanque dans un wagon… je paye quatre places et j’en occupe huit… c’est insensé !

BERNARDON.

Votre observation me frappe… Remettez-moi une note avec votre adresse…

GINGINET.

Très bien… Ça ne sera peut-être pas rédigé… Comme Arsène de Musset… Je suis homme de chiffre, moi !

BERNARDON.

N’importe… j’étudierai l’affaire et j’irai en causer chez vous… si madame m’autorise… Madame habite Paris ?

GINGINET.

Je vais toucher maintenant à une question délicate…

CLÉMENCE.

Mon ami, tu abuses des instants de monsieur…

BERNARDON.

Par exemple ! mais je ne puis mieux les employer qu’à vous regarder… écouter monsieur.[16]

GINGINET.

C’est trop d’honneur… J’aborde donc la grande question des parapluies…

BERNARDON.

Quoi ! des parapluies ?

GINGINET.

Oui… que deviennent les parapluies perdus dans les chemins de fer ?… Remarquez que je ne soupçonne personne !

BERNARDON.

Dame !… on réclame… On les rend, je suppose…

GINGINET.

Erreur !… moi qui vous parle… j’en ai perdu un, une fois… j’ai réclamé… il avait un manche en ivoire… On m’a introduit dans une pièce où il y avait bien deux cents parapluies rangés par ancienneté…

BERNARDON.

Eh bien ! vous avez reconnu le vôtre ?…

GINGINET.

Non… le mien n’y était pas… J’aurais pu en prendre un autre… mais je ne mange pas de ce pain-là… Seulement, en ma qualité d’homme pratique, je me suis demandé ce que deviendraient ces deux cents parapluies…

BERNARDON.

Oh ! c’est si peu de chose !

GINGINET.

Permettez… il y en avait d’une certaine valeur… Moi, je pense… sauf votre avis… qu’au bout de dix ans on pourrait se faire autoriser par les tribunaux compétents à les vendre au profit de la masse et à en distribuer le prix aux actionnaires… au prorata !

BERNARDON.

C’est une idée… remettez-moi une note… avec votre adresse.

GINGINET.

Bien ! Deux notes ! Autre observation… Pourquoi l’amortissement…

BERNARDON.

Pardon… il est deux heures… il faut que j’entre en séance… On va distribuer les jetons… (À Clémence.) Veuillez m’excuser, madame… mais le devoir !… J’emporte l’espérance que cette entrevue ne sera pas la dernière…

CLÉMENCE.

Monsieur…

BERNARDON.

Et si monsieur votre mari veut bien me faire parvenir les notes précieuses.

GINGINET.

Soyez tranquille !

BERNARDON.

Avec votre adresse, n’est-ce pas ?… et affranchir ! (Saluant.) Monsieur… madame… (Il sort, troisième plan à gauche.)


Scène VI

Les Mêmes, moins BERNARDON, puis TAPIOU.
GINGINET.

Il est très bien, cet homme-là !… C’est un travailleur… qui s’occupe de nos intérêts.

CLÉMENCE, à part.

Et de son jeton ! (Haut.) Mon ami, je crois que tu oublies tes coupons.

GINGINET.

C’est vrai… mais je me sens bien ici… je suis chez moi… J’y resterais toute la journée… (Examinant la localité.) Comme tout ça est établi… c’est peint à l’huile… à trois couches… C’est plus cher… mais ça dure… nous ne liardons pas… Mettons-nous à cette table. (Les femmes s’assoient et déposent tous leurs paquets sur la table. À Jenny.) Come here ! Répète : Table ! table !

JENNY.

Teuble ! teuble !

GINGINET.

Pas mal !

COLOMBE, à part.

Elle me fait suer de l’encre de Chine…[17]

TAPIOU, rentrant ; il est redevenu manchot du bras gauche. À part.

J’ai encore changé de bras… ça me délasse.

COLOMBE, à part. Apercevant le changement de bras ; étonnée.

Tiens !… on lui a revissé son bras de l’autre côté !

GINGINET, qui a installé les dames à la table.

Maintenant je vais m’informer du mécanisme près du brigadier… (Allant à Tapiou.) Mon ami, j’ai quinze actions… c’est la première fois que je touche…

TAPIOU, machinalement.

Allez vous asseoir… que l’on vous appellera !

GINGINET.

Mais on ne peut pas m’appeler si on ne sait pas que je suis là !

TAPIOU.

Tenez !… voilà un bordereau. (Il le lui donne.)

GINGINET.

Ah ! voilà donc ce qu’on appelle un bordereau !… mais expliquez-moi…

TAPIOU.

Non, il fait trop chaud…

GINGINET.

Merci, brigadier… (À part, retournant à la table.) Il est très-bien aussi, cet homme-là. Nous ne prenons que de vieux soldats… c’est moins cher… (Aux dames.) J’ai mon bordereau… le voilà ! (À Jenny, le lui montrant.) Bordereau ! Dis : Bordereau !…

JENNY, répétant.

Borderotte !

GINGINET.

Oui ! pas mal !… heureusement que je vais la marier… (Regardant son bordereau.) Ah ! diable ! que veulent dire toutes ces colonnes ?… Numéros de série… numéros d’ordre…

CLÉMENCE.

Ça, je n’en sais rien !

GINGINET.

Il vaut mieux s’informer… Je vais demander au brigadier… (Allant à Tapiou.) Pardon, mon brave…

TAPIOU.

Allez vous asseoir, que l’on vous appellera…

GINGINET.

Oui, vous me l’avez déjà dit… Qu’entendez-vous par numéros de série… et numéros d’ordre ?

TAPIOU.

Le numéro de série, c’est la première colonne… le numéro d’ordre, c’est la seconde…

GINGINET.

Je le vois bien, mais…

TAPIOU.

Sapristi ! Je crois qu’ils ont rallumé du feu là-dessous. (Il s’éloigne de son guichet.)

GINGINET.

Merci, brigadier. (Il revient à la table.)

CLÉMENCE.

Eh bien ! as-tu demandé ?

GINGINET.

Oui… le numéro de série, c’est la première colonne… le numéro d’ordre, c’est la seconde… Comprends-tu ?…

CLÉMENCE.

Pas un mot.

GINGINET.

Dicte-moi toujours les numéros… Ah ! attends ! Je vois ici : nom, prénoms et domicile… J’en ai deux : l’un à Paris, l’autre à la campagne… Lequel faut-il mettre ?

CLÉMENCE.

Celui de Paris…

COLOMBE.

Celui de la campagne…

GINGINET.

Tu crois ?… J’aime mieux demander… (Il va au guichet vingt-quatre, qui est fermé ; il frappe, on ne répond pas.) Ils travaillent… C’est une ruche ici… une véritable ruche… Tant pis ! je veux voir ça… (Il monte sur une chaise et regarde par-dessus la cloison.) Tiens ! ils mangent !… il y en a un autre qui arrange ses ongles… (Revenant à la table.) Il ne faut pas les déranger… (Apercevant Tapiou qui est revenu au guichet vingt-quatre.) Ah ! Colombe ! va demander au vétéran si je dois indiquer mon domicile à la campagne ou à Paris…

COLOMBE, prenant son globe.

Oui, monsieur…

GINGINET.

Pendant ce temps-là, nous allons écrire les numéros… (Ginginet écrit. Clémence dicte à voix basse.)

COLOMBE, à Tapiou.

Jeune homme !

TAPIOU, galamment.

Quoi ! ma belle enfant ?

COLOMBE.

C’est mon bourgeois qui demande ousqu’il faut indiquer son domicile ?

TAPIOU.

Il faut l’indiquer là ousqu’il demeure… parce que s’il l’indiquait ailleurs… c’est qu’il n’y demeurerait pas…

COLOMBE.

Je vais lui dire…

TAPIOU.

Un instant… que vous êtes bien pressée… (Il veut la lutiner.)

COLOMBE.

Prenez garde à mon globe !

TAPIOU.

Mam’zelle… je voudrais vous demander quelque chose ?

COLOMBE, baissant les yeux.

Si une demoiselle peut l’entendre…

TAPIOU, amoureusement et bas.

Vous n’allez donc jamais vous promener le soir à Montmartre ?

COLOMBE, étonnée.

Pourquoi faire ?

TAPIOU.

Il y a des bosquets ! (Il veut la lutiner.)

COLOMBE.

Je vous quitte… Mon absence pourrait être remarquée…

TAPIOU.

Vous accepterez bien la politesse d’un verre de vin chaud ?

COLOMBE.

Ça, ça ne se refuse pas.

TAPIOU, lui servant à boire.

À la vôtre.

COLOMBE, trinquant.

À la vôtre.

GINGINET, écrivant son bordereau.

Maintenant, le domicile… (Appelant.) Colombe !… Eh bien ! elle trinque avec le brigadier ! Colombe !

COLOMBE, s’essuyant la bouche avec le revers de sa main.

Monsieur…

GINGINET.

Je n’aime pas qu’une fille qui porte ma livrée… affiche des allures !

COLOMBE.

Mais…

GINGINET.

C’est bien… assez ! Qu’a dit le vétéran ?… votre compagnon d’orgie…

COLOMBE.

Il a dit que votre domicile… c’était là ousque vous demeuriez…

GINGINET, écrivant.

Je vais mettre… tantôt à Paris… tantôt à la campagne… (Se levant.) Voilà ! Maintenant, c’est l’affaire d’une minute… (Aux femmes.) Vous allez voir le rouage… Je glisse mon bordereau par ce guichet… (Il le passe.) Et dans un instant…

TAPIOU.

Allez vous asseoir, que l’on vous appellera…

GINGINET.

Oui… asseyons-nous… on nous appellera.

LA VOIX DE L’EMPLOYÉ, derrière le guichet.

Monsieur Ginginet…

GINGINET, se levant.

Déjà !… Quand je vous disais…

TAPIOU, appelant.

Monsieur Ginginet !

GINGINET, s’approchant du guichet.

C’est moi…

L’EMPLOYÉ, lui repassant son bordereau.

Votre bordereau est mal fait, il faut le recommencer. (Le guichet se referme.)

GINGINET, ahuri.

Quoi ? Comment, le recommencer !

TAPIOU.

On vous dit qu’il est mal fait…

GINGINET.

Qu’est-ce qu’il lui manque ?

TAPIOU.

Ça ne me regarde pas… Allez vous asseoir !


Scène VII

Les Mêmes, JULES, puis le Capitaine COURTEVOIL.
GINGINET.

Mais sacrebleu ! si personne ne m’indique… je n’en sortirai pas !… (Il remonte.)

JULES, rentrant du troisième plan, à gauche, et à lui-même.

Une journée de flambée ! je rentrerai bredouille ! ( Apercevant Clémence.) Oh ! la dame que j’ai vue hier à la Société générale…

CLÉMENCE, à part.

Ce jeune homme qui m’a pris mon bouquet de violettes ! (Elle lui tourne le dos, et vient au premier plan, gauche.)

GINGINET.

Où est le bureau de renseignements ?… Il doit y avoir un bureau de renseignements, sacrebleu !

JULES, se présentant.[18]

Monsieur, si je puis vous être utile…

GINGINET.

Mon Dieu, monsieur, entre actionnaires, on peut se rendre de petits services… Monsieur est actionnaire, sans doute ?

JULES.

Oui.

GINGINET.

Moi, j’en ai quinze…

JULES.

Moi, cent vingt-deux…

GINGINET, à part.

Oh ! un capitaliste !

COLOMBE, à part.

Où diable, ai-je vu cette frimousse-là ?

GINGINET.

J’ai un bordereau à faire… et je vous l’avouerai franchement, je ne sais pas pour quel bout le prendre…

JULES.

Monsieur, le bordereau, c’est mon truc… (se reprenant) mon triomphe ! (Indiquant Clémence.) Et si madame veut bien me dicter les numéros…

CLÉMENCE, à part.

Moi ?… Quelle effronterie !

JULES.

Madame, veuillez prendre la peine de vous asseoir… près de moi.

CLÉMENCE, sèchement.

C’est inutile… Mon mari dictera lui-même…

GINGINET, bas à sa femme.

Clémence, je ne te comprends pas… Répondre de cette façon à ce jeune homme… qui est la complaisance même…

CLÉMENCE, bas.

Je ne le connais pas.

GINGINET, bas.

Il a cent vingt-deux actions !…

CLÉMENCE, bas.

Tant mieux pour lui !

GINGINET.

Je suis fâché de te le dire… ce n’est pas comme ça qu’on se crée des relations… (À Jules.) Ma femme est un peu souffrante… nous allons rédiger ça à nous deux…

JULES, assis sur le banc, à part.[19]

Elle me boude. (À Ginginet.) Nom et prénoms ?

GINGINET.

Pierre-Léonidas Ginginet.

JULES.

Domicile ?

GINGINET.

À Paris ou à la campagne.

JULES.

À Paris… L’autre m’est égal.

GINGINET.

Rue Chauchat, no 18.

JULES.

Très-bien.

CLÉMENCE, à part.

Il lui donne notre adresse, à présent…

JULES.

Quel étage ?

GINGINET.

On met l’étage ?

JULES.

Ils le demandent quelquefois…

GINGINET.

Au deuxième, au-dessus de l’entresol… la porte en face. Si jamais vous passez dans notre quartier…

JULES.

Souvent…

GINGINET.

Je serai très-heureux de recevoir votre visite…

CLÉMENCE, à part.

Il l’invite…

GINGINET.

Entre actionnaires, on devrait se voir plus souvent… on se communiquerait ses idées… J’en ai une sur les parapluies !

JULES.

Et moi, sur le wagon des dames…

GINGINET, avec importance.

Vous me remettrez une note…

JULES.

Donnez-moi votre premier bordereau… je vais recopier vos numéros par ordre.

GINGINET.

Le voici… Vraiment, j’abuse… (Allant à Clémence.) Il est charmant, cet actionnaire !

COLOMBE, à part, regardant Jules qui écrit.

Mais où l’ai-je vu ?… C’est pas à la Halle…

JENNY.

Shall we not go out ?  Allons-nous partir ?

GINGINET.

Tiens, je l’avais oubliée… Il faut la faire travailler… Come here… Dis : Pendule !

JENNY, répétant.

Pendulle.

GINGINET.

Balancier !

JENNY, répétant.

Balançoire !

GINGINET.

C’est pas mal… Heureusement que je vais la marier !

COURTEVOIL, entrant du troisième plan, droite ; allure militaire ; ton rude.[20]

Ah ! ah ! c’est ici la boutique aux actions ?

JENNY, allant à Courtevoil et lui mettant un doigt sur la poitrine.

Un… homme ! (Elle regarde Ginginet pour avoir son approbation.)

COURTEVOIL, brusquement.

Qu’est-ce que c’est ?

GINGINET.

Pardon, monsieur… c’est ma nièce… une Anglaise… qui s’exerce à apprendre le français… (Posant à son tour un doigt sur la poitrine de Courtevoil, et à Jenny.) Oui… un homme !

COURTEVOIL.

Mais sacrebleu !

GINGINET.[21]

Mille excuses… c’est fini.

COURTEVOIL, à Tapiou.

Donne-moi un papier, toi !

TAPIOU.

Voilà, mon officier.

COURTEVOIL, l’examinant.

Ah ! ah !… tu as un bras de moins… à la bonne heure !… Voilà un beau coup d’œil… ça rafraîchit… ça repose !

TAPIOU.

Oui, mais ça gêne…

COURTEVOIL.

Où l’as-tu égaré ? En Italie ?… en Crimée ?… en Chine ?

TAPIOU, embarrassé.

Ah ! vous savez… un peu partout…

COURTEVOIL.

Tiens ! voilà dix sous… tu boiras à la santé du capitaine Courtevoil !

TAPIOU.

Oui, mon général !

(Courtevoil remonte et passe à l’extrême droite.)
JULES, à Ginginet.

Votre bordereau est terminé… vous n’avez plus qu’à signer…

GINGINET, signant.

Là… en bas ?…

COLOMBE, tout à coup et à part.

Ah ! je le reconnais !… c’est le pick-pocket de la Société générale…

GINGINET, à Jules.

Monsieur, il ne me reste plus qu’à vous remercier… (Lui serrant la main.) Vous avez mon nom, mon adresse…

COLOMBE, bas à Ginginet.[22]

Non… ne l’invitez pas ! c’est le voleur de violettes !

GINGINET, regardant sa femme.

Comment !

CLÉMENCE.

Eh bien ! oui !

GINGINET, à Jules, avec dignité.

Monsieur, je ne rétracte pas mes remercîments… mais si jamais vous passez dans ma rue, je vous conseille de ne pas vous arrêter sous mes fenêtres… car il n’y tomberait pas de bouquets de violettes… Venez, mesdames, passons à la caisse ! (Il passe par le troisième plan, droite, suivi de Clémence et de Colombe.)

COLOMBE, à Jules.

Ce ne serait pas de la violette qui…

TAPIOU, regardant Colombe.

Je veux la suivre… elle m’attire, elle me donne des vertiges ! (Il sort au troisième plan, droite.)

JULES, à part.

Pincé !… Oh ! mais je ne me tiens pas pour battu… (Courtevoil est venu s’asseoir à l’extrémité du banc de droite, près de la table, à côté de Jules, qui se lève vivement ; le banc bascule et Courtevoil tombe à terre.)


Scène VIII

JULES, COURTEVOIL.
COURTEVOIL, à terre.

Mille millions de tonnerres ! Monsieur !

JULES, l’aidant à se relever.

Mille pardons…

COURTEVOIL, se relevant.

Est-ce que vous vous moquez de moi ?… Vous m’avez jeté à terre…

JULES.

C’est-à-dire que vous êtes tombé…

COURTEVOIL.

Pourquoi vous levez-vous quand je suis assis ?

JULES.

Pourquoi êtes-vous assis quand je me lève ?

COURTEVOIL.

Vous êtes un clampin !

JULES.

Monsieur !

COURTEVOIL.

Je vous apprendrai qu’on ne blague pas le capitaine Courtevoil !…

JULES.

Ah ! monsieur est capitaine ?

COURTEVOIL.

En retraite… Je me suis fixé à Strasbourg… pour voir des militaires… des frères d’armes… Je repars ce soir… par le train de sept heures…

JULES.

Bon voyage !

COURTEVOIL, lui prenant le bras.

Et si vous n’êtes point une femmelette énervée par le luxe de la grande ville… vous m’emboîterez le pas !

JULES.

Pour quoi faire ?

COURTEVOIL, doucement.

Accepteriez-vous une petite partie ?

JULES, vivement.

Un duel ?

COURTEVOIL.

Nous nous battrons à la frontière… il n’y a que le pont à traverser…

JULES.

Paye-t-on ?

COURTEVOIL.

Pas les militaires.

JULES.

Ah ! c’est charmant… pour les bourgeois !

COURTEVOIL.

Le premier arrivé attendra l’autre…

JULES, à part.

Sous l’orme…

COURTEVOIL.

Est-ce convenu ?

JULES.

Parbleu !

COURTEVOIL.

À demain six heures… au bout du pont… C’est un point de vue…

JULES.

J’emporterai mon album…

COURTEVOIL.

Moi, des témoins… et ne me faites pas droguer ! (Il sort par le fond.)


Scène IX

JULES, BERNARDON, puis GINGINET, CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE, TAPIOU, Public.
JULES, seul.

C’est un joli militaire !… Est-il bête ! Ah ! je sais bien qui est-ce qui n’ira pas ce soir à Strasbourg.

BERNARDON, entrant, troisième plan gauche.

J’ai mon jeton. (Apercevant Jules.) Ah ! le voilà.[23]

JULES.

Mon oncle !

BERNARDON.

Tu as reçu ma lettre… voici ce dont il s’agit. Tu vas partir ce soir pour Strasbourg.

JULES.

Strasbourg ! Ah ! non ! impossible !

BERNARDON.

Comment !

JULES.

Marseille, si vous voulez.

BERNARDON.

Quelle est cette plaisanterie ? Si tu refuses, je te coupe ton crédit… tu n’auras plus un sou de moi…

JULES.

Mon oncle…

BERNARDON.

C’est oui ou non !

JULES.

Je partirai. (À part.) Je trouverai bien un moyen…

BERNARDON.

Il s’agit d’une mission de confiance… On inaugure demain, à Croupenbach, la maison d’école…

JULES.

Croupenbach ?

BERNARDON.

Où est ma propriété… J’ai promis un discours… et comme ça m’ennuie de parler devant des idiots pareils… tu me remplaceras…

JULES.

Merci !

BERNARDON.

Tu assisteras au banquet…

JULES.

Ouf ! ça sent la choucroute… Enfin !… où est-il, votre discours ?

BERNARDON.

Nous allons l’improviser ensemble… Mettons-nous à cette table…[24] (Tous deux s’assoient à la table.) As-tu une idée ?

JULES.

Non.

BERNARDON.

Moi non plus.

JULES.

Mettons-les ensemble.

GINGINET, entrant du troisième plan gauche, tenant son bordereau ; il est suivi de Clémence, de Jenny et de Colombe. Il traverse au fond et vient à droite regarder les guichets.[25]

Nous avons été trop loin… il faut revenir au guichet vingt-quatre… (À Jenny, lui montrant le numéro vingt-deux, écrit sur un guichet.) Vingt-deux !… Répète !

JENNY, répétant.

Vinti-deux.

GINGINET.

Pas mal. (Montrant un autre guichet.) Vingt-trois !

JENNY, répétant.

Vinti-trois.

GINGINET, à Clémence.

Elle ira ! elle ira ! (Il remonte, suivi de Jenny et de Clémence, et vient près des guichets de gauche.)

COLOMBE, à part, tenant son globe.

Je sens mon bas qui traîne… (Elle va du troisième plan gauche à l’extrême droite.) J’ai perdu ma jarretière…

TAPIOU, entrant du troisième plan gauche, avec une jarretière rose à la main. À Colombe.

Mam’zelle… voici ce qui est tombé de dessous votre robe…

COLOMBE.

Ma jarretière !

TAPIOU, avec passion.

Je la garde ! je la garde !

GINGINET.

Vingt-quatre !… Voilà notre guichet… (On entend sonner quatre heures.)

BERNARDON.

Impossible d’improviser avec une plume de fer ! (Il se lève.)

JULES, se levant.

Pour faire un discours… il n’y a encore que la plume d’oie !…

GINGINET, passant son bordereau par le guichet numéro vingt-quatre.

Monsieur l’employé…

L’EMPLOYÉ, lui renvoyant son bordereau.

Quatre heures !… la caisse est fermée…[26]

GINGINET.

Fermée ! Je proteste ! (Tous les figurants se précipitent aux différents guichets, qui se ferment.)

TOUS.

Fermé ! fermé !

GINGINET.

Je proteste, mais j’ai besoin de mon argent ! Je pars ce soir… (À Bernardon.) Monsieur l’employé supérieur…

BERNARDON.

Remettez-moi une note !

JULES, à Ginginet.

Portez vos coupons chez Monteaux et Lunel… boulevard Montmartre.

GINGINET.

Je ne vous parle pas, monsieur !… Quel numéro ?

JULES.

Dix-sept.

GINGINET.

Merci ! (À part.) Polisson !

TAPIOU, faisant sortir la foule.

Allons ! évacuez, messieurs !… évacuez !

CHŒUR.

Puisque aujourd’hui la caisse
Se ferme soudain,
Il faut sans paresse
Revenir demain.


  1. Toutes les indications sont prises de la gauche du spectateur. Les acteurs sont placés comme en tête de chaque scène ; les changement de position sont indiqués par des renvois au bas des pages.
  2. Tapiou, Actionnaires, 2 Actionnaires, Actionnaires.
  3. Tapiou, le Monsieur, la Paysanne.
  4. Tapiou, la Paysanne.
  5. Tapiou, Pauline, Actionnaires à la table.
  6. Le Monsieur, Tapiou.
  7. Tapiou, Lucien, Jules.
  8. Tapiou, Jules, Lucien.
  9. Tapiou, une Vieille Dame, Jules, une Jeune Dame sur le banc à droite, un Monsieur au guichet du fond à droite.
  10. Tapiou, une Vieille Dame, Jules, un Vieux Monsieur.
  11. Tapiou, Bernardon.
  12. Tapiou, Bernardon, Pauline.
  13. Tapiou, Pauline, Bernardon.
  14. Tapiou, Bernardon, Lucien.
  15. Tapiou, Bernardon, Ginginet, Colombe (au 2e plan), Jenny, Clémence.
  16. Ginginet, Bernardon, Clémence, Jenny, Colombe.
  17. Tapiou, Ginginet, Jenny à la table de gauche, Colombe et Clémence à la table de droite.
  18. Clémence, Jenny, Ginginet, Jules, Colombe.
  19. Clémence, Ginginet, Jules (assis), Jenny, Colombe.
  20. Clémence, Ginginet, Jenny, Courtevoil, Colombe.
  21. Tapiou, Courtevoil, Clémence, Jenny, Ginginet, Jules, Colombe.
  22. Jenny, Clémence, Colombe, Ginginet, Jules, Courtevoil.
  23. Bernardon, Jules.
  24. Jules, Bernardon.
  25. Jules et Bernardon (à la table du milieu), Clémence, Jenny.
  26. Clémence, Jenny, Ginginet, Jules, Bernardon, Tapiou, Colombe.