Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 249-251).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCCII.


Comment ceux de Saint-Jean-d’Angely se rendirent au comte Derby ; et comment il prit le bourg de Saint-Maximin et la cité de Poitiers.


Tant exploitèrent le comte Derby et ses routes qu’ils vinrent devant la bonne ville de Saint-Jean-d’Angely. Si s’ordonnèrent tous à y mettre le siége. À ce jour que les Anglois y vinrent, il n’y avoit dedans nuls gens d’armes, chevaliers et écuyers, pour aider à garder la ville et conseiller les bourgeois, qui n’étoient mie bons coutumiers de guerroyer. Si furent durement effrayés quand ils virent tant d’Anglois devant leur ville, et qui leur livrèrent de première venue un très grand assaut ; et doutèrent à perdre corps et biens, femmes et enfans ; car il ne leur apparoît secours ni confort de nul côté ; si eurent plus cher à traiter devers les Anglois que plus grand mal leur survînt. Après cet assaut que les Anglois firent devant Saint-Jean-d’Angely, et qu’ils se furent retraits en leur logis pour eux reposer celle nuit, et avoient bien intention d’assaillir lendemain, le maire de la ville, qui s’appeloit sire Guillaume de Riom, par le conseil de la plus saine partie de la ville, envoya devers le comte Derby pour avoir un sauf-conduit pour six de leurs bourgeois, allans et venans, qui devoient porter ce traité. Le gentil comte Derby leur accorda légèrement, à durer celle nuit et lendemain tout le jour. Quand vint au matin à heure de prime, les dits bourgeois de Saint-Jean vinrent au pavillon du comte et parlèrent à lui, quand il eut ouï messe. Et me semble que le traité se porta en telle manière, qu’ils se mirent du tout en l’obéissance du comte, et rendirent leur ville, et jurèrent à être bons Anglois, de ce jour en avant, tant que le roi d’Angleterre, ou personne forte de par lui, les voudroit ou pourroit tenir en paix devers les François. Sur cel état et ordonnance les reçut le comte Derby, et entra en la ville, et en prit la foi et hommage, et devinrent ses hommes. Si se rafraîchirent le comte Derby et les Anglois quatre jours en la dite ville[1] ; et au cinquième ils s’en partirent et chevauchèrent vers Niort, une très forte ville et bien fermée, de laquelle messire Guichard d’Angle, un gentil chevalier, étoit capitaine et souverain pour le temps. Si y firent les Anglois trois assauts ; mais rien n’y conquirent ; si s’en partirent et chevauchèrent devers la bonne ville de Poitiers ; mais ainçois qu’ils y venissent, ils trouvèrent le bourg de Saint-Maximin[2] ; si le prirent par force, et furent tous ceux morts qui dedans étoient. Et puis chevauchèrent à senestre main, et vinrent devant Montreuil-Bonnin[3], où il avoit pour ce temps plus de deux cents monnoyers, qui là forgeoient et faisoient la monnoie du roi, et qui dirent que trop se défendroient. Si ne se voulurent rendre à la requête des Anglois, et montrèrent grand semblant d’eux défendre. Le comte Derby et ses gens, qui étoient bons coutumiers d’assaillir, assaillirent de ce commencement, de grand’façon ; et étoient les archers tout devant, qui traioient aux défendans si ouniement que à peine osoit nul apparoir aux défenses ; et tant s’avancèrent les dits Anglois, et si bien s’y éprouvèrent, que par force ils conquirent Montreuil-Bonnin ; et furent tous ceux morts qui dedans étoient. Oncques homme n’y fut pris à rançon ; et retinrent le châtel pour eux, et le rafraîchirent de nouvelles gens ; et puis chevauchèrent outre vers Poitiers, qui est moult grand’ et moult esparse. Si firent tant, qu’ils y parvinrent, et l’assiégèrent de l’un des côtés ; car ils n’étoient mie tant de gens pour l’assiéger de tous côtés. Sitôt qu’ils furent venus devant, ils se mirent à assaillir de grand’volonté, et ceux de la ville à eux défendre, qui étoient grand’foison de menues gens, peu aidables en guerre : et encore pour le temps de lors ils ne savoient guerroyer. Toutefois à ce premier assaut ils se portèrent si bien et si vaillamment, que les Anglois ne purent rien forfaire, et se retrairent à leurs logis, tous las et tous travaillés, et se reposèrent celle nuit. Quand vint lendemain au matin, aucuns chevaliers du comte Derby s’armèrent et montèrent à cheval, et chevauchèrent autour de la ville, au plus près qu’ils purent, pour aviser et imaginer là où elle étoit plus foible ; si trouvèrent un tel lieu par leur avis qui n’étoit mie trop fort à conquerre ; car encore n’y avoit nul gentilhomme qui sçût que c’étoit d’armes ; si firent leur rapport au comte de tout ce qu’ils avoient vu et trouvé : si eurent ce soir conseil, que lendemain on assaudroit en trois lieux, et qu’ils mettroient la greigneur partie de leurs gens d’armes et archers à l’endroit où il faisoit le plus foible, ainsi qu’ils firent. Lendemain, tantôt après soleil levant, livrèrent les dits Anglois trois assauts, en trois parties, à ceux de Poitiers.

La cité de Poitiers est grand’ et esparse et n’étoit mie adonc foisonnée de gens : si ne pouvoient tôt aller ni courir de l’un côté à l’autre ; par lequel meschef et dur assaut elle fut par le plus foible côté prise et conquise, et entrèrent les Anglois dedans[4]. Quand les hommes de Poitiers se virent pris et conquis, si vidèrent et se partirent au plus tôt qu’ils purent par autres portes, car il y a plusieurs issues : mais ils ne s’en allèrent mie si à point qu’il n’en demeura d’occis plus de six cents ; et mettoient les Anglois tout à l’épée, femmes et enfans, dont ç’étoit grand’pitié. Si fut la dite cité courue, toute pillée et robée, et y trouvèrent et conquirent les dits Anglois trop fier avoir ; car elle étoit malement riche et trop pleine de grands biens, tant du leur même, comme de ceux du plat pays qui s’y étoient, pour doute des Anglois, retraits et recueillis, et qui le leur y avoient amené. Si ardirent, brisèrent et détruisirent les Anglois grand’foison d’églises, et y firent moult de desrois ; de quoi le comte Derby fut durement courroucé pour les grands violences que on y fit, et eussent encore été faites, si il ne fût allé au devant ; mais il défendit sur la hart, que nul ne boutât feu en église ni en maison qui y fût ; car il se vouloit là tenir et reposer dix ou douze jours. Nul n’osa son commandement briser : si furent cessés en partie les maux à faire ; mais encore en fit-on assez de larcins, qui point ne vinrent à connoissance.

  1. Il est dit dans la lettre tant de fois citée, que les Anglais demeurèrent huit jours à Saint-Jean-d’Angély.
  2. Ce nom parait être une altération de celui de Saint-Maixent, qu’on trouve en effet un peu sur la gauche de Niort à Poitiers.
  3. À trois lieues à l’ouest de Poitiers.
  4. Elle fut prise le mercredi 4 octobre.