Les Chemins de fer/Acte II

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ACTE DEUXIÈME

Le théâtre représente le quai d’embarquement d’une gare de chemin de fer. Au fond, 3e plan, est un train prêt à partir. Les wagons, placés dans toute la largeur du théâtre, au fond, ont leurs portes ouvertes et sont praticables.


Scène première

EMPLOYÉS, LE CHEF DE GARE, puis BERNARDON et JULES. Au lever du rideau, on entend un coup de cloche. Les employés vont et viennent : les uns conduisent des brouettes de bagages ; un autre marche sur les wagons et allume les lanternes ; d’autres entr’ouvrent les portières des wagons.
LE CHEF DE GARE, aux employés.

Dépêchez-vous de former le train… Deux voitures de seconde en arrière… prévenez le graisseur… Dans cinq minutes vous ouvrirez les salles d’attente.

BERNARDON, entrant par la droite, suivi de Jules.[1]

Viens par ici…

LE CHEF DE GARE.

Serviteur, monsieur Bernardon. (Il sort à gauche.)

BERNARDON.

Nous sommes un peu en avance… cela me donnera le temps de te lire mon discours.

JULES, à part, passant derrière Bernardon.[2]

Il ne veut pas me lâcher… impossible de m’en débarrasser…

BERNARDON.

D’abord, voici de l’argent pour ton voyage… et un permis de circulation… aller et retour… Maintenant voilà mon discours…

JULES.

Ah ! ah ! vous avez trouvé une plume d’oie ?…

BERNARDON.

Tu vas voir… (Lisant.) Messieurs, l’homme éminent… (S’interrompant.) L’homme éminent, c’est moi… (Il continue à lire.) Que je viens représenter… (S’interrompant et cherchant à lire.) Sapristi !… qu’est-ce qu’ils ont mis là ?

JULES.

Quoi ?

BERNARDON.

Là… après : que je viens représenter…

JULES.

Tiens ! ce n’est pas de votre écriture.

BERNARDON.

Non… j’ai fourni le gros des idées… et ils ont rédigé ça dans mes bureaux… je suis si occupé !

JULES, déchiffrant.

L’homme éminent que je viens représenter… et dont nous pleurons l’absence…

BERNARDON, reprenant le papier.

Oui, ma foi ! ce diable de Domengeat ne barre jamais ses T… Non, il a mis dans sa tête qu’il ne les barrerait pas ! et il ne les barre pas ! Heureusement que je ne le paye pas cher ! (Reprenant sa lecture.) Et dont nous pleurons l’absence… est retenu à Paris, où il consume sa vie… une vie toute de travail et d’honneur… à la défense de vos intérêts…

JULES.

Pas mal.

BERNARDON, à Jules.

C’est de moi !… (Lisant.) Cet homme de bien… ai-je besoin de vous le rappeler ?… a déjà doté la commune d’un lavoir… d’un lavoir… (Parlé.) Nom d’un nom ! qu’est-ce qu’il a mis là ?

JULES, prenant le papier.

D’un lavoir… et… il n’a pas barré son T.

BERNARDON.

Non ! il l’a mis dans sa tête. (Lisant.) Et à l’heure où je parle, sans ménager ni ses pas ni ses veilles, il est en instance auprès de l’administration supérieure pour appeler sur vos têtes les bienfaits d’une pompe à incendie.

JULES, à part.

C’est de l’hydrothérapie !

BERNARDON, lisant.

Sa sollicitude pour les classes laborieuses ne s’arrêtera pas là, car cette âme bienfaisante, cet homme magnanime… (S’interrompant.) C’est peut-être un peu fort ?

JULES.

Il n’y a pas de mal… ces machines-là demandent à être très-corsées.

BERNARDON, lisant.

Cet homme magnanime… au cœur fier : corde alto !… (Parlé.) C’est du latin…

JULES.

J’entends bien que c’est du latin… mais j’ôterais ça : corde alto !… À Croupenbach on pourrait croire que c’est un instrument à cordes…

BERNARDON.

Tu as raison… mettons seulement : Au cœur généreux ?

JULES.

Oui, généreux rappelle le lavoir.

BERNARDON, lisant.

Cet homme magnanime, au cœur généreux, dédaigne les lambris dorés… (s’attendrissant) pour visiter la chaumière du pauvre !

JULES.

Ah ! ça finit très-bien !

BERNARDON.

Il y a encore une phrase.

JULES, prenant le papier et lisant.

Oui !… Je demande de l’augmentation !…

BERNARDON.

De l’augmentation ! un polisson qui ne barre pas ses T… Ne va pas lire ça !

JULES.

Soyez tranquille… je m’arrêterai à la chaumière du pauvre…

BERNARDON.

Parfait… Maintenant, va te retenir un coin… j’ai besoin de dire deux mots au chef de gare… Comprends-tu ça ? je reçois toutes les semaines une bourriche de ma campagne… et on me fait payer le port… À moi ! un employé supérieur…

JULES.

C’est inconvenant…

BERNARDON.

Oh ! si ce n’était qu’inconvenant… mais ça coûte ! Je reviens… (Il sort par la gauche.)


Scène II

JULES, puis COURTEVOIL.
JULES, seul, allumant un cigare.

Dès qu’il sera parti, je me fais une fête de filer derrière ses talons. J’ai besoin d’aller me promener rue Chauchat, no 18… Cette petite madame Ginginet me trotte dans la tête.

COURTEVOIL, entrant du premier plan droite, à lui-même.

Nom d’un chien ! mon cigare est éteint ! (À Jules, sans le reconnaître.) Un peu de feu, s’il vous plaît ?

JULES, sans le reconnaître.

Volontiers. (Courtevoil s’allume au cigare que Jules tient à sa bouche.)[3]

COURTEVOIL, le reconnaissant.

Ah !

JULES.

Oh !

COURTEVOIL.

C’est vous…

JULES.

Parbleu !…

COURTEVOIL.

Vous allez à notre rendez-vous ?

JULES.

En ligne droite.

COURTEVOIL.

Je ne le croyais pas… Je me disais : Un petit-crevé du boulevard… il fouinera.

JULES.

Ah mais ! capitaine !…

COURTEVOIL.

Rallumez votre foyer.

JULES.

Oui. (Il fume pour raviver son cigare.)

COURTEVOIL, approchant son cigare de celui que Jules tient à sa bouche.

J’ai eu tort… Vous voilà ! réparation !… Cré cigare ! il est bouché. (Il le jette à terre.)

JULES.

En voulez-vous un, capitaine ?

COURTEVOIL.

J’ai les miens. (Prenant un cigare dans un étui en fer-blanc qu’il tire de sa poche.) Des cigares d’un sou… Je les trempe dans l’eau-de-vie… et je les laisse sécher… avec une gousse d’ail.

JULES.

Ça doit être raide.

COURTEVOIL.

Rallumez votre foyer.

JULES.

Oui, capitaine. (Même jeu que le précédent.)

COURTEVOIL.

Ça y est… merci… À demain six heures… au bout du pont.

JULES.

Le premier arrivé…

COURTEVOIL.

Attendra l’autre… Je vais chercher le wagon des fumeurs… Bonsoir !

JULES.

Bonne nuit ! (Courtevoil sort.)


Scène III

JULES, BERNARDON, puis TAPIOU, puis PAULINE.
JULES, seul.

Ça continue à être un joli militaire ! Il me fait l’effet d’un sanglier, cet homme là !… Mon oncle ne revient pas… Je voudrais pourtant bien filer…

BERNARDON, entrant.

Me voici… Mon affaire est arrangée.

JULES.

Vous avez vu le chef de gare ?

BERNARDON.

Oui… il m’a donné satisfaction pour ma bourriche… On écrira dessus : Service de l’administration.

JULES.

Allons, mon oncle… voici le moment de nous séparer.

BERNARDON.

Bon voyage ! (Ils s’embrassent. Jules entre dans le wagon no 321.) Prends garde de t’enrhumer, à cause de mon discours. (Bernardon est monté sur le marchepied du wagon.)

JULES, dans le wagon.

Ne craignez rien… Adieu ! Adieu !…

TAPIOU, de la gauche, entre, et silencieusement graisse les roues des wagons ; arrivé à Bernardon, il le heurte avec son graissoir.
BERNARDON.

Que fait cet animal !

TAPIOU, sans faire attention à Bernardon, s’éloigne en disant, à droite.

Graisseur !… qué sale métier ! (Il continue son travail et disparaît.)

PAULINE, entrant avec un éventaire de marchande de journaux, du premier plan droite.

Voyez les journaux !… Le Petit Moniteur… le Livret Chaix… l’Indicateur des Chemins de fer…

BERNARDON.

Tiens ! ma petite protégée ! (Lui prenant le menton.) Eh bien ! es-tu contente de ta nouvelle position ?… Vendeuse de journaux à l’intérieur…

PAULINE.

Oh ! oui, monsieur.

BERNARDON.

Et ton nigaud de mari, est-il entré en fonctions ?

PAULINE.

Oui, monsieur… il graisse déjà.

BERNARDON.

Pourquoi me l’as-tu amené à quatre heures… méchante ! (Il lui frappe sur la joue.)

TAPIOU, entrant avec son pot de graisse ; il est furieux.

Ah ben ! en v’là des histoires ! en v’là des histoires !

PAULINE.

Qu’as-tu donc ?

TAPIOU.

Je donne ma démission. (À Bernardon.) Tenez ! v’là le pot de la compagnie !

BERNARDON, se reculant vivement.

Prends donc garde !… tu vas me graisser !

PAULINE.

Mais qu’est-il arrivé ?

TAPIOU.

Un accident… Je graissais, sans ostentation… Tout à coup, v’là une dame qui monte… sa robe s’étale par-dessus mon pot… Paf ! je lui plaque de ma sauce… sans le vouloir… Un rien… gros comme une noisette… ou un œuf de pigeon…

BERNARDON.

Ah ! diable !

TAPIOU.

Elle crie… Je lui dis en souriant : Madame, il n’y a pas de mal… c’est du saindoux… Alors elle m’appelle : Butor !… animal — Ah mais ! madame… — Insolent ! — Méchante cocotte ! Le Chef de gare arrive… et elle lui demande trois cents francs de dommages et intérêts !… trois cents francs !… et il n’y a qu’un quart d’heure que je suis en fonctions !

BERNARDON.

Sois tranquille ! nous arrangerons ça !

TAPIOU.

Non !… je demande une autre place.

BERNARDON.

Déjà ?

TAPIOU.

Quelque chose de pas difficile à faire… à la campagne.

BERNARDON, à part.

Tiens ! à la campagne !… c’est une idée ! (Haut.) J’aurais peut-être ton affaire… mais à soixante lieues d’ici…

PAULINE.

Soixante lieues !

TAPIOU.

En bon air ?… pas pour graisser ?

BERNARDON.

Non…

TAPIOU, tendant la main.

Topez ! ça va !

BERNARDON, se reculant.

Prends donc garde ! (Écrivant sur une feuille de son calepin qu’il déchire.) Tiens ! porte ça de ma part au chef du train.

TAPIOU.

Tout de suite, monsieur l’employé supérieur…

BERNARDON, à part.

Je déporte le mari !

TAPIOU, à sa femme, avec attendrissement.

Pauline… embrasse-moi !

PAULINE.

Ah ! non !… tu me salirais !

TAPIOU, à part.

Elle a raison… Qué sale métier… (Il sort à gauche, deuxième plan.)

BERNARDON, à Pauline.

Je t’attends demain à huit heures… Tu diras que tu apportes mes faux cols… à cause de ma femme.

PAULINE.

Toujours ! (En sortant.) Voyez les journaux ! Le Figaro… le Petit Moniteur… le Voleur illustré… la Revue pour tous ! (Elle disparaît.)

BERNARDON, la regardant sortir.

Très-gentille !

JULES, passant sa tête à la portière du wagon et à part.

Est-ce qu’il va coucher ici ?


Scène IV

BERNARDON, LUCIEN.
LUCIEN, entrant avec un sac de nuit, costume de voyage. À part.

La famille de ma fiancée n’est pas encore arrivée. (Apercevant Bernardon.) Oh ! le patron !

BERNARDON.

Tiens ! mon caissier !

LUCIEN, à part.

Cachons-lui que je vais me marier… (Haut.) Je profite de mes vacances pour aller faire une petite partie de chasse.

BERNARDON.

Mais la chasse est fermée…

LUCIEN, embarrassé.

C’est dans un parc… clos de murs…

BERNARDON, gaiement.

Un caissier qui prend le chemin de fer… c’est inquiétant.

LUCIEN.

Oh ! je serai revenu lundi soir… après la cérémonie.

BERNARDON.

Quelle cérémonie ?

LUCIEN, troublé.

Mais… la cérémonie de la chasse… la curée ! (À part.) J’ai une peur de voir arriver les Ginginet… (Haut à Bernardon.) Adieu ! adieu ! (Il sort, deuxième plan, gauche.)

BERNARDON.[4]

Bonne chasse ! (Passant près du wagon où est Jules.) Jules ?

JULES, paraissant à la portière.

Mon oncle ?

BERNARDON.

Prends garde de t’enrhumer.

JULES.

J’ai un cache-nez. (Bernardon sort, deuxième plan, droite.)

LUCIEN, seul, revenant de gauche.

Les Ginginet sont en retard… (Tirant un volume de sa poche.) Piochons mon anglais… C’est le th qui est difficile à prononcer… il faut mettre la langue entre les dents… et moi, quand j’ai la langue entre les dents… je ne peux plus parler… (Il sort par la gauche en essayant de prononcer : ) The… the…


Scène V

JULES, puis GINGINET ; CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE, portant le globe de la pendule ; puis LE CHEF DE GARE.
JULES, regardant par la portière.

Pas le plus petit oncle à l’horizon… (Descendant.) Le moment est venu de décamper ![5]

GINGINET, entrant suivi de Clémence, de Jenny et de Colombe. Ils sont tous chargés de paquets. Colombe porte toujours son globe.

Dépêchez-vous !… dépêchez-vous !… En arrivant des premiers, nous pourrons choisir nos places !

JULES, les apercevant et poussant un cri.

Ah !

GINGINET.

Hein ? (Reconnaissant Jules.) Lui !

CLÉMENCE.

Ce monsieur nous suit donc partout !

COLOMBE.

Monsieur, c’est le voleur de violettes… (Jules fait plusieurs saluts à la famille Ginginet.)

GINGINET, bas.

Ne répondons pas à ses politesses… (La famille défile fièrement devant Jules sans le saluer.)

COLOMBE, à part, lui jetant un regard de mépris.

Il me dégoûte !…

GINGINET.

Installons-nous dans un wagon… Étalez les manteaux, les châles, les parapluies… (Clémence et Jenny montent dans le wagon. Ginginet leur passe les colis.)

JULES, à part.

Et moi qui restais pour la revoir ! Puisqu’elle part, je pars !… quelle chance !… douze heures avec elle dans le même wagon… et il y a des tunnels !…

GINGINET, à Colombe.

À ton tour… monte… et prends garde au globe.

COLOMBE, à part.

C’est drôle ! Je ne me sens pas à mon aise ! (Elle monte.)

JULES, à part.

Voyons… casons-nous ! (Il se présente à la porte du wagon de Ginginet.)

GINGINET, lui barrant le passage.

Que désire Monsieur ?

JULES.

Une petite place…

GINGINET, à part.

Ah ! elle est jolie, celle-là ! (Haut.) Impossible, monsieur, c’est un wagon de famille.

JULES.

Mais vous n’êtes que quatre…

GINGINET.

J’attends quelqu’un… le fiancé de ma nièce… un jeune homme qui ne boude pas !

JULES.

Ça ne fait que cinq… et il y a huit places…

GINGINET.

Ça m’est égal ! Je vous dis que vous ne monterez pas !

JULES.

Mais, monsieur !

GINGINET.

Monsieur !

LE CHEF DE GARE, intervenant.[6]

Qu’y a-t-il ? une altercation ?

JULES.

C’est monsieur qui prétend m’empêcher de monter dans ce wagon…

GINGINET.

Nous sommes déjà cinq…

LE CHEF DE GARE.

Il reste trois places… et à moins que vous ne preniez le compartiment tout entier…

GINGINET.

Je le prends !… Qu’est-ce que ça coûte ?

LE CHEF DE GARE.

Vous règlerez avec le chef de train. Je vais vous mettre un écriteau : Réservé… (Le chef de gare va prendre une plaque qu’il accroche sur le wagon.) Comme cela, vous serez tranquilles. (Il sort par le deuxième plan à droite.)

GINGINET, triomphant, à Jules.

Je sais faire un sacrifice pour voyager avec les gens qui me conviennent… Au moins si je prends des compagnons de route… je les choisirai.

JULES.

Vous êtes dans votre droit… Je n’ai plus rien à dire. (Il s’éloigne.)

GINGINET.

Ce n’est pas malheureux !

JULES, à part.

Mais j’ai mon idée… Tu me choisiras, tu me prendras dans ton wagon… et tu me dorloteras… c’est moi qui te le dis !

GINGINET, montrant l’écriteau.

Réservé.

JULES.

Oui ! oui ! réservé… (Il sort.)


Scène VI

Les Mêmes, moins JULES, puis LUCIEN, puis un VOYAGEUR.
GINGINET.

Enfin, nous en voilà débarrassés !… Mesdames, vous pouvez descendre… le wagon est à nous… nous avons encore huit minutes pour nous dégourdir les jambes.[7]

COLOMBE descendant avec son globe. — Elle est très pâle.

Monsieur !…

GINGINET.

Quoi ?

COLOMBE.

Je ne me sens pas bien.

GINGINET.

Qu’est-ce que tu as ?

COLOMBE.

Je crois que c’est le melon… Vous m’avez dit de finir le melon.

GINGINET.

Dame ! il en restait quatre tranches. Nous ne pouvions pas les garder jusqu’au mois d’octobre… Mais je ne t’ai pas dit de te gorger… Voyons, d’où souffres-tu ?

COLOMBE.

Je souffre du bas de l’estomac.

GINGINET, indiquant le creux de l’estomac.

Là ?

COLOMBE.

Non… au-dessous…

GINGINET.

Ah ! sapristi ! nous voilà bien !… Tu ne peux pas te mettre en route comme ça… Va ! informe-toi !

COLOMBE.

Ah !… ça se passe.

GINGINET.

Ne te remue pas ! (Clémence et Jenny descendent du wagon.)[8]

CLÉMENCE.

Est-ce que nous ne partons pas bientôt ?…

GINGINET.

Dans quelques minutes… (À Jenny, qui a un écheveau de laine rouge passé dans le bras et qui tricote.) La voilà déjà au travail… C’est un castor que cette nièce-là… elle me rappelle l’industrieuse Angleterre.

CLÉMENCE.

Chez elle, le tricot est une passion… J’ai cru comprendre qu’elle se faisait un couvre-pieds…

GINGINET, à Jenny.

Voyons, repose-toi… (Lui montrant le wagon.) Tiens ! wagon !… Répète !

JENNY.

Oh ! yes ! wagon !

GINGINET.

Rail-way… tender.

JENNY, répétant.

Rail-way… tender.

GINGINET.

C’est pas mal… Je lui apprends le français… il n’y a que la prononciation qui ne va pas.

COLOMBE, bas à Ginginet, avec angoisse.

Monsieur !

GINGINET, bas.

Laisse-moi tranquille !… prends un parti !

COLOMBE, bas.

Je n’ose pas !

GINGINET, voyant entrer Lucien.

Ah ! monsieur Lucien !…

LUCIEN, saluant.

Madame… Monsieur Ginginet… Miss Jenny…

JENNY, lui tendant la main.

Good morning, sir.  Bonjour, monsieur.

LUCIEN.
Very well… I am very glad to see you in good health.
Très bien… Je suis très heureux de vous voir en bonne santé.
GINGINET.

Comment ! vous savez l’anglais ?

LUCIEN.

Quelques phrases que je viens d’apprendre en vous attendant.

CLÉMENCE.

Est-ce que vous êtes ici depuis longtemps ?

LUCIEN.

Very well ! Depuis un quart d’heure.

CLÉMENCE.

Nous, nous avons été retardés sur le boulevard…

GINGINET.

Un embarras de voitures… Demandez à Jenny.

JENNY.

What ?  Quoi ?

GINGINET.

À peine nous sortions des portes…

JENNY.

Oh ! yes ! ?  Oh ! oui !

(Avec un accent anglais très prononcé.) À peine nous sortions des portes de Trézène, il était sur son char…

GINGINET.

Ah ! la voilà partie ! Le récit de Théramène !… Assez ! assez !… Tricote ! tricote ! (À Lucien.) Elle a eu un prix de déclamation dans son Boarding School… c’est une calamité !

LUCIEN.

Sa voix me fait l’effet d’une douce musique.

LUCIEN et JENNY, ensemble.

À peine nous sortions des portes de Trézène… il était…

GINGINET.

Allons, bon ! En duo à présent… (À Lucien.) Sa voix vous fait cet effet-là parce que vous êtes amoureux… mais cela n’empêche pas de parler affaires… Je suis positif, moi… Avez-vous réalisé votre dot ?

LUCIEN.

C’est fait… J’ai adressé à votre notaire de Croupenbach un bon de cent soixante mille francs sur la banque de Strasbourg.

GINGINET.

Voilà tout… Je n’en demande pas davantage… Vous êtes de la famille… je vous autorise à lui parler anglais.

LUCIEN.

Oui. (Ouvrant son livre.) Voilà mon affaire pour saluer une dame… (Lisant.) I am your most.

JENNY, l’interrompant et agitant l’écheveau de laine qu’elle tient à la main.
Shall you be so kind as to give me a piece of paper to wind my wool ?
Voulez-vous être assez bon pour me donner un morceau de papier pour dévider ma laine ?
GINGINET.

Qu’est-ce qu’elle chante ?

CLÉMENCE, à Lucien.

Traduisez-nous ça.

LUCIEN.

Volontiers… c’est que… elle parle un peu trop vite.

GINGINET, à Jenny.

Répète… tout doucement…

JENNY, impatientée, montrant son écheveau de laine.
Shall you be so kind as to give me a piece of paper to wind my wool ?
Voulez-vous être assez bon pour me donner un morceau de papier pour dévider ma laine ?
GINGINET.

Cela vous va-t-il comme ça ?…

LUCIEN, se grattant le front.

Elle a peut-être soif ?

GINGINET.

Non… elle a parlé de châle… elle veut son châle. (Il lui offre celui qu’il porte sur le bras.)

JENNY.

No !  Non !

LUCIEN.

Je crois qu’elle désire s’asseoir !

JENNY.

No ! No !  Non ! non !

COLOMBE, à part.

Elle a peut-être mangé du melon.

GINGINET.

Mais qu’est-ce qu’elle veut ?

JENNY, nerveuse.
Give me a piece of paper…
Donnez-moi un morceau de papier…
GINGINET.

Pipeur !… Elle veut fumer !

JENNY.
Some paper to wind my wool.
Du papier pour dévider ma laine.
GINGINET.

Ah ! c’est à s’arracher les cheveux.

UN VOYAGEUR, passant de droite.

Mademoiselle vous demande un morceau de papier pour dévider sa laine…

TOUS.

Du papier !

GINGINET.

Du papier… Ce n’est que cela ! Fallait donc le dire tout de suite.

LUCIEN, tirant un morceau de papier de sa poche de côté.

En voilà… (le lui montrant) mademoiselle…

JENNY.

Thank you.  Merci.

(Elle se met à dévider. Coup de cloche.)

GINGINET.

C’est le premier coup… prenons nos places… (Faisant monter Jenny.) Ah ! je me souviendrai de ton pipeur ! (Il fait monter Clémence et Lucien, et il monte après eux.) Eh bien ! Colombe ?

COLOMBE, rêveuse.

Tout à l’heure… je réfléchis !…


Scène VII

COLOMBE, TAPIOU, puis LE CHEF DE GARE.
TAPIOU, entrant du deuxième plan gauche.[9]

J’ai repassé le pot de graisse à un autre, et je me suis lavé les mains. (Apercevant Colombe.) Que vois-je ? La belle femme de ce matin !

COLOMBE.

Tiens !… Il vous a donc repoussé un bras ?

TAPIOU, avec exaltation.

Oui… pour vous enlacer de dessus mon cœur !

COLOMBE.

Ne me remuez pas…

TAPIOU.

Vous êtes pâle… vous avez des chagrins ?

COLOMBE.

Oui.

TAPIOU.

Confiez-les moi…

COLOMBE.

C’est impossible !

TAPIOU, tendrement.

Vous n’allez donc jamais le soir vous promener à Montmartre ?

COLOMBE.

C’est trop loin ! (Tout à coup avec résolution et passant à gauche.) Adieu !… adieu !… (Elle fait quelques pas.)

TAPIOU.

Je ne vous quitte pas !

COLOMBE, vivement.

Je vous défends de me suivre ! je vous le défends. (Elle sort vivement avec son globe, au deuxième plan, à gauche.)

TAPIOU, seul.

Cette femme me rend rêveur.

LE CHEF DE GARE, venant du deuxième plan droite, à Tapiou.

Qu’est-ce que vous faites là ?… Vous partez avec le train… venez. Je vais vous faire monter à côté du mécanicien.

TAPIOU, à part.

Elle descendra peut-être aux stations… je pourrai la voir.

LE CHEF DE GARE, le poussant.

Allez donc ! (Ils sortent ; deuxième plan, à gauche.)


Scène VIII

GINGINET, puis UN MONSIEUR, puis UNE DAME, puis UN PHOTOGRAPHE, puis UNE NOURRICE, puis JULES, puis COLOMBE.
GINGINET, paraissant sur le marchepied du wagon, son calepin à la main, et descendant en scène.

Sapristi !… je viens de faire mon compte… Trois places de supplément à 53 francs 10… font 159 francs 30… sans boire ni manger… C’est raide !… Si je pouvais recruter quelques voyageurs… comme il faut… ça me diminuerait d’autant. (Descendant en scène.) Voyons donc… (Un monsieur passe venant de gauche, s’adressant à lui et souriant.) Monsieur cherche une place ?

LE MONSIEUR.

Oui, monsieur…

GINGINET, l’arrêtant.

Monsieur a un billet de première ?

LE MONSIEUR.

Non… J’ai un permis de circulation.

GINGINET.

Monsieur ne paye pas ? (Montrant l’écriteau.) Réservé ! (Apercevant une dame qui entre, il s’en approche en souriant.) Madame cherche une place ?… Je me ferai un plaisir de lui offrir mon coin…

LA DAME, courroucée.

Insolent ! (Elle sort.)

GINGINET, étonné.

Qu’est-ce qu’elle a dit ? (La cloche sonne.) Diable ! le second coup !… Mes places vont me rester. (S’adressant à un monsieur qui entre.) Monsieur cherche une place ?

LE PHOTOGRAPHE, venant du deuxième plan, à droite.

Oui.

GINGINET.

J’ai un wagon réservé… et si monsieur veut me favoriser de sa compagnie…

LE PHOTOGRAPHE, étonné.

C’est que je suis photographe.

GINGINET, très-aimable.

Mais un photographe… quand il ne fait pas de soleil… n’a rien de malfaisant… Veuillez prendre la peine de monter. (Le Photographe monte.) J’ai encore deux places à écouler. (Apercevant une nourrice venant du premier plan, à droite, et portant un enfant au maillot.) Une nourrice !… C’est grave !… (À la nourrice.) Au moins est-il propre ?

LA NOURRICE.

Qui ça ?

GINGINET.

Votre bébé ?

LA NOURRICE.

J’ose pas le garantir.

GINGINET.

Au moins il ne crie pas ?

LA NOURRICE.

Toute la nuit !

GINGINET.

Bah !… C’est un wagon de famille… montez !… (La nourrice monte aidée par Ginginet.) Plus qu’une place !

JULES, entrant, vêtu en vieux, un rond de voyage et une bouteille de pharmacie à la main, d’une voix cassée, il vient du deuxième plan, à droite.

Monsieur l’employé… une place, s’il vous plaît.

GINGINET, à part.

Un vieillard !… Si je pouvais… (À Jules.) Monsieur cherche une place ?

JULES.

Pour Strasbourg… Je me suis décidé à entreprendre ce voyage… (Il est pris d’une quinte de toux.)

GINGINET, à part, hésitant.

Mâtin ! un catarrhe ! Après ça, ça fera peut-être taire l’enfant… (Haut.) Le train va partir… Si vous voulez monter…

JULES, regardant dans le wagon.

Il me semble qu’il y a déjà bien du monde…

GINGINET.

Ma famille ! C’est un wagon de famille !… Vous prendrez mon coin… en face de ma femme…

JULES.

Je crains vraiment d’abuser… (Il tousse.)

GINGINET, lui prenant son rond.

Donnez-moi votre petit meuble.

JULES, lui remettant sa bouteille.

Ça, c’est ma potion… Quand je tousse, ça me calme.

GINGINET.

Soyez tranquille, nous aurons soin de vous. (Il passe la bouteille et le rond dans le wagon.)

JULES, au public, voix naturelle.

Quand je disais qu’il me dorloterait… Travaille-t-il assez !

GINGINET, l’aidant à monter.

Maintenant… appuyez-vous sur mon bras.

JULES.

Merci… Poussez !… poussez ! Vous ne pouvez donc pas pousser ?

GINGINET.

Si ! si !… ça y est !… Complet !

LA VOIX DE JULES, dans le wagon.

Madame, voulez-vous croiser ? (Troisième coup de cloche.)

UN EMPLOYÉ, traversant.

Allons, messieurs, en voiture.

GINGINET.

On part ! (Il monte dans le wagon, l’employé en ferme la porte.) Voyons… nous n’oublions rien… Ah ! si ! Colombe !… ne partez pas. Monsieur l’employé, j’attends ma bonne. (Appelant.) Colombe ! Colombe !

COLOMBE, arrivant tout essoufflée sans son globe ; deuxième plan, à gauche.

Voilà, monsieur…

GINGINET.

Dépêche-toi !

L’EMPLOYÉ, ouvrant la portière.

En voiture !

GINGINET, arrêtant Colombe sur le marche-pied.

Eh bien ! Et le globe ?

COLOMBE.

Ah ! bon Dieu ! je l’ai posé par terre… Je vas le chercher. (Elle veut descendre. L’employé la saisit par ses jupes et la pousse de vive force dans le wagon, qu’il ferme.)

GINGINET, COLOMBE, LE PHOTOGRAPHE et LUCIEN, criant à la portière.

Le globe ! le globe !

LES VOYAGEURS DES AUTRES WAGONS, criant aux portières.

Le globe ! le globe ! (Bruit de cloche.)


  1. Employés, Chef de gare, Bernardon, Jules.
  2. Jules, Bernardon.
  3. Courtevoil, Jules.
  4. Jules (dans le wagon), Bernardon.
  5. Jules, Ginginet, Clémence, Jenny, Colombe.
  6. Chef de gare, Ginginet, Jules.
  7. Colombe, Ginginet, Clémence, Jenny.
  8. Colombe, Ginginet, Jenny, Clémence.
  9. Tapiou, Colombe.