Les Cinq/I/19. Grandeur de Torticolis

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XIX

GRANDEUR DE TORTICOLIS


M. Chanut continua :

— C’est bientôt fini et j’abrège. J’ai voulu vous montrer seulement que le vicomte Mœris-Croque-Mitaine et même le manieur d’affaires Moffray ne sont que des mannequins auprès de ce singulier petit bonhomme, Mylord, dit Torticolis.

L’offre de la châtelaine proposant d’entrer dans l’association fut acceptée à l’unanimité. Mylord demanda ingénument :

— Madame, savez-vous, parmi vos connaissances, un meuble où il y ait autre chose que du papier Susse, des photographies et de la cire à cacheter ?

— Avant tout, répliqua Mme Marion, réglons les grades. Qui commande parmi vous ?

— Personne, répondit Moffray.

— Tout le monde alors ? C’est mauvais : il faut un chef.

— Soyez le chef ! s’écria Mœris. Moi, d’abord, je ne saurais pas obéir à un homme.

Les deux autres approuvèrent.

La châtelaine promena son regard autour de la table.

Elle sembla se recueillir et son accent avait changé, quand elle reprit :

— Mes chers messieurs, nous allons convenir de nos faits ; il y a une heure, vous alliez tête baissée, jouant contre une bagatelle, avec mille chances de perdre, le va-tout de votre désespoir. Je vous prends au plus bas de votre chute, je vous tends la main, je vous relève et je vous dis : Voler de l’argent dans une poche ou dans un tiroir est chose stupide. Pour quelques louis on risque ainsi le bagne. Avec moi, je ne prétends pas que le danger soit absent : rien pour rien, c’est la loi de tout commerce ; mais, d’un côté, le danger diminue considérablement, de l’autre le bénéfice augmente dans d’énormes proportions. Vous le comprendrez quand j’ajouterai que je cours les risques de l’entreprise, moi qui suis riche, noble et honnête. J’appuie sur ce dernier mot qui a trait au monde et non point à ma conscience. La conscience est un luxe, l’opinion du monde est le nécessaire. Je suis honnête puisque je passe pour telle…

— Mathématique ! interrompit Moffray.

Mylord leva le doigt pour réclamer le silence. Littéralement, il buvait ces sages paroles.

Mme Marion continua :

— J’exigerai de vous deux choses : obéissance complète, confiance absolue. Vous suiviez des quantités d’affaires impossibles ou véreuses ; à dater d’aujourd’hui, vous n’avez plus qu’une affaire…

— Il faut vivre, objecta Moffray.

— Vous ne vivez pas, prononça sèchement la châtelaine.

Moffray fit un geste de méchante humeur. Dans sa barbe, Mœris, roi des forêts vierges, n’avait pas l’air content.

Au contraire, les yeux limpides de Mylord exprimaient une satisfaction réfléchie.

— Moi je suis prêt, dit-il. Je devine une vraie campagne. C’est ce que Jos. Sharp appelait une machine de philosophie régulière !

— C’est un drame, répliqua la châtelaine, et aussi une comédie ; le scénario en est combiné avec soin. Rien n’y manque. Les premières scènes, celles que je pouvais jouer moi-même et toute seule, au moyen des artifices connus au théâtre, tels que changements de noms, travestissements, etc., ont déjà réussi, comme cela devait être. J’arrivais justement à l’heure où le besoin d’acteurs nouveaux se faisait sentir ; vous voilà, je vous engage : préparez-vous à faire votre entrée.

— Nous demandons à voir nos rôles, dit Mœris.

La châtelaine le regarda en dessous et dit :

— Vicomte, dans votre vie d’aventures au delà de la mer, vous avez accompli des actes d’intrépidité extraordinaires, on dit cela.

— Il y a donc des coups à recevoir dans la pièce ? gronda Mœris d’un air maussade.

— Ils sont payés à part, répliqua Mme Marion, ainsi que les exemples d’écriture. Vous avez des talents en calligraphie, monsieur Moffray ?

L’homme d’affaires fit la grimace et murmura :

— Qu’est-ce qu’on gagne à votre théâtre ?

Mme Marion répondit :

— Cent mille francs, plus les feux.

Cela fit l’effet d’une explosion. Les deux Parisiens bondirent sur leurs sièges, et le muscle qui n’était pas à sa place dans le cou de Mylord tira sa tête de côté comme si une main l’eût saisi aux cheveux.

C’était chez lui le signe d’une profonde émotion.

Puis, la réflexion venant à l’encontre de ce grand éblouissement qui les avait aveuglés, Mœris et Moffray se regardèrent.

La châtelaine surprit ce regard où il y avait de l’incrédulité.

Elle sourit et mit sa belle main blanche sur le bras de Mylord.

— Mon bachelier, dit-elle, si ces messieurs ont peur, ou défiance, nous jouerons seuls, nous deux.

— Et nous gagnerons, madame !

— Comment ! bossu d’Anglais !… s’écria le fort Mœris qui leva la main.

Mais il n’acheva pas et sa main retomba parce que l’autre l’avait regardé dans les yeux.

Mylord dit :

— Monsieur le vicomte, une fois pour toutes, quand vous vous adresserez à moi, je vous engage à ne jamais oublier que vous parlez à un gentleman. Je suis plus fort que vous, plus adroit que vous et plus brave que vous… Pour ce qui concerne M. Moffray, j’ai eu le prix d’honneur à l’école Sharp dans la classe supérieure des faussaires. Acceptez vite tous les deux, croyez-moi, car on peut se passer de vous.

— Quel bijou ! dit Mme Marion ; et comme il appelle les choses par leur nom ! Messieurs, je ne crois pas que vous ayez à vous plaindre de moi. Vous êtes libres. S’il vous plaît de vous en aller comme vous êtes venus, je m’engage à ne point ébruiter votre étourderie de cette nuit.

Elle recula son siège de cet air négligent qui ponctue si bien un congé poliment signifié ; Mœris n’était mauvaise tête que dans les pampas.

— On me connaît, dit-il d’un ton radouci : j’ai fait assez souvent mes preuves… Si encore nous savions quelle doit être notre besogne ?

Mme Marion répliqua :

— Vous ne saurez rien ce soir ; il n’entre pas dans mes vues que vous soyez instruits maintenant. Vous entendrez parler de moi à mon heure. Vous travaillerez quand et comme je voudrai. Oui ou non acceptez-vous ?

— Parbleu ! firent ensemble Mœris et Moffray.

— Alors, mes chers messieurs, l’affaire est faite, c’est comme si nous avions échangé nos signatures, et je ne vous retiens plus.

Elle s’était levée.

— Vous, je vous garde, ajouta-t-elle en tendant la main à Mylord.

Celui-ci ne rougissait jamais, et c’était une particularité de cette étrange physionomie. On eût dit qu’il n’y avait point de sang sous sa peau. Il répondit avec simplicité :

— Chez Jos. Sharp, nous appartenions à la congrégation méthodiste consolidée du troisième ordre de purification. Excusez-moi, madame, je craindrais de rester seul, à pareille heure, avec une personne de votre sexe.

Pour le coup les Parisiens éclatèrent de rire bruyamment, mais la châtelaine resta sérieuse.

Elle regardait avec un étonnement plein de curiosité ce jeune homme à la fois naïf et très-avancé dans la science du mal, qui marchait tête levée sur la route de la honte et parlait de pudeur avec des yeux effrontés.

— Vous ne jouez pas, pensa-t-elle tout haut, vous êtes sobre comme un trapiste et sage plus qu’une demoiselle… Alors, pourquoi volez-vous ?

— Pour moi, répondit Mylord.

Mme Marion fit signe aux deux autres de s’éloigner.

Mylord resta, abrité derrière son mot, grand comme celui de Médée.

L’entrevue dura dix minutes au plus.

Voici quel en fut le résultat :

Le lendemain, vers la brune, une voiture de place s’arrêta rue du Bac, devant la porte des Missions-Étrangères. Un jeune homme descendit et entra à l’Église.

Une femme restait seule à l’intérieur du fiacre dont les stores étaient fermés. Elle attendit. C’était Mme Marion.

Le jeune homme, qui était notre ami Donat, dit Mylord, revint au bout d’un quart d’heure et dit en rentrant dans le fiacre : « C’est fait, et bien fait. »


M. Chanut s’arrêta sur ce mot.

— Et après ? demanda Blunt.

— C’est tout.

— Qu’est-ce qui était fait ?

— Je n’en sais rien… Faut-il passer à la seconde histoire ?

Capitaine Blunt restait pensif.

— Attendez ! dit-il brusquement, je vais donner un coup d’œil à notre malade.

Il se leva et gagna la porte de l’autre chambre avec les mêmes précautions que la première fois.

M. Chanut le suivit en ajoutant tout bas :

— Je vous ai raconté cela, capitaine, parce que vous cherchez dans Paris une femme…

Blunt se retourna d’un mouvement si vif que M. Chanut eut la parole coupée.

Leurs regards se choquèrent.

Celui de l’Américain était de nouveau menaçant.

— Qui vous l’a dit ? demanda-t-il.

— Nous avons l’habitude, répliqua Chanut d’un ton pacifique, de prendre des renseignements sur nos clients inconnus, c’est commandé par la plus simple prudence.

— Et que savez-vous sur moi ?

— Ma seconde anecdote vous le dira.

— J’ai hâte de l’entendre, celle-là ! fit Blunt quipoussa la porte et entra chez le blessé.

Un cri d’étonnement lui échappa.

Il n’y avait plus personne sur le lit de camp, et la chambre était vide.

Capitaine Blunt baissa la tête.

— Il ne m’avait jamais désobéi ! murmura-t-il douloureusement.

— Croyez-vous ? demanda M. Chanut qui était tout près de lui ; moi, je n’en jurerais pas. Il a vingt ans et nous sommes à Paris. S’il vous plaît d’aller à sa recherche, je puis vous dire où vous le trouverez.

— Parlez ! s’écria Blunt.

M. Chanut répondit sans se faire prier :

— Il est à Ville-d’Avray, maison de la Folie-Gaucher, chez la jeune et charmante châtelaine dont nous n’avons pas encore soulevé le masque.

Mme Marion ?

— Marquée n. 5.