Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCIII

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Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCCIII.


Comment le comte Derby se partit de Poitiers atout grand avoir et s’en vint à Saint-Jean-d’Angely ; et puis monta sur mer pour venir devant Calais.


Ainsi prit et conquit le comte Derby, le roi d’Angleterre séant devant Calais, la cité de Poitiers, et la tint douze jours[1] ; et plus l’eût encore tenue, s’il eût voulu ; car nul ne lui venoit calenger ; mais trembloit tout le pays jusques à la rivière de Loire devant les Anglois. Quand ils eurent couru tout le pays d’environ et robé, et que rien n’étoit demeuré dehors les forts et les grands garnisons, le comte Derby eut conseil qu’il se retrairoit et laisseroit Poitiers tout vague, car elle n’étoit mie tenable, tant étoit de grand’garde. Si s’ordonnèrent les Anglois de partir ; mais à leur département ils prirent tout l’avoir de la cité que trouvé avoient, et si chargés en étoient qu’ils ne faisoient compte de draps, fors d’or et d’argent et de pennes. Si s’en retournèrent à Saint-Jean-d’Angely à petites journées. Là fut le comte Derby des bourgeois et des dames de la ville reçu à grand’joie et à haute honneur. Si se reposèrent le comte Derby et ses gens, et rafraîchirent en la dite ville de Saint-Jean-d’Angely une espace de temps. En ce séjour le dit comte acquit grand’gràce et grand amour des bourgeois, des dames et des damoiselles de la ville, car il leur donna et départit largement grands dons et beaux joyaux ; et fit tant qu’ils disoient communément que c’étoit le plus noble prince qui pût chevaucher sur palefroy ; et donnoit aux dames et aux damoiselles presque tous les jours le dit comte dîners et soupers grands et beaux, et les tenoit toudis en revel. Quand il eut là séjourné tant que bon lui sembla, il s’ordonna de partir, et toutes ses gens, et prit congé aux bourgeois et aux dames de la ville, et leur commanda la ville à garder ; et fit au dit maire et aux plus riches bourgeois de la ville renouveler leurs sermens, qu’ils tiendroient et garderoient la ville bien et suffisamment, ainsi comme le bon héritage du roi d’Angleterre ; et lui eurent ainsi en convenant.

Adonc s’en partit le comte atout son arroy, et chevaucha à petites journées devers la bonne cité de Bordeaux, par les forteresses que conquises avoit ; et fit tant qu’il y vint, et là donna congé à toutes gens d’armes, garçons et autres, et les remercia grandement de leur bon service. Assez tôt après il s’ordonna pour monter en mer, et venir devant Calais voire le roi d’Angleterre son seigneur[2]. Or nous souffrirons-nous à parler de lui, et parlerons du roi d’Escosse.

  1. Le comte de Derby dit dans sa lettre qu’il resta environ huit jours à Poitiers.
  2. Il est possible que le comte de Derby eût alors, comme le dit Froissart, le projet de se rendre à Calais ; mais il paraît, par le récit de Robert d’Avesbury, qu’il alla directement de Guyenne en Angleterre, et qu’il arriva à Londres le jour de Saint-Hilaire, 14 janvier 1347.