Les Cinq/I/20. La seconde histoire

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XX

LA SECONDE HISTOIRE


Le premier mouvement de capitaine Blunt fut de se jeter dans une voiture et de courir après le fugitif. M. Chanut l’arrêta.

— Un seul mot, dit-il : avez-vous à cœur de réussir dans le projet — ou dans les projets qui vous ont amené de si loin ?

— Mon principal devoir est de veiller sur l’enfant, repartit Blunt dont tout le flegme avait disparu. Il n’a que moi, et il est tout pour moi.

— À l’heure présente, affirma M. Chanut, le jeune M. Édouard ne court aucune espèce de danger, sauf peut-être un redoublement de fièvre, causé par son imprudence. Mme Marion a presque autant d’intérêt que vous à le sauvegarder… Vous avez fait la guerre des prairies, capitaine ?

— Plût à Dieu que j’eusse encore à combattre sur ce terrain-là ! soupira Blunt. Votre Paris me fait peur.

— Il n’y a pourtant, reprit M. Chanut, que l’apparence de changée : du pavé au lieu d’herbe et des Habits-Noirs à la place des Peaux-Rouges. Ici, comme là-bas, l’arme la plus sûre est la ruse, et la suprême tactique consiste à ne se point montrer trop vite. Vous comprenez bien cela puisque, en arrivant en France, votre premier soin n’a pas été de prendre le jeune homme par la main pour le conduire à sa mère.

— À sa mère ! s’écria Blunt, dont le visage exprimait un véritable ébahissement ; vous avez donc été en Amérique ?

— Jamais ! je vous l’affirme.

— Et cependant vous savez tout !

— Tout ? répéta Chanut. Vous allez trop loin, capitaine. J’en saurais davantage et ce serait tant mieux pour vous, si vous aviez eu confiance en moi dès l’abord. J’ai dépensé du temps à connaître des choses que vous auriez pu et dû me dire, mais mon travail n’a pas été en pure perte. J’ai découvert…

Il s’interrompit parce que Blunt s’était laissé choir sur le lit et plongeait sa tête entre ses deux mains qui tremblaient.

Le découragement avait quelque chose de terrible chez cette mâle et robuste créature.

— Ce n’est pourtant pas votre fils, prononça tout bas M. Chanut, qui le regardait avec un intérêt mêlé d’inquiétude.

Blunt garda le silence. M. Chanut fronça le sourcil et poursuivit :

— S’il est votre fils, tous mes calculs tombent et je donne ma démission, je vous en préviens !

— Dans l’univers entier, balbutia l’Américain sans relever la tête, je n’ai plus qu’un amour, c’est lui.

— Tous ces aventuriers de Cooper sont des Normands ! grommela M. Chanut irrité contre la profonde émotion qui le prenait en dépit de lui-même. Allons ! debout, capitaine ! je vois bien que, désormais, vous ne m’écouterez plus ici… En route pour Ville-d’Avray ! je vous accompagne.

Blunt se leva tout chancelant.

— Il n’est pas mon fils, dit-il, pendant que M. Chanut l’aidait à descendre l’escalier. Je ne connais ni son père ni sa mère. Je lui ai consacré ma vie à cause de celui que j’aimais plus que moi-même, et qui est mort…

— Assassiné ?

— Oui lâchement.

— Par qui ?

Les yeux de capitaine Blunt brûlèrent et il répondit :

— Il serait vengé, si je le savais !

Ils étaient dans la rue. M. Chanut appela un fiacre qui passait.

— À Ville-d’Avray ! dit-il.

Puis il reprit, quand la voiture s’ébranla :

— Capitaine, ni vous ni moi nous n’avons de temps de jouer à cache-cache : j’ai fait ma première communion à la paroisse Saint-Sulpice, et vous !

Un sourire éclaira le nuage qui couvrait le regard de Blunt.

— Je vous avais reconnu par votre nom mieux encore que par votre visage, dit-il, et il me plaisait d’avoir affaire à vous.

— Moi, répliqua Chanut, le nom ne pouvait pas beaucoup me servir puisque vous en avez changé. Vous étiez le fils d’une maison riche, et j’avais une mère bien pauvre.

— Je me souviens de votre bonne mère, ami Vincent, dit encore Blunt.

— Et de mon petit nom aussi, à ce qu’il paraît ? fit M. Chanut, évidemment flatté. Ma mère m’a demandé bien des fois, à moi qui suis censé tout savoir par métier, ce qu’était devenu le beau jeune monsieur qui vint un matin, avec son précepteur, dans notre logis de la rue des Canettes, m’apporter le costume complet des communiants. Ce fut une joie, cela, capitaine : une grande ! Je n’en ai pas eu assez d’autres en ma vie pour que ma mémoire soit surchargée. Je me souviens, non-seulement, du costume, mais aussi du jeune écolier qui m’embrassa en me le donnant. Et j’ai commencé à vous reconnaître quand vous m’avez menacé tout à l’heure… Encore un souvenir : je vous avais vu en colère un jour que nos camarades du catéchisme voulaient me battre en m’appelant « le petit mouchard », parce que mon père était mort garçon de bureau à la préfecture. Ah ! saperlotte ; ce n’est pas moi qui fus battu !

— Vincent, prononça tout bas Blunt, vous n’aviez que votre mère. Moi, j’avais mon père, ma mère, mes sœurs, mon frère… Avez-vous encore votre mère, Vincent ?

— Oui, Dieu merci ! Je n’ai pas honte de mon état, mais à ceux qui s’étonneraient du choix que j’en fis, je répondrais : Elle était veuve, elle était pauvre, et voici maintenant vingt-quatre ans que la vieille maman Chanut vit à l’abri du besoin.

— Moi, fit Blunt, je suis seul. Ils sont tous morts.

M. Chanut fit un brusque effort pour supprimer toute marque d’émotion et s’écria :

— Alors ne songeons qu’à l’enfant, et ouvrez l’oreille, capitaine ! Je vous ai dit que ma seconde histoire était la vôtre et celle de votre Édouard. Chacun de nous a dans sa propre histoire des pages qu’il n’a jamais lues. Ce que je vais vous dire, vous l’ignorez, puisque votre frère n’est pas vengé.

Je commence :

Voici cinq ans, à peu près, c’était en 1862, le jeune maître Édouard allait avoir ses quinze ans. Le dernier et le mieux aimé peut-être de ceux que vous avez perdus, le vicomte Jean, votre frère, esclave d’un chevaleresque souvenir, avait juré qu’Édouard retournerait en Europe vers sa vingtième année avec une fortune à lui et qui ne devrait rien au patrimoine de sa famille. C’était la volonté de votre frère : tout ce qu’il voulait, vous le vouliez. L’enfant était à vous deux : vous l’aimiez du même cœur, seulement l’amour du vicomte Jean avait sa raison d’être dans une grande passion ; le vôtre était né du dévouement absolu que vous aviez pour votre frère.

Le hasard de vos entreprises vous séparait tous les deux de temps en temps. Ainsi, au commencement de 1862, vous faisiez partie, Édouard et vous, d’un groupe de laveurs d’or qui opérait avec succès à la frontière ouest de la Sonora, tandis que votre frère s’était joint depuis plusieurs mois à un autre parti d’aventuriers pour tenter un voyage de découverte.

Au mois de cette même année, vous reçûtes la visite de trois Indiens Sioux apportant un message qui vous disait :

« La fortune est trouvée, venez avec Édouard, je vous attends ».

Vous aviez reconnu la main de votre frère et la marque qui, entre vous, remplaçait la signature.

Une heure après, Édouard et vous vous étiez à cheval. Le message du vicomte Jean vous donnait la route à suivre. Après six jours de voyage, vous arrivâtes au lieu indiqué, sur les bords du Rio-Colorado, non loin de la ville morte que les Aztecs nommaient l’Arche de Grande Lumière.

Là, vous trouvâtes les débris d’un établissement récemment incendié et un cadavre pendu à la branche d’un cèdre-acajou.

— Jean ! balbutia Blunt dans un sanglot, mon vaillant, mon noble frère !

— Ce qui s’était passé, le savez-vous ?

— Le parti auquel s’était joint mon frère, répondit le capitaine, était tombé sur un placer vierge et avait rassemblé en quelques semaines une grande quantité d’or ; mais une nuit, les Indiens étaient venus…

— Tout meurtre commis par un sauvage, interrompit M. Chanut, laisse après soi sa preuve irrécusable. Le vicomte Jean n’avait pas été frappé par les Indiens, puisque son crâne gardait sa chevelure. Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Parmi les compagnons de votre frère, il y avait une femme : la connaissiez-vous ?

— Je savais que l’un des compagnons de mon frère était marié.

— Ceci est une erreur : la Française, comme on appelait cette femme, ne portait le nom d’aucun des compagnons de votre frère. Elle suivait alors un gambusino, ou chercheur d’or, nommé Arregui.

Elle était jeune et très-belle.

Le vicomte Jean, qui était arrivé le premier au placer, passait pour avoir mis à part le dessus du panier. On disait que sa cachette contenait la charge d’un homme en poudre pure, pépites ou nuggets.

La Française se rapprocha de lui.

Quand les Indiens (ils appartenaient à la peuplade guerrière des Apaches) surprirent l’établissement et l’incendièrent, vous étiez déjà en route pour répondre à l’appel du vicomte Jean.

Quatre hommes seulement, sur vingt, se retrouvèrent vivants après le départ des Indiens. On enterra quatorze morts.

Votre frère et la Française avaient disparu…

M. Chanut fit ici une pause.

La voiture, qui venait de passer les fortifications, filait sur la route de Saint-Cloud.

— Cinq ans ! murmura capitaine Blunt. J’ai poursuivi pendant cinq ans à travers la grande solitude américaine, la solution de cette terrible énigme. Est-ce donc Paris qui va m’en fournir, aujourd’hui, le mot !

Dans sa passion de savoir, on devinait maintenant comme une épouvante.

— Il y a de tout à Paris, répondit M. Chanut : même des chercheurs d’or, et c’est ici qu’on retrouve ceux qui ne sont plus au désert. Ce qui se passa entre la Française et votre frère, je ne puis vous le dire et personne, excepté la Française elle-même, ne pourrait vous le dire plus que moi.

J’achève seulement de vous raconter ce qui est parvenu à ma connaissance.

Le lendemain du départ des Indiens Apaches, la Française revint au campement toute seule. Arregui, son prétendu mari, arma son revolver et la prit par les cheveux pour faire justice d’elle.

— Avant de me tuer, venge-moi, lui dit-elle… et venge-toi !

Et comme les autres écoutaient, elle ajouta :

— Vengez-vous tous, vous avez été vendus aux Indiens.

— Par qui ?

— Par celui qui m’a surprise, bâillonnée et entraînée, par le traître Jean de Tréglave !

— Mon frère ! Jean de Tréglave, accusé de trahison ! s’écria capitaine Blunt en écoutant cela.

Toutes les voix, poursuivit M. Chanut, demandèrent : Où est-il ? Où est-il ?

La Française répondit :

— Je vais vous le livrer, suivez-moi.