Les Confessions (Tolstoï)/09

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 70-77).
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IX

La contradiction qui résultait de tout cela n’avait que deux issues : ou ce que j’appelais la raison n’était pas aussi raisonnable que je le pensais, ou ce qui me semblait déraisonnable ne l’était pas autant que je me le figurais. Et je me mis à contrôler la marche de mes raisonnements sur ma science raisonnée.

Soumis à ce contrôle, mon raisonnement me paraissait tout à fait exact. La conclusion que la vie n’est rien était inévitable. Mais j’aperçus mon erreur : j’avais raisonné sans me conformer à la question que j’avais posée.

La question était celle-ci : Pourquoi dois-je vivre, c’est-à-dire quel sera le résultat vrai, indestructible de ma vie éphémère et destructible ? Quel sens a mon existence limitée dans cet univers infini ?

Et pour répondre à cette question j’étudiais la vie.

Évidemment, les solutions de toutes les questions possibles de la vie ne pouvaient pas me satisfaire, parce que ma question, quelque simple qu’elle paraisse de prime abord, exige l’explication de l’infini par le fini et inversement.

Je demandais : Quel est le sens de ma vie en dehors du temps, des causes, de l’espace ? Tandis que je répondais à la question : Quel est le sens de ma vie en tenant compte du temps, des causes, et de l’espace ? Le résultat, c’est qu’après un long travail de la pensée, je répondais : néant.

Dans mes raisonnements, j’associais toujours, et ne pouvais l’éviter, le fini au fini, et l’infini à l’infini. C’est pourquoi le résultat était fatalement celui-ci : la force est la force, la substance est la substance, la volonté est la volonté, l’infini est l’infini, le néant est le néant ; et il n’en pouvait résulter rien d’autre.

C’était quelque chose d’analogue à ce qui arrive en mathématiques, lorsque, croyant résoudre une équation, on résout une identité. La marche de la pensée est exacte, mais le résultat se formule par : A = A, ou X = X, ou 0 = 0. En raisonnant sur la question du sens de ma vie, j’arrivais à des conclusions identiques. Les réponses que toutes les sciences donnent à cette question ne sont que des identités.

En effet, la science strictement intellectuelle qui, comme l’a fait Descartes, commence par le doute absolu de tout, qui rejette tout savoir basé sur la foi et reconstruit tout sur les lois de la raison et de l’expérience, ne peut donner d’autre réponse à la question de la vie que celle que j’obtins, réponse vague, indéfinie.

Au commencement, il m’avait semblé que la science donnait une réponse positive, — la réponse de Schopenhauer : la vie n’a pas de sens, elle est un mal. Mais en y réfléchissant bien, je compris que la réponse n’était pas positive, que c’était mon sentiment seul qui l’avait formulée ainsi. La réponse nettement exprimée, comme elle l’est par les Brahmines, par Salomon, par Schopenhauer, n’est qu’une réponse indéfinie, une identité : 0 = 0 ; la vie est une nullité. Ainsi la science philosophique ne nie rien, elle répond seulement qu’elle ne peut résoudre cette question, dont la solution reste pour elle indéfinie.

Ayant compris qu’on ne peut pas chercher la réponse à ma question dans la science raisonnée, et que la réponse donnée par cette science indique seulement que la réponse ne peut être obtenue qu’en posant autrement la question, c’est-à-dire quand le rapport entre le fini et l’infini sera introduit dans la question, je compris aussi que si déraisonnables et stupides que soient les réponses données par la foi, elles ont pour elles cet avantage d’introduire dans chaque réponse la relation du fini à l’infini, sans laquelle la réponse ne peut se découvrir.

De quelque façon que je pose la question : Comment dois-je vivre ? la réponse sera : D’après la loi divine. — Que sortira-t-il de certain de ma vie ? Des souffrances éternelles ou de la béatitude éternelle. — Quel sens ne sera pas détruit par la mort ? L’union avec Dieu infini, le paradis.

De sorte que, sauf la science raisonnée, qui était pour moi unique, j’étais inévitablement amené à reconnaître que dans toute l’humanité existante il y a encore une autre science irrationnelle, la foi, qui apporte la possibilité de vivre.

Toute l’absurdité de la foi m’apparaissait comme auparavant, mais je ne pouvais nier qu’elle seule donnât à l’humanité la réponse aux questions de la vie, et, par conséquent, la possibilité de vivre.

La science raisonnée m’avait conduit à la reconnaissance du fait que la vie est un non-sens. Mais en regardant autour de moi toute l’humanité, je m’aperçus que des hommes vivent et affirment qu’ils connaissent le sens de la vie. Je rentrai alors en moi-même. J’avais vécu tant que j’avais su le sens de la vie. À moi comme aux autres c’était la foi qui m’avait donné le sens de la vie et la possibilité de vivre.

Jetant les yeux plus loin, sur les hommes des autres pays, sur mes contemporains, et sur ceux qui n’étaient plus, je vis la même chose. Partout où il y a la vie, depuis que l’humanité existe, c’est la foi qui donne la possibilité de vivre, et les caractères principaux de la foi, partout et toujours, sont les mêmes.

Quelque réponse que donne n’importe quelle religion, chacune affirme que l’existence limitée de l’homme est infinie, et que le sens de la vie n’est anéanti ni par les souffrances, ni par les privations, ni par la mort même. Ainsi, c’est dans la foi seule qu’on peut trouver le sens et la possibilité de la vie. Qu’est-ce donc que la foi ? Et je compris que la foi n’est pas seulement la croyance à des choses invisibles, etc., n’en est pas la révélation (la révélation n’est que la description d’un des indices de la foi) ; qu’elle n’est pas le rapport de l’homme envers Dieu, (il faut définir la foi et puis Dieu et non pas définir la foi par Dieu), ni le simple consentement de l’homme à croire ce qu’on lui a dit, ainsi que la foi est le plus souvent comprise. La foi est la connaissance du sens de la vie humaine, connaissance grâce à laquelle l’homme ne se détruit pas, mais vit. La foi est la force de la vie. Si l’homme vit, il croit en quelque chose. S’il ne croyait pas, il ne vivrait pas. S’il ne voit pas et ne comprend pas la fragilité du fini, il croit en ce fini ; s’il comprend la fragilité du fini, il doit croire en l’infini.

On ne peut pas vivre sans la foi.

Et je me rappelai toute la marche de mon travail intérieur, et je fus terrifié ! Maintenant il était clair pour moi que l’homme, pour vivre, doit ou ne pas voir l’infini ou avoir une telle explication du sens de la vie que le fini équivale à l’infini. Une telle explication était en moi, mais elle ne m’était pas nécessaire tant que je croyais au fini ; et je la soumis au contrôle de la raison. À la lumière de la raison toute l’explication précédente s’écroula. Puis le temps vint où je ne crus plus au fini. Alors je commençai à construire sur les bases de la raison une explication qui me donnât le sens de la vie ; mais rien ne s’édifiait. Avec les meilleurs esprits de l’humanité, j’arrivai à ce résultat que 0 = 0, et en fus très surpris, alors qu’il n’en pouvait arriver aucun autre. Que faisais-je lorsque je cherchais une réponse dans les sciences expérimentales ? Je voulais savoir pourquoi je vivais, et pour cela j’étudiais tout ce qui était hors de ma vie. Il est clair que je pouvais apprendre beaucoup de choses, mais rien de ce qui m’était nécessaire.

Que suis-je, moi ? Une partie de l’infini. Dans ces deux mots est tout le problème. Est-ce que toute l’humanité ne s’est posé cette question qu’hier ? Est-ce que personne avant moi ne s’est posé une question si simple, qui est au bout de la langue de tout enfant intelligent ? Cette question a été posée depuis que les hommes existent, et depuis que les hommes existent, il est évident que pour la résoudre il ne suffit pas de comparer le fini au fini et l’infini à l’infini ; et depuis que les hommes existent, les rapports du fini à l’infini sont trouvés et exprimés.

Toutes ces conceptions qui permettent de comparer le fini à l’infini, et par lesquelles on obtient le sens de la vie : la conception de Dieu, de la liberté, du bien, nous les soumettons à une analyse logique, tandis qu’elles ne supportent pas la critique de la raison.

Si ce n’était si affreux, ce serait ridicule. Avec orgueil et présomption, comme des enfants, nous démontons la montre, en enlevons le ressort, en faisons un jouet, et nous nous étonnons que la montre ne marche plus.

La solution de la contradiction qui existe entre le fini et l’infini, la réponse à la question de la vie, qui la rendrait possible, cette solution nous est nécessaire et précieuse. Cette solution unique, que nous trouvons partout, et chez tous les peuples, solution qui vient du temps où pour nous se perd même la vie des hommes, solution si difficile que nous ne pouvons trouver rien de pareil, cette solution, nous la détruisons à la légère, afin de poser de nouveau cette même question propre à chacun et pour laquelle nous n’avons pas de réponse.

Les idées d’un Dieu infini, de la divinité de l’âme, de l’union des actions humaines avec Dieu, de l’unité de l’essence de l’âme, de la conception humaine du bien et du mal, sont des idées élaborées dans l’infini lointain de la pensée humaine, ce sont des idées sans quoi il n’y aurait pas de vie, sans quoi je ne serais pas moi-même. Rejetant ce travail de toute l’humanité, je voulais faire tout cela moi-même, d’une nouvelle manière, la mienne.

Alors je ne pensais pas ainsi ; mais les germes de ces pensées étaient déjà en moi. Je comprenais :

1o Que ma situation, comme celle de Schopenhauer et de Salomon, était stupide, malgré notre sagesse. Nous comprenons que la vie est un mal et nous vivons quand même. C’est évidemment absurde. Si la vie est stupide et si j’aime tant la raison, il faut détruire la vie ; personne ne le niera.

2o Je comprenais que tous nos raisonnements tournaient dans un cercle enchanté, comme une roue qui ne s’engrène pas aux autres rouages ; nous aurions beau raisonner, nous ne pourrions recevoir de réponse à la question, car toujours 0 = 0 ; c’est pourquoi notre chemin n’était probablement pas le bon.

3o Je commençais à comprendre que dans les réponses données par la foi se trouvait la sagesse la plus profonde de l’humanité, et que je n’avais pas le droit de nier ces réponses, en me basant sur la raison ; et qu’enfin ces réponses capitales seules répondaient à la question de la vie.