Les Cinq/II/35. Secours contre l’incendie

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XXXV

SECOURS CONTRE L’INCENDIE


À ce moment, la bonne Savta avait fait effort pour comprendre, ne fût-ce qu’un peu, la langue qui se parlait ici. N’ayant pu y réussir et habituée de longue main à ce résultat, elle ferma les yeux tout doucement pour essayer un petit somme, cinquième ou sixième chapitre de sa sieste.

Le jour allait tombant depuis le commencement de l’entrevue.

— Ce que j’ai fait, reprit Laure toujours souriante et jouant avec la main d’Édouard, c’est-à-dire ce que vous savez de moi et aussi ce que vous ne savez pas, je l’ai fait, non pas pour vous princesse, mais surtout pour sa mère, à lui, qui est ma meilleure amie : la bonne, la chère Domenica. J’ai eu beaucoup d’obstacles à soulever, et pour vous apprendre au moins un détail entre mille, ce nom de Mme Marion fut pris par moi en louant cette maison où nous sommes, et cette maison fut louée parce que je prévoyais le cas où le comte Domenico de Sampierre, traqué par ceux qui ont intérêt à contester son origine, aurait besoin d’un asile sûr… vous m’entendez bien : d’un asile. Sa vie même était menacée. Et comme il s’est découvert trop tôt, avant l’heure fixée par la plus simple prudence, sa vie est plus menacée que jamais.

Sur la joue décolorée de Charlotte, une larme roulait.

— Que croire ?… balbutia-t-elle.

Car dès que Laure ouvrait la bouche, il y avait un vent de persuasion dans l’air.

— Il faut croire, s’écria Édouard en riant, que je ne suis pas un bien grand clerc, mais que j’en vaux un autre quand il s’agit d’un guet-apens. Je compte me défendre de la bonne manière !

— Il faut croire encore, ajouta Laure doucement, il faut croire surtout que ceux qui ont veillé sur lui jusqu’à présent ne choisiront pas l’heure du danger pour fermer les yeux… Maintenant, princesse, expliquez-vous, je vous prie, et dites-moi comment M. le comte Pernola s’y est pris pour dévaliser son malheureux parent.

Au moment où Charlotte ouvrait la bouche pour répondre, un bruit léger se fit du côté du billard. On eût dit qu’une clé tournait avec précaution dans la serrure.

Charlotte prêta l’oreille, mais le bruit ne persista pas.

Elle donna alors à Mme la baronne de Vaudré des renseignements clairs et précis sur ce qui s’était passé au pavillon du jardin de Sampierre entre Pernola et le marquis. Elle n’avait certes pas tout entendu, mais sa finesse native comblait les lacunes, et quand elle eut achevé, Laure savait au juste à l’aide de quel stratagème le Pernola avait pu emporter, comme un filou glisse la montre volée dans sa poche, la presque totalité de deux immenses fortunes.

La physionomie de Laure aurait été curieuse à suivre pendant qu’elle écoutait Mlle d’Aleix. L’observateur le plus subtil aurait eu peine à deviner si le regard qui se voilait sous ses paupières à demi-closes, exprimait la tendresse ou la haine.

Une chose qui sautait aux yeux c’était l’étonnement, disons mieux l’admiration inspirée à Mme la baronne par la dextérité singulière avec laquelle Pernola avait exécuté son tour d’escamotage.

Elle ne prit pas tout de suite la parole ; elle était frappée, elle mettait laborieusement de l’ordre dans son jeu.

Pendant qu’elle réfléchissait, elle eut un brusque sursaut.

Le timbre venait de retentir dans la salle à manger.

Laure avait presque oublié…

Elle se leva sans précipitation et dit d’une voix un peu tremblée (mais ce qu’elle venait d’entendre expliquait du reste son émotion) :

— Excusez-moi, si je vous quitte. Ce que je viens d’apprendre nécessite des mesures immédiates et je vais donner mes ordres. « Je suis à vous dans un instant… »

Elle sortit, et tout de suite après son départ, le bruit de clef qu’on avait entendu du côté du billard se produisit dans la serrure de la salle à manger.

Édouard et Charlotte étaient seuls, car la bonne Savta voyageait en ronflant dans le pays des rêves. Ils ne prirent pas garde à ce bruit.

La nuit venait. La coupole vitrée n’envoyait plus qu’une douteuse lueur.

Dans la salle à manger, de l’autre côté de la porte, Laure avait trouvé Mylord, en bras de chemise, les cheveux en désordre et la sueur au front.

— Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle en voyant tout contre le seuil un amoncellement de bois et de branches sèches.

— Ce n’est rien, répondit Mylord qui l’entraîna dans la pièce voisine. Vous avez une minute pour faire votre rapport.

Et comme elle voulait interroger de nouveau, il lui serra le bras si brutalement qu’elle étouffa un cri de souffrance.

— Parlez ! ordonna-t-il : je suis le maître !

Laure obéit. Quand elle eut achevé, Mylord se pressa les tempes à deux mains.

— C’est bien ! dit-il enfin : voilà une bonne affaire. C’est ce que Jos. Sharp appelait « vider la guêpe. » il faut bien des mouches pour faire le miel. Ce Pernola est la mouche ; il a fait le miel : nous le viderons.

Il eut un rire rauque, puis il reprit :

— Et maintenant, en route ! Pas un mot aux autres, c’est moi qui ferai tout, je l’ai promis.

— Dites-moi au moins… commença Laure qui ne pouvait dominer son effroi.

— Rien ! Tout me regarde, et rien ne regarde que moi !

Il la conduisit jusqu’à la porte du salon où Félicité battait les tapis à la fenêtre en grondant, et reprit :

— Cette fille en a encore pour une demi-heure. Voyons ! prenez congé de moi à haute voix et priez-moi poliment de vous attendre, sans quoi, je n’aurais aucun prétexte pour rester après vous.

— Félicité, dit Laure obéissante, faites vite, ma fille, je vais revenir et monsieur m’attend.

Félicité pensa :

— Quel malheur ! j’aurais dîné avec M. Baptiste.

Mylord accompagna Laure jusqu’à la porte extérieure où les mêmes paroles furent répétées pour Cervoyer.

Puis Mylord ajouta tout bas :

— Que tout le monde soit sur le pont ce soir, de bonne heure. Nous avons à régler le sort de Pernola, celui de capitaine Blunt et celui de ce Chanut, si je le manque ici par hasard… Quant à ma mère la princesse, à mon père le marquis et aux puissants seigneurs du conseil de famille, ne craignez rien ; j’ai mon acte de naissance que vous connaissez, et j’ai un témoin que vous ne connaissez pas. Je suis sûr de moi… à bientôt !

Mylord rentra précipitamment dans la maison où la nuit se faisait partout. Il prit dans le bûcher une pleine charge de bois et se rendit au billard.

Le billard, nous nous en souvenons, formait un des accès de la chambre ronde. L’autre accès s’y faisait par la salle à manger.

Au moment d’entrer au billard, Mylord y crut entendre un faible bruit.

Il s’arrêta en dehors du seuil et prêta l’oreille.

— Le Chanut est là ! pensa-t-il en retenant son souffle. Et il travaille la serrure pour entrer dans la chambre ronde avec les autres. Bonne idée qu’il a ! Tout me réussit !

Le bruit dura une minute, puis la poitrine de Mylord se souleva.

— Il a ouvert ! murmura-t-il. C’est un vrai homme ! Le voilà tout vif dans le trou !

Il entra au billard où il n’y avait plus personne et déposa sa charge de bois contre la porte du « trou » qui contenait « tout vifs » selon son estime, non-seulement Charlotte, Édouard et Savta, mais encore Vincent Chanut. La porte de la chambre ronde fut fermée par dehors sans produire le plus léger son, et cette fois, Mylord poussa les deux verrous.

Le bois fut relevé en bûcher ; une allumette chimique grinça et prit feu. Les brindilles amoncelées fumèrent.

Puis Mylord, faisant le grand tour, regagna la salle à manger où des préparatifs semblables étaient faits d’avance.

Une seconde allumette pétilla et Mylord mit le feu au bûcher. Il se hâtait, il est vrai, mais avec soin et méthode. Il avait le tranquille enthousiasme des forts.

La foudre eût éclaté qu’il ne l’aurait pas entendue.

Comme il avait fait pour le billard, il ferma la salle à manger avec une sûreté de main diabolique, puis il s’élança dans l’escalier qu’il grimpa quatre à quatre.

Tout en haut, il souleva la tabatière donnant accès sur le toit, et rampa jusqu’à la lanterne vitrée qui terminait la coupole de la chambre ronde.

— Ça va être curieux, gronda-t-il entre ses dents serrées. Jos. Sharp aurait voulu voir cela !…

Laure, cependant, gagnait le coude de la route où stationnait la voiture qui contenait ses compagnons. Elle avait la poitrine oppressée et le souffle lui manquait.

Quand le père Preux la vit arriver ainsi chancelante, il dit à ses deux compagnons :

— Le no 1 est un bon ! ça va rouler ! gare dessous !

On eut beau interroger Laure, elle resta muette comme une morte.

Elle pensait encore pourtant, puisque ses dents serrées craquaient.

La voiture prit le grand trot dans la direction de Saint-Cloud.

Environ un quart d’heure après ce départ, Félicité sortit de la maison en criant au feu. Cervoyer, qui venait d’apercevoir la fumée montant comme une tour au-dessus des toits, clamait déjà dans la rue, et Mylord, la chemise brûlée, la figure noircie, ordonnait par une fenêtre ouverte de courir au poste des pompiers.

Et Félicité disait :

— En voilà un qui en vaut dix pour la besogne ! Si M. Baptiste allait être rôti, tout de même, quel dommage : on n’a pas entendu un cri !

— Et les trois qui sont venus en visite ? demande Cervoyer. Je ne sais pas seulement si la baraque est assurée !

Certes, Félicité ne se trompait point. Depuis une heure, Donat, dit Mylord, s’était montré actif et vaillant au degré suprême. Le docteur, Jos. Sharp lui-même eût avoué que sa théorie était glorieusement dépassée par la pratique de son élève.

Il avait accompli, en effet, la besogne de dix hommes, et quand son visage zébré de sueur et de fumée parut dans le cadre de la fenêtre, vous eussiez juré qu’il sortait du beau milieu de la fournaise.

Félicité lui cria d’en bas :

— Voyez voir, puisque vous y êtes : dans l’armoire double, à droite de la cheminée du salon. Il y a quelqu’un dedans. L’armoire donne aussi dans le billard. Appelez M. Baptiste, et il vous ouvrira par le billard, si le pauvre homme est encore en vie.

Mylord se replongea dans le noir et peu d’instants après, on vit les flammes jaillir au-dessus des toitures.

— C’est la vitrine de la chambre ronde qui vient d’éclater, dit le concierge. Adieu va ! c’est stupide de ne pas s’assurer, — quand on est pour brûler.

La foule s’amassait, cependant. Quelques secours s’organisaient tant bien que mal. On causait beaucoup, on discutait davantage, mais on agissait peu. L’eau manquait et aussi les seaux. À chaque instants quelqu’un se détachait pour courir aux pompiers, mais d’autres arrivaient. Et les langues d’aller : Qui était cette madame Marion ? Comment le feu avait-il pris chez elle ? Ah ! Quelle année pour les incendies !

Une chose dominait tout le reste : l’admiration pour Mylord, ce jeune héros qui s’efforçait seul à l’intérieur de la maison en flammes.

Vers ce moment, la voiture qui emportait Laure et ses compagnons montait la côte de la Porte-Jaune avant d’arriver à Saint-Cloud. Depuis Ville-d’Avray, Laure n’avait pas prononcé une parole.

En haut de la côte, Mœris, qui était à la portière de droite à reculons, dit tout à coup :

— Tiens ! tiens !

Moffray se pencha.

— Oh ! oh ! fit-il, voilà quelque chose qui flambe !

Le Poussah essaya de retenir Laure, mais elle lui échappa et la moitié de son corps passa par la portière de gauche.

Sans Moffray, elle fût tombée sur la route.

Une lueur rougissait le ciel au-dessus des réserves du parc.

On retira Laure évanouie. Elle n’avait même pas poussé une plainte.

Le père Preux dit en la regardant :

— Si elle savait ce que c’était que princesse Charlotte…

Puis il ajouta, soupirant comme un bœuf :

De profundis ! Je ne retrouverai jamais une si jolie minette pour bourrer la pipe à papa… mais j’aurai le lopin de terre !