Les Cinq/II/34. La chambre ronde

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XXXIV

LA CHAMBRE RONDE


Le concierge Cervoyer prêta aussi main-forte pour opérer la translation du Poussah, qui atteignit la voiture grâce à ce concours de dévouements. Cervoyer s’était attelé du même côté que Jabain. S’il avait connu le sort de Jules… Mais la mort de ce fidèle gardien devait passer inaperçue au milieu des catastrophes dont Cervoyer allait être le témoin.

Quand on eut hissé papa Preux dans la voiture, dont le fond tout entier était un peu étroit pour lui, Mœris et Moffray s’assirent sur le devant et demandèrent ensemble :

— Qu’est-ce que tout ça veut dire ?

— On ne sait pas au juste, repartit le Poussah. Si le petit est un pierrot, on s’asseoira dessus. Si c’est un mâle, et ça m’en a l’air, il tirera les marrons tout brûlants du feu. On laissera refroidir, et on verra voir à les manger. Attendons la fin.

Au salon, Mylord était resté seul avec Mme la baronne de Vaudré qui voulut obtenir de lui quelques mots d’explication.

— Menez-moi, dit-il au lieu de répondre, à l’endroit où vous serrez votre bois à brûler, et ordonnez à votre servante de mettre tout en ordre ici. J’ai besoin qu’elle soit occupée.

Il appuya sur ces derniers mots.

Laure fit ce qui lui était commandé.

Elle se sentait chanceler au bord d’un dénouement terrible.

Et, comme le père Preux, elle se demandait en frémissant si cet enfant était un grotesque, jouant au hasard et parodiant le sang-froid des algébristes du crime, ou bien si c’était vraiment un de ces monstrueux élus qui gagnent toutes les batailles du mal et rétablissent les situations impossibles à force de génie et de perversité.

Jusqu’alors, Laura-Maria n’avait pas trouvé son maître. Elle avait réglé elle-même le degré d’audace et même de témérité qui pouvait être atteint mais non point dépassé sur le ténébreux terrain de ses luttes.

Sa diplomatie était bien à elle ; à elle aussi appartenaient les procédés de sa stratégie. Ce matin encore elle travaillait froidement et sûrement, conduisant sa partie d’échecs avec cette hardiesse que le proverbe recommande d’allier à la prudence.

Mais, depuis quelques heures, un étonnement l’avait prise, un trouble était entré dans ses combinaisons.

L’outil qu’elle avait aiguisé s’était tout à coup animé dans sa main.

L’instrument n’obéissait plus, il menaçait.

Et de tous côtés, au même instant, les événements se mettaient à menacer aussi.

L’homme qu’elle craignait peut-être le plus au monde, Laurent de Tréglave, le frère du vicomte Jean assassiné, sortait de terre.

Par une chance prodigieuse, elle avait mis la main, sans le savoir, sur l’héritier véritable de Sampierre en cherchant un imposteur et il lui était interdit d’utiliser cette bonne fortune qui se retournait contre elle.

Il y avait enfin le père Preux, ce gros coquin, plus dur que le caillou, qui savait par cœur son passé et comptait le lui mettre sur la gorge comme un couteau.

Et pour combattre tout cela, elle n’avait à sa solde que deux comparses, Mœris et Moffray, gagés par elle à la légère pour accomplir la besogne terre à terre qu’on a coutume de confier aux coulissiers de l’intrigue parisienne.

Elle avait, cependant, fait ses preuves de vaillance indomptable. Elle avait commencé à dessiner bravement, dans son entrevue avec M. Chanut, son plan de défense contre Laurent de Tréglave, ce paladin qui pouvait être, en définitive, reconquis d’un mot ou d’un sourire ; elle avait des raisons pour croire que Édouard Blunt, révélé à l’improviste comme étant le vrai fils de Sampierre, lui appartenait encore.

Quant aux menées de Pernola, loin de lui nuire, elles la servaient, puisqu’en les combattant, même au grand jour, elle se donnait tout naturellement le beau rôle, et aussi, puisque ces menées lui fournissaient prétexte d’agir dans l’ombre : le plus plausible et le plus méritoire de tous les prétextes.

Rien n’était donc perdu avant la minute exacte où Mlle Félicité avait prononcé au seuil du salon le nom de la princesse d’Aleix.

À dater de ce moment, toute la ligne de combat de Laure se trouvait bouleversée.

La marquise Doininica, si laborieusement prise au piège, lui échappait ; la présence de Charlotte allumait tout à coup un flambeau dans cette nuit.

Et Domenico de Sampierre (on l’avait nommé en toutes lettres) était avec Charlotte !

Dans une heure, si ce n’était déjà fait, la marquise allait donc embrasser son fils.

Il y avait eu jusqu’alors très-peu de rapports entre Mme la baronne de Vaudré et la princesse d’Aleix.

Lors de leur première rencontre aux eaux, en Allemagne, on aurait pu croire à un mouvement de réciproque sympathie, mais la droite et fière intelligence de la jeune fille avait bien vite inquiété Laure, tandis que Charlotte elle-même était repoussée par un vague instinct de défiance.

Maintenant, c’étaient deux ennemies.

Charlotte avait vu en Laure une rivale, ne fût-ce que pendant un instant, et Laure trouvait Charlotte sur son chemin à la dernière heure comme un obstacle qu’il était presque impossible d’écarter.

C’était Charlotte qui la jetait en proie à Mylord, tyran inconnu et imprévu. La menaçante arrivée de Charlotte avait fourni à Mylord l’occasion de proclamer lui-même son autocratie avec une audace effrontée.

Et c’était Charlotte aussi, par le fait, qui condamnait Édouard Blunt — le vrai no 1 dans la pensée première de Laure.

Tout l’ancien plan était détruit. Mylord prenait violemment la place d’Édouard Blunt.

Il ne s’agissait plus désormais ni de résister à Mylord, ni même de discuter avec lui. L’heure brûlait.

Mylord demanda :

— La chambre ronde a-t-elle d’autres issues que les deux portes connues de moi, donnant dans la salle à manger et dans le billard ?

— Non, répondit Laure.

Elle appela Félicité pour lui dire, selon l’ordre reçu :

— Vous allez faire le salon sur-le-champ, à fond.

— Il en a besoin ! répliqua Félicité. Du monde comme ça, ça laisse de l’engrais comme des bêtes.

Exécutant le second commandement de Mylord, Laure le conduisit au bûcher qui renfermait, en même temps que le bois de cheminée, de grosses bottes de brindilles, produit de la taille des massifs.

À cette vue le regard de Mylord brilla.

— Maintenant, dit-il, à l’œuvre ! allez rejoindre vos visiteurs. Sachez d’eux le plus que vous pourrez, et vite, car vous n’avez pas beaucoup de temps.

Ils étaient dans la salle à manger. Le regard de Mylord furetait comme s’il eût cherché quelque chose.

— Voilà ! fit-il en apercevant le timbre d’appel qui était sur le buffet, ce sera le signal ; quand vous entendrez tinter, vous sortirez vivement en disant à vos hôtes : « Excusez-moi, je suis à vous dans un instant. »

Il poussa Laura vers la porte du boudoir, dont il tourna lui-même le bouton.

Nous connaissons déjà la « chambre ronde » où « sans fenêtres », et nous savons que c’était un débris des temps joyeux où la finance luttait de bonne humeur avec la noblesse. Ce charmant réduit faisait contraste avec le reste de la maison bâti bourgeoisement.

La coupole, percée par un ciel à jour d’où tombait la lumière, était ornée de peintures galantes, ainsi que les lambris.

Vis à vis de la porte, ouvrant sur la salle à manger, et qui avait dû être unique, dans l’origine, une autre porte, plus récemment percée, communiquait avec le billard.

Édouard et princesse Charlotte attendaient en ce lieu.

En entrant, Laure crut voir la porte qui faisait face (celle du billard), trembler ; mais c’est là un effet pneumatique qui se produit fréquemment dans les chambres bien closes.

Laure n’y aurait point pris garde, si elle n’eût remarqué les regards de Charlotte et d’Édouard, précisément dirigés sur cette porte.

Tous les deux se levèrent à la vue de Laure. Ils avaient l’air ému des gens qui ont failli se laisser surprendre.

Et pourtant, toute la largeur de la pièce les séparait l’un de l’autre. Édouard était près de la porte du billard tandis que Charlotte occupait un fauteuil, non loin de la porte d’entrée.

Laure se dit :

— Il y avait quelqu’un là !

Et elle songea tout de suite à Vincent Chanut.

Laure put remarquer encore que Mlle d’Aleix ne manifesta aucun étonnement à sa vue. Son trouble était d’une autre nature et beaucoup plus profond.

La bonne Savta, assise sur la borne de velours qui occupait le milieu du boudoir, se leva la dernière et fit la révérence.

Quant à Laure elle-même, c’est à peine si nous avons besoin de dire que, en apparence, elle avait repris tout son calme.

C’était une femme de combat, et une joueuse ; vous savez l’histoire de ce joueur qui souriait en perdant des millions, mais qui se déchirait la poitrine avec ses ongles.

Laure salua Charlotte et tendit sa main à Édouard qui la prit.

— Eh bien ! dit-elle en promenant son regard plein de sérénité de la jeune fille à son compagnon, voici donc mon grand mystère percé à jour ! Vous me devancez de quelques heures. Je ne comptais pas retirer mon masque avant ce soir…

Elle allait continuer ; Charlotte l’interrompit :

— Madame, prononça-t-elle à voix basse, nous ne vous jugeons point. Les raisons que vous devez avoir pour cacher votre nom sont bonnes, je le suppose, mais ce secret vous appartient et n’appartient qu’à vous. Nous ne serions pas venus, je vous supplie de le croire sans une absolue nécessité…

Comme elle s’arrêtait, prise d’hésitation, Laure s’assit sur le canapé, auprès de Savta et demanda :

— Qu’y a-t-il donc, princesse ? Voilà que vous m’effrayez !

Elle ajouta en adressant un sourire oblique à la gouvernante :

— Il n’y a que vous ici, chère bonne dame Savta, pour vous contenter d’un seul nom.

— Si vous savez le mien, le vrai ! s’écria Charlotte vivement, je vous prie en grâce de me le dire !

Le sourire de Laure devint doux et bon.

— Vous êtes destinée à m’aimer, chère enfant, murmura-t-elle… Est-ce que, vous aussi, vous avez eu défiance de moi, Édouard ?

— Non, répondit celui-ci. Depuis ce matin, je vis dans un rêve. Il n’y a qu’une chose qui soit claire pour moi : ma vie entière appartient à celle-ci, quel que soit son nom.

Il regardait Charlotte avec tout son cœur.

Pour la seconde fois, Laure lui tendit la main.

Puis elle reprit en s’adressant à Mlle d’Aleix :

— Je crois deviner le motif de votre visite. Vous veniez me parler de Pernola et de M. le marquis de Sampierre ?

Charlotte repartit :

— Je venais vous dire ne sachant à qui demander secours : quel que soit le but de vos efforts ils sont ruinés et rendus inutiles ; je venais vous dire : le comte Pernola est maître de toute la fortune de Sampierre et de toute la fortune de Paléologue.

— N’est-ce que cela ? fit Laure, qui souffrait terriblement, mais qui ne perdit point son sourire.