Les Confessions d’un révolutionnaire/V

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V.


1830 — 1848 :


CORRUPTION GOUVERNEMENTALE.


Le gouvernement de Louis-Philippe est l’un des plus curieux épisodes de cette longue période historique, où l’on voit les nations, abandonnées à leur instinct providentiel, errer au hasard dans le labyrinthe de leurs utopies. Toutes les haines se sont coalisées contre ce règne mémorable, tous les outrages lui ont été prodigués. J’essayerai de rétablir les faits sous leur véritable jour et de venger l’homme qui fut sur le trône, après Bonaparte, l’instrument le plus actif et le plus intelligent de la Révolution.

Le principe du gouvernement de Juillet, fondé par et pour la classe moyenne, était donc la propriété, le capital. Sous une forme monarchique, l’essence de ce gouvernement était la bancocratie. C’est ce qu’a exprimé le plus spirituel des écrivains socialistes, M. Toussenel, dans le titre de son curieux ouvrage : Les Juifs, rois de l’époque.

Tout gouvernement tend à développer son principe ; celui de Juillet ne pouvait faillir à cette loi. Le législateur de 1830, le Capital, avait dit, comme l’Isis égyptienne : « Je suis tout ce qui est, tout ce qui fut, tout ce qui sera. Rien n’existe que par moi, et nul n’a jusqu’ici levé mon voile. » Fidèle à son origine, rapportant tout à son principe, le gouvernement se mit donc à ronger et s’assimiler ce qui restait des institutions, des idées d’autrefois. Ce fut la tâche de Louis-Philippe, dont le génie, franc de scrupules, accomplit cette œuvre de dissolution, prélude de la grande palingénésie du xixe siècle.

Attaqué à la fois dans son origine, dans sa politique, dans sa moralité, le gouvernement de Louis-Philippe a épuisé la haine et le mépris du peuple. Et cependant, l’équitable histoire dira que jamais règne ne fut mieux rempli, par conséquent plus légitime, plus irréprochable que celui de Louis-Philippe.

Et d’abord, Louis-Philippe est le véritable représentant de Juillet. Qui avait fait les trois journées ? — Le peuple, disent les républicains. — Oui, comme les soldats de Bonaparte avaient fait Marengo. Les masses populaires ne furent en Juillet que la milice de la bourgeoisie. Celle-ci seule avait préparé pendant quinze ans et organisé la victoire ; à elle seule appartenait de disposer de la victoire. Que parle-t-on ici du suffrage populaire ? Si l’on avait consulté le peuple sur le choix du prince, dès lors qu’après avoir changé le principe de la Charte on en conservait la forme, il est clair que le peuple, pour qui la forme emporte le fond, eût choisi Henri V. Tout autre candidat eût été à ses yeux illégitime. Mais les choses ne se pouvaient passer ainsi : ce n’était pas seulement la Charte de 1814 qu’on avait à venger, c’était un principe nouveau qu’il s’agissait de faire représenter au pouvoir ; et ceux-là seuls qui avaient inauguré le principe avaient qualité pour en choisir le représentant. Le peuple ne pouvait être consulté dans cette affaire, et ce fut un bonheur pour la Révolution. C’était une nécessité que le gouvernement des intérêts parût à son tour : or jamais le peuple n’eût consenti à prendre le veau d’or pour son Dieu ; jamais dans le proxénète des malthusiens, les féaux de la légitimité n’eussent reconnu leur roi. Louis-Philippe était le seul homme qui pût accepter le fardeau des iniquités de Juillet : ou il faut nier la légitimité des glorieuses ; ou bien, si l’on accepte la transition, il faut admettre la légitimité du roi bourgeois.

Quant à la politique de Louis-Philippe, à la pensée du règne, il est encore plus facile de la justifier. Négligez les détails, et ne vous occupez, comme l’enseigne M. Guizot, que des faits essentiels, de ceux qui constituent la grande politique.

Quelle fin se proposait la bourgeoisie en 1830, lorsqu’elle établit, dans sa vérité, le régime constitutionnel, objet de ses vœux depuis un demi-siècle ? cherchez bien, et vous verrez que, derrière cette forme politique, nécessaire comme transition aux destinées de la France, la bourgeoisie n’a rien voulu, rien prévu ; vous verrez que la Charte n’a été pour elle qu’une grande négation. La bourgeoisie ne savait pas en 1830, elle ne sait pas encore en 1849, ce qu’elle poursuivait à travers sa Charte réformée et son gouvernement représentatif : elle savait seulement, et très bien, ce dont elle ne voulait pas.

La bourgeoisie ne voulait pas d’une monarchie légitime, issue d’un autre principe que sa volonté : cette monarchie, elle venait de l’exclure par un coup d’État.

Elle se souciait peu d’une République classique ou romantique, à la mode des Grecs et des Romains, ou telle encore qu’on voulut la faire après février.

Elle n’aimait pas les jésuites, entendant par jésuites aussi bien les gallicans que les ultramontains. Pour elle, le janséniste n’est qu’une variété du jésuite : si elle admirait Bossuet, son cœur était à Voltaire. Elle tolérait le culte et le salariait ; mais, comme si elle eût refusé d’entrer en part avec Dieu, elle avait mis la religion hors la loi.

Elle ne souffrait ni noblesse, ni aristocratie, pas d’autre hiérarchie que celle des emplois et des fortunes, conquises à la pointe du travail.

Elle a prouvé enfin, en mainte circonstance, qu’elle ne se souciait ni de réglementation, ni de corporation, ni de communisme ; elle n’accepte pas même le libre échange. Le libre échange, aux yeux d’un conservateur, est une des mille faces du socialisme.

Que veut-elle donc cette bourgeoisie cauteleuse, tracassière, ingouvernable ? Pour peu que vous la pressiez de répondre, elle vous dira qu’elle veut des affaires ; elle fait bon marché du reste. Des opinions et des partis, elle s’en raille ; de la religion, nous savons ce qu’elle pense ; son régime représentatif, pour lequel elle a tant combattu, lui fait pitié. Ce que veut, ce que demande la bourgeoisie, c’est le bien-être, le luxe, les jouissances, c’est de gagner de l’argent.

Et le peuple, sur tous ces points, est de l’avis de la bourgeoisie. Lui aussi prétend avoir sa part de bien-être, de jouissance et de luxe ; il veut, en un mot, être libre, prêt, à cette condition, à croire ce que l’on voudra en religion comme en politique.

Eh bien ! la mission de Louis-Philippe, mission qui lui a été donnée par le pacte de 1830, a été de faire prédominer l’idée bourgeoise, c’est-à-dire, — entendons-nous ! — non pas d’assurer à ceux-ci le travail, à ceux-là le profit, à tous le bien-être ; non pas d’ouvrir des débouchés au commerce, et de se faire le pourvoyeur d’affaires du pays : c’eût été résoudre le problème social, — mais de propager la morale de l’intérêt, d’inoculer à toutes les classes l’indifférence politique et religieuse, et, par la ruine des partis, par la dépravation des consciences, de creuser les fondements d’une société nouvelle, de forcer, pour ainsi dire, une révolution arrêtée dans les conseils de la destinée, mais que la société contemporaine n’acceptait pas.

Oui, IL LE FALLAIT ; et c’est vous, dynastiques de toutes les nuances qui l’avez voulu ! Ah ! vous reculez devant cet affreux système : j’adhère pleinement et sans réserve à l’inexorable gouvernement de Louis-Philippe.

De bonne foi, de quoi voulez-vous que s’occupât un roi à qui ses commettants avaient dit : Tu seras le corrupteur de notre génération ; et qui, par un accord admirable de la nature et de la politique, semblait créé tout exprès pour une pareille époque ? Comment eût-il résisté à ses avides solliciteurs, attendant de lui l’aubaine, comme les petits oiseaux attendent de leur mère la becquée ? Comment serait-il demeuré sans pitié pour ces âmes altérées de vice, que l’aspect de la vertu faisait souffrir comme un purgatoire ?

Placez-vous au point de vue du pouvoir de juillet ; remémorez-en vous-même les institutions et les idées qui avaient formé jusqu’alors le capital moral de la société, qui composaient, si j’ose ainsi dire, l’armure des consciences : tous n’y trouverez rien qui méritât la considération du chef de l’État, rien qui valût de la part des citoyens la souffrance d’une piqûre, le sacrifice de la plus petite jouissance.

Est-ce le préjugé religieux, la dignité monarchique qui vous arrête ? — Mais, lisez donc Chateaubriand, il n’est pas de royaliste qui ne sourie en pensant à ses rois, pas de chrétien qui croie à l’éternité des peines, et qui ne trouve d’ailleurs que l’ascétisme a fait son temps.

Est-ce la sainteté de la justice, la pureté de la morale ? — Mais il n’y a plus ni morale ni justice ; il n’y a point de certitude du droit et du devoir : le juste et l’injuste sont confondus, indiscernables. Je vous défie de me dire en quoi consiste l’outrage aux mœurs, l’adultère, le parjure, le vol, la banqueroute et l’assassinat ; de me définir l’usure, l’accaparement, la coalition, la concussion, la corruption de fonctionnaires, la fausse monnaie : avec la liberté des feuilletons, des discours, des tableaux, des danses ; avec la liberté du commerce et de l’industrie ; avec l’arbitraire des valeurs et la vénalité des charges ; avec les circonstances atténuantes ; avec la liberté d’association, de circulation, de donation ; avec le travailleur libre et la femme libre ! Non que je veuille, prenez-y garde, inculper la liberté ; je dis seulement que, sous la Charte de 1830, notre liberté, n’ayant ni lest ni boussole, est celle de tous les crimes, et notre ordre social une parfaite dissolution.

Est-ce du moins le respect des formes constitutionnelles, la fidélité aux convictions politiques ? Mais qu’est-ce que la politique, avec le capital pour souverain ? Un spectacle d’ombres chinoises, une danse des morts. Sur quoi, je vous prie, peuvent porter des opinions et des votes ? Sur des questions de justice répartitive et distributive, de morale publique, de police, d’administration, de propriété. Or, allez au fond ; vous trouverez que la libre pensée a tout disséqué, tout détruit ; que le chaos est partout, de quelque côté qu’on se tourne, si bien enfin, que pour conserver un reste de paix et d’ordre dans ce monde ébranlé, il n’est plus de ressource que l’arbitraire. Dans cette incertitude, où la réflexion n’indique rationnellement aucun choix, où la logique prouve que le blanc et le noir sont égaux, qui vous décidera, si ce n’est votre intérêt ?

Laissez donc faire, laissez passer tout le monde et toutes choses, et contentez-vous d’essuyer vos éclaboussures. Ni chrétien, ni juif ; ni royaliste, ni démocrate ; ni académicien, ni romantique ; Chacun chez soi, chacun pour soi ; Dieu, c’est-à-dire la Fortune, pour tous, et l’intolérance seulement pour les intolérants. Celui-là seul est mauvais citoyen, qui ne sait vivre dans un milieu où il y a place honorable même pour les voleurs et les prostituées.

Voilà la ligne inflexible, providentielle, que prescrivait de suivre au monarque la Charte de 1830. Dernier terme d’une série révolutionnaire, cette Charte était comme un jugement de Némésis, nous condamnant à boire la ciguë. Louis-Philippe n’a fait autre chose que nous présenter la coupe : jadis le rôle de bourreau faisait partie des prérogatives royales.

De tous les reproches qu’on a faits au gouvernement de Louis-Philippe, un seul, peut-être, serait sérieux, s’il était justifié : c’est celui qu’adressait au ministère Molé, si je ne me trompe, l’opposition Thiers-Barrot « Nous ferions les mêmes choses que vous, disaient-ils, mais nous les ferions mieux que vous ! » Cela se comprend : le système admis, le débat ne roule plus que sur l’exécution. Louis-Philippe a mis dix-huit ans à démoraliser la France : c’est trop longtemps. Il en a coûté pour cela au pays, chaque année, 1,500 millions : c’est trop cher. Quel malheur que M. Odilon Barrot n’ait été fait ministre que sous la République !

Qu’avaient-ils donc à reprocher à l’homme selon leur cœur, ces parangons de vertu et d’honneur, ces politiques à principes ; quand ils l’accusaient de faire le jésuite et d’être athée ; de parler tour à tour conservation et révolution ; de s’encanailler avec la roture, et de caresser les nobles ; de livrer l’enfance aux ignorantins, et de laisser la jeunesse des collèges sans foi ; de conspirer avec les rois et de s’être fait exclure de la Sainte-Alliance ?

Ne pouvait-ils leur répondre :

Les contradictions de ma politique en sont la justification. Qu’est-ce que Dieu, d’après vous, mes maîtres ? un mot ; — le peuple ? un esclave ; — la royauté ? une ruine ; — la Charte ? une négation ; — la Révolution ? une momie. Qu’êtes-vous vous mêmes ? des sépulcres recrépis. Hypocrites, vous me livrez au mépris et à la haine, parce j’ai dévoilé votre secret ! Ah ! vous pleurez votre religion perdue ! pourquoi donc avez-vous chassé Charles X ? Vous pleurez votre gloire flétrie ! Pourquoi avez-vous trahi l’Empereur ? Vous pleurez votre vertu républicaine ! Pourquoi avez-vous égorgé Condorcet, Roland, Vergniaud, Danton, Desmoulins ? Vous gémissez sur votre monarchie humiliée, jadis si noble et si populaire ! Pourquoi avez-vous détrôné Louis XVI ? pourquoi, après l’avoir détrôné, l’avez-vous lâchement condamné à mort, à la majorité de cinq voix ? Vous me reprochez de ne rien faire pour le peuple ! Pourquoi avez-vous fusillé Babœuf ?… Doctrinaires sans pudeur, malthusiens égoïstes, bourgeois ingrats ! Vous accusez la corruption de mon règne, et vous m’avez fait trôner sur le fumier ! Il ne vous reste plus qu’à vous étrangler vous-mêmes en ma personne. Achevez votre ouvrage, mais auparavant sachez qui vous êtes, et vous connaîtrez qui je suis.

On a dit que la Révolution de février avait été la Révolution du mépris : cela est vrai ; mais qui ne voit que là est précisément le secret de la merveilleuse destinée de Louis-Philippe ?

Comme il devait arriver au corrupteur de tous les principes, Louis-Philippe fut le plus haï, le plus méprisé de tous les princes, d’autant plus méprisé, d’autant plus haï, qu’il eut une plus haute intelligence de son mandat.

Louis XIV régna par l’idolâtrie de sa personne ; César et Bonaparte, par l’admiration ; Sylla et Robespierre, par la terreur ; les Bourbons, par la réaction de l’Europe contre la conquête impériale.

Louis-Philippe est le premier, le seul qui ait régné par le mépris.

Est-ce que Casimir Périer estimait Louis-Philippe ? Et Lafayette, et Laffitte, et Dupont (de l’Eure), l’aimaient-ils ? Je ne parle pas des Talleyrand, des Thiers, des Dupin, des Guizot, ni de tous les autres qui avaient été ou qui voulaient être ses ministres ; ils ressemblaient trop au patron pour avoir une haute opinion de lui. Mais vit-on jamais, par exemple, les académiciens, dans leurs séances, faire l’éloge de Louis-Philippe, comme ils célébraient la gloire du grand roi et du grand empereur ? Vit-on, au théâtre, les acteurs le complimenter ; les prêtres, à l’église, le prêcher ; les magistrats le célébrer dans leurs mercuriales ?... Et pourtant ces hommes, dont les plus honorables étaient au fond du cœur de sincères républicains, s’étaient réunis pour porter sur le pavois Louis-Philippe ; et, tout en le maudissant, ils s’obstinaient à le soutenir. Lafayette avait dit de lui : C’est la meilleure des Républiques ! Laffitte lui sacrifia sa fortune, Odilon Barrot sa popularité, MM. Thiers et Guizot leurs plus intimes convictions. Dupont (de l’Eure) demanda pour lui une liste civile de 18 millions ; Casimir Périer se fit tuer sur la brèche, emportant dans la tombe l’exécration des républicains et des Polonais. Me direz-vous la raison de tant de dévouement uni à tant de haine ?

Comme au 18 brumaire, pour assurer la révolution chancelante, il avait fallu un homme ; de même, en 1830, pour faire pourrir le vieux monde, il fallait encore un homme. Louis-Philippe fut cet homme-là.

Examinez-le de près : il est naïvement, consciencieusement corrupteur. Au-dessus lui-même de la calomnie, sans reproche dans sa vie privée, corrupteur, mais non pas corrompu, il sait ce qu’il veut et ce qu’il fait. Un abominable destin l’appelle : il obéit. Il poursuit sa tâche avec dévouement, avec bonheur, sans qu’aucune loi divine ou humaine, sans qu’aucun remords le trouble. Il tient en main la clef des consciences ; aucune volonté ne lui résiste. À l’homme politique qui lui parle des vœux du pays, il offre une bourse pour son fils ; au prêtre qui l’entretient des besoins de l’Église, il demande combien il a de maîtresses. Les consciences tombent devant lui par milliers, comme les soldats tombaient sur le champ de bataille devant Napoléon : et ni l’empereur n’était touché de ce carnage, ni Louis-Philippe n’est ému de la perdition de ces âmes. Napoléon, dominé par une fatalité qu’il sentait sans la comprendre, put donner de sang-froid le signal qui précipita des millions d’hommes dans le trépas : fut-il pour cela un Néron ou un Domitien ? Ainsi Louis-Philippe, père de famille sévère dans son intérieur, maître de lui-même, a fait un pacte avec l’enfer pour la damnation de son pays : il reste sans reproche devant Dieu et devant les hommes.

Que les misérables qu’il corrompt abjurent, pour un brevet, pour une place, ce qu’ils croient encore être la vertu, la justice et l’honneur : à eux l’immoralité, la honte.

Mais lui, le chef de l’État, le représentant de la société, l’instrument de la Providence, en quoi est-il immoral ? La morale, pour lui, n’est-ce pas de sacrifier au progrès ces âmes cadavéreuses ? n’est-ce pas de procurer, per fas et nefas, l’accomplissement des destinées ?

La philosophie et l’histoire enseignent que la morale, inaltérable dans son essence, est changeante dans sa forme. Chez les chrétiens, la morale fut d’abord de donner ses biens à la communauté ; plus tard, de verser son sang en preuve de la réalité d’un mythe ; puis elle consista à exterminer, par le fer et par le feu, Sarrasins, hérétiques et communistes. En 93, la morale fut la haine de la royauté ; dix ans après, c’était la haine de la démocratie : cinq millions de suffrages ont prouvé que telle était alors l’opinion de la France.

Maintenant que la religion est en plein discrédit, la philosophie indécise ; que la souveraineté nationale, représentée par des mandataires plus ou moins véridiques, trébuche comme un paysan ivre : tout est confondu en morale, tout est redevenu arbitraire et de nulle valeur, hors un point, qui est de bien vivre et d’amasser de l’argent. La morale, voyez-vous, c’est de n’avoir qu’une femme légitime, à peine des galères, et vingt maîtresses, si vous pouvez les nourrir ; la morale, c’est de vous battre en duel, à peine d’infamie, et de ne pas vous battre, à peine de la cour d’assises ; la morale, c’est de vous procurer le luxe et les jouissances (voir le programme de l’académie des sciences morales et politiques pour l’année 1846) à tout prix, sauf à échapper aux cas prévus dans le Code pénal. Mon plaisir, c’est ma loi, je n’en connais point d’autre. Pour que nous retrouvions une morale positive et obligatoire, il faut que la société se reconstruise de fond en comble ; et pour qu’elle se reconstruise, il faut qu’elle se démolisse. Comment, encore une fois, le prince, précurseur de cette grande révolution, serait-il coupable d’immoralité, parce qu’il travaille courageusement à la seule chose nécessaire et en ce moment possible, au discrédit des vieux préjugés, à la décomposition sociale ?

Qu’on daigne donc se souvenir que, dans l’humanité, les raisons, ce ne sont point paroles, mais faits et gestes ; que la démonstration est expérience, que le noumène est phénomène.

Louis-Philippe a reçu mission de démontrer que le système constitutionnel est la négation des négations, une suprême utopie, comme l’empire et la légitimité. Homme d’État, homme pratique avant tout, il ne raisonne pas, il agit. Il attaque le principe parlementaire par les influences ; il tue le principe monarchique par une ridicule exhibition, la royauté bourgeoise, la seule que comportât le siècle. Même méthode pour le catholicisme. À quoi servent au peuple, qui ne lit pas, l’Encyclopédie, Voltaire, Rousseau, Dupuis, Volney, Lessing, Kant, Hegel, Strauss, Feuerbach ? Un million de volumes ne désabusent pas, en un siècle, quatre mille lecteurs : la Providence s’y prend autrement. Elle met en opposition la religion et l’intérêt ; elle attaque la foi par l’égoïsme : et la démonstration est faite.

Osons le dire : l’homme moral, parce qu’il fut l’homme de l’époque, ce fut Louis-Philippe. N’ayons peur de ce mot de corruption, si terrible à nos consciences malsaines : la corruption fut toute la moralité du gouvernement de juillet. La Charte l’avait ainsi voulu ; la Providence nous en avait donné de toute éternité le précepte.

Louis-Philippe est le seul homme en Europe qui, depuis dix-neuf ans, ait été constamment dans son rôle : aussi, jusqu’à l’heure marquée pour son départ, tout lui a réussi. Il a échappé aux balles des régicides, aveugles dans leurs pensées et incertains de leurs coups ; il a vaincu les factions et les intrigues ; odieux à toutes, il les foula aux pieds, il défia leur audace. Faible lui-même comme souverain, et comme prince dépourvu de prestige, il n’en a pas moins été l’homme fatidique, celui que le monde a adoré : l’antagonisme des principes qu’il combattait fit sa force.

Qu’il faut de petitesse pour ne pas comprendre ce qu’un tel rôle eut de profond et de grand ! Quoi ! Louis-Philippe est un méprisable fourbe, un avare ignoble, une âme sans foi, un génie médiocre, un bourgeois égoïste, un parleur insipide ; son gouvernement, s’il est possible, est encore au-dessous de lui. Ses ministres l’avouent ; ses ex-ministres le répandent ; la France le sait ; le gamin de Paris le répète ; personne, personne ! n’a pour lui une parole d’estime. Lafayette, Dupont (de l’Eure), Laffite, C. Périer, ont dit de lui tour à tour, empruntant pour le peindre le langage des halles : Le b…… nous trompe ! Et cela a duré dix-huit ans ! Tout ce qu’il y eut en France de généreux, de vital, d’héroïque, s’est pulvérisé devant cette influence dévastatrice ; tout a été gangrené ; la corruption nous est sortie par le nez et par les oreilles ; et, pendant dix-huit ans, la France ne s’est point émue. Et aujourd’hui qu’il est tombé, aujourd’hui que la République a écrasé l’infâme, la France le regrette encore ! Est-ce donc que tout ne serait pas fini ?... Non, pour l’honneur de ma patrie, pour le respect du nom français, je ne puis croire à une telle puissance du mal. Cet homme que vous chargez de vos iniquités, que vous accusez de vos misères, n’est à mes yeux que l’Attila des fausses consciences, le dernier fléau de la justice révolutionnaire.

Briser les caractères, ruiner les convictions, ramener tout au positivisme mercantile, tout à l’argent, jusqu’au jour où une théorie de l’argent signalerait l’heure et le principe de la résurrection : ce fut l’œuvre de Louis-Philippe, c’est sa gloire. Ce que je vois reprocher à Louis-Philippe de petitesse de vues, de ruse mesquine, de trivialité, de commérage, de goût faux, de faconde creuse, de philanthropie hypocondre, de complaisances bigotes, tout cela me paraît sublime d’ironie et d’à-propos. Que voulez-vous de plus écrasant pour votre régime parlementaire et bavard, que ces discours de la couronne qui ne disent rien, précisément parce que des législateurs à 500 francs de contribution comme à 25 francs d’indemnité, n’ont et ne peuvent avoir rien à dire ?

La vie de Louis-Philippe serait incomplète ; il aurait manqué quelque chose à son règne, s’il n’eût pas à la fin trouvé un ministre digne de lui. Ce fut M. Guizot, duquel, au témoignage de ses ennemis et de ses rivaux, nulle passion n’approcha jamais, si ce n’est celle du pouvoir. Comme son maître, pur au milieu de la tourbe de ses victimes, ce grand corrupteur pouvait s’appliquer la parole du psalmiste : Non appropinquabit ad me malum, la corruption ne vient pas jusqu’à moi. Seul il connut la pensée du règne, seul il fut l’ami de Louis-Philippe, comme Apémantus était l’ami de Timon. — Oui, tu fus sublime, ô grand ministre, ô grand homme, quand, au banquet de Lisieux, tu osas révéler le secret de ton pouvoir dans un toast à la corruption. Oui, ces légitimistes, ces radicaux, ces puritains de l’opposition, ces jésuites, ces économistes, c’est une vile canaille, esclave de ses sens et de son orgueil, et dont tu savais bien qu’avec un peu d’or tu aurais toujours raison. Ces moralistes sont les amants de vieilles courtisanes ; ces artistes sont des artisans de luxe et de luxure : le flot de leur impureté passe à tes pieds et ne les souille point. Ces prétendus progressistes, qui n’ont pas le courage de leur vénalité, tu l’as dit, ils ne se connaissent pas ! Mais toi, tu les connais, tu sais le tarif de leur vertu ; et s’ils font semblant de te renier, tu t’en réjouis encore : ils ont atteint l’apogée du crime ; ce sont des corrompus de mauvaise foi.

Hélas ! il faut que la corruption, si elle fut entre les mains de ces deux hommes un puissant moyen révolutionnaire, ne soit pas l’état auquel nous destine le sort. Sans cela, M. Guizot serait ministre, et la dynastie de Louis-Philippe régnerait à jamais. Le capital s’était installé en 1830 comme le seul principe qui, après le droit divin et le droit de la force, eût chance de durée ; il se trouva, en 1848, que le gouvernement du capital était la peste de la société, abominatio désolationis ! Une querelle de parlement jeta dans la boue la grande prostituée. Les mêmes bourgeois qui avaient acclamé d’enthousiasme l’avènement de Louis-Philippe au trône l’en précipitèrent dans un accès de dégoût ; la conscience publique s’était soulevée de nouveau contre le ministre des volontés suprêmes. Le peuple se trouva derrière les rangs de la garde nationale pour donner à la catastrophe sa vraie signification : depuis dix-huit ans il attendait cette initiative de la bourgeoisie, et se tenait prêt. Que mes contemporains le nient, s’ils l’osent, ou qu’ils en reviennent, s’ils peuvent ! Mais moi, je ne suis ni un vendu de la veille ni un renégat du lendemain ; et je jure que la bourgeoisie française, en renversant la dynastie qu’elle avait faite, a détruit en elle le principe de propriété.