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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXCII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 240-241).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCXCII.


Comment le roi de France se partit, lui cinquième de barons tant seulement, de la bataille de Crécy, en lamentant et complaignant de ses gens.


Sur le vespre tout tard, ainsi que à jour faillant, se partit le roi Philippe, tout déconforté, il y avoit bien raison, lui cinquième de barons tant seulement. C’étoient messire Jean de Hainaut, le premier et le plus prochain de lui, le sire de Montmorency, le sire de Beaujeu, le sire d’Aubigny et le sire de Montsault. Si chevaucha le dit roi tout lamentant et complaignant ses gens, jusques au châtel de la Broye. Quand il vint à la porte, il la trouva fermée et le pont levé, car il étoit toute nuit, et faisoit moult brun et moult épais. Adonc fit le roi appeler le châtelain, car il vouloit entrer dedans. Si fut appelé, et vint avant sur les guérites ; et demanda tout haut : « Qui est là qui heurte à cette heure ? » Le roi Philippe qui entendit la voix, répondit et dit : « Ouvrez, ouvrez, châtelain, c’est l’infortuné roi de France[1]. » Le châtelain saillit tantôt avant, qui reconnut la parole du roi de France, et qui bien savoit que jà les leurs étoient déconfits, par aucuns fuyans qui étoient passés dessous le châtel. Si abaissa le pont et ouvrit la porte. Lors entra le roi dedans, et toute sa route. Si furent là jusques à mie nuit ; et n’eut mie le roi conseil qu’il y demeurât ni s’enserràt là dedans. Si but un coup, et aussi firent ceux qui avec lui étoient, et puis s’en partirent, et issirent du châtel, et montèrent à cheval, et prirent guides pour eux mener, qui connoissoient le pays : si entrèrent à chemin environ mie nuit, et chevauchèrent tant que, au point du jour, ils entrèrent en la bonne ville de Amiens. Là s’arrêta le roi et se logea en une abbaye, et dit qu’il n’iroit plus avant tant qu’il sçût la vérité de ses gens, lesquels y étoient demeurés et lesquels étoient échappés. Or retournerons à la déconfiture de Crécy et à l’ordonnance des Anglois, et comment, ce samedi que la bataille fut, et le dimanche au matin, ils persévérèrent.

  1. Les imprimés disent C’est la fortune de France. Je n’ai trouvé dans aucun des manuscrits que j’ai collationnés cette leçon, qui est en contradiction complète avec les circonstances de la journée et de l’époque. Ce qui explique cette erreur est l’ignorance d’un éditeur qui aura mal lu, sans tenir compte de la suppression des accens, des apostrophes et des points dans les manuscrits anciens.