Les Confessions d’un révolutionnaire/VI

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VI.


24 FÉVRIER :


GOUVERNEMENT PROVISOIRE.


J’ai écrit quelque part que la société est une métaphysique en action, une sorte de logique qui se joue en proverbes. Ce que l’étude générale de l’histoire et celle plus approfondie de l’économie politique m’avaient révélé, les événements accomplis depuis deux ans me l’ont fait toucher du doigt.

Tout gouvernement s’établit en contradiction de celui qui l’a précédé : c’est là sa raison d’évoluer, son titre à l’existence. Le gouvernement de juillet fut une opposition à la légitimité, la légitimité une opposition à l’Empire, celui-ci une opposition au Directoire, lequel s’était établi en haine de la Convention, convoquée elle-même pour en finir avec la monarchie mal réformée de Louis XVI.

D’après cette loi d’évolution, le gouvernement de Louis-Philippe, renversé inopinément, appelait son contraire. Le 24 février avait eu lieu la déchéance du Capital ; le 25 fut inauguré le gouvernement du Travail. Le décret du Gouvernement provisoire qui garantit le droit au travail fut l’acte de naissance de la République de février. Dieu ! fallait-il six mille ans d’arguments révolutionnaires pour nous amener à cette conclusion ?...

Voici donc la théorie antinomique confirmée de nouveau par l’expérience : que ceux qui n’admettent dans la direction des affaires humaines aucune philosophie et qui rapportent tout à une puissance invisible, nous disent enfin comment la raison explique tout, même l’erreur et le crime, tandis que la foi seule n’explique rien ?

Non-seulement la succession du gouvernement des travailleurs à celui des capitalistes était logique, elle était juste. Le capital, qui s’était posé comme principe et fin des institutions sociales, n’avait pu se soutenir ; on avait acquis la preuve que, loin d’être principe, il est produit, et que la propriété, pas plus que le droit divin ou le sabre, n’est la force motrice et plastique de la société. Après avoir tout corrompu, la théorie capitale avait fait péricliter le capital même.

Les faits, à cet égard, étaient flagrants ; leur témoignage parlait haut. Au moment de la Révolution de février, le commerce et l’industrie, en souffrance depuis plusieurs années, étaient dans une stagnation affligeante, l’agriculture obérée, les ateliers en chômage, les magasins regorgeant faute de débouchés, les finances de l’État aussi maltraitées que celles des particuliers. Malgré l’accroissement périodique, du budget qui, de 1830 à 1848, s’était progressivement élevé de 1 milliard à 1,500 millions, les Chambres avaient constaté un déficit, suivant les uns de 800 millions, suivant les autres de 1 milliard ; les traitements de fonctionnaires figuraient seuls dans cette augmentation de frais pour une somme annuelle de 65 millions. Les bancocrates, qui en 1830 avaient fait une révolution au nom de l’intérêt, qui avaient promis le gouvernement à bon marché, qui affectaient le titre d’économistes bien plus que de politiques, les philosophes du Doit et de l’Avoir dépensaient moitié plus que le gouvernement de la légitimité, une fois autant que le gouvernement impérial, sans pouvoir aligner leurs recettes et leurs dépenses.

La preuve était faite. Ce n’était pas le capital, l’agiot, l’usure, le parasitisme, le monopole, que le législateur de 1830 avait voulu nommer, c’était le travail. Décidément, le prétendu principe de juillet était aussi incapable de produire l’Ordre que la Liberté ; il fallait remonter plus haut, c’est-à-dire descendre plus bas, il fallait arriver jusqu’au prolétariat, jusqu’au néant. La Révolution de février a donc été logiquement, justement, la révolution des travailleurs. Comment la bourgeoisie de 89, de 90, de 1814 et de 1830, comment cette bourgeoisie, qui avait parcouru la chaîne descendante des gouvernements, depuis le catholicisme et la féodalité jusqu’au capital, qui ne demandait qu’à produire et à échanger, qui ne s’était élevée au pouvoir que par le travail et l’économie, a-t-elle pu voir dans la république du travail une menace à ses intérêts ?

Ainsi, la Révolution de février s’imposait aux intelligences avec l’autorité du fait et du droit. La bourgeoisie vaincue, je ne dis pas par le peuple, — Dieu merci ! il n’y avait pas eu de conflit en février entre la bourgeoisie et le peuple, — mais vaincue par elle-même, avouait sa défaite. Quoique prise à l’improviste, et pleine d’inquiétudes sur l’esprit et les tendances de la République, elle convenait toutefois que la monarchie constitutionnelle avait vécu, qu’il fallait réformer de fond en comble le gouvernement. Elle se résignait donc ; elle était prête à appuyer, de son adhésion, et même de ses capitaux, le nouvel établissement. N’avait-elle pas, par son opposition, par son impatience, précipité un règne devenu un obstacle matériel à son commerce, à son industrie, à son bien être ?… Aussi, l’avènement de la République éprouva-t-il encore moins de contradictions que celui de Louis-Philippe, tant on commençait à avoir l’intelligence des temps et des révolutions !

C’est à présent que je réclame toute l’attention de mes lecteurs ; car, si la leçon ne nous profite pas, il est inutile de nous occuper davantage de la chose publique. Laissons les nations aller en dérive : que chacun de nous achète une carabine, un couteau-poignard, des pistolets, et barricade sa porte. La société n’est qu’une vaine utopie : l’état naturel de l’homme, l’état légal, c’est la guerre.

Le gouvernement du travail !… Ah ! celui-là sera un gouvernement d’initiative, sans doute, un gouvernement de progrès et d’intelligence !…

Mais qu’est-ce que le gouvernement du travail ? Le travail peut-il devenir gouvernement ? Le travail peut-il gouverner ou être gouverné ? Qu’y a-t-il de commun entre le travail et le pouvoir ?

Une pareille question, nul ne l’avait prévue : n’importe. Entraîné par le préjugé gouvernemental, le peuple n’eut rien de plus pressé que de se refaire tout d’abord un gouvernement. Le pouvoir, tombé dans ses mains laborieuses, fut incontinent remis par lui à un certain nombre d’hommes de son choix, chargés de fonder la République, et de résoudre, avec le problème politique, le problème social, le problème du prolétariat. — Nous vous donnons trois mois, leur dit-il, et, toujours sublime en sa naïveté, toujours tendre dans son héroïsme, il ajouta : Nous avons trois mois de misère au service de la République ! L’antiquité et la Révolution de 92 n’ont rien de comparable à ce cri parti des entrailles du peuple de février.

Les hommes choisis par le peuple, installés à l’Hôtel-de-ville, furent appelés Gouvernement provisoire, ce qu’il faut traduire gouvernement sans idée, sans but. Ceux qui, depuis dix-huit ans, regardant avec impatience le développement des idées socialistes, avaient répété sur tous les tons : La Révolution sociale est le but, la Révolution politique est le moyen, furent embarrassés, Dieu sait ! quand, une fois en possession du moyen, il leur fallut arriver au but et mettre la main à la besogne. Ils y réfléchirent, je n’en doute pas ; et bientôt ils durent reconnaître ce que M. Thiers a révélé plus tard, ce qu’avait dit avant lui le président Sauzet, c’est que le gouvernement n’est point fait pour donner du travail à l’ouvrier, que le plus sûr pour eux était de continuer le statu quo de Louis-Philippe et de résister à toute innovation, tant que le peuple n’imposerait pas d’autorité une réforme.

Pourtant ils ne manquaient point d’intelligence, ces conspirateurs de trente ans, qui avaient combattu tous les despotismes, fait la critique de tous les ministères, écrit l’histoire de toutes les révolutions ; dont chacun avait une théorie politique et sociale en portefeuille. Ils ne demandaient pas mieux que de prendre une initiative quelconque, ces aventuriers du progrès ; et les conseillers non plus ne leur firent défaut. Comment donc restèrent-ils trois mois sans produire le plus petit acte réformateur, sans faire avancer d’une ligne la Révolution ? Comment, après avoir garanti par un décret le droit au travail, ne parurent-ils s’occuper, tout le temps qu’ils furent aux affaires, que des moyens de ne pas remplir leur promesse ? Pourquoi pas le plus petit essai d’organisation agricole ou industrielle ? Pourquoi s’être privé de cet argument décisif contre l’utopie, l’expérience ?...

Comment ! pourquoi ! Faut-il que je le dise ? faut-il que ce soit moi, socialiste, qui justifie le Gouvernement provisoire ? C’est, voyez-vous, qu’ils étaient le gouvernement ; c’est qu’en matière de révolution l’initiative répugne à l’État, autant que le travail répugne au capital ; c’est que le gouvernement et le travail sont incompatibles comme la raison et la foi[1]. Là est la clef de tous les faits qui se sont accomplis depuis février en France et en Europe, et qui pourraient bien s’accomplir pendant longtemps encore.

C’est ici le lieu d’exposer la raison juridique de l’incapacité révolutionnaire de tout gouvernement.

Ce qui fait que le gouvernement est par nature immobiliste, conservateur, réfractaire à toute initiative, disons même contre-révolutionnaire, c’est qu’une révolution est chose organique, chose de création, et que le pouvoir est chose mécanique ou d’exécution. Je m’explique.

J’appelle organique, non pas les lois, purement conventionnelles, qui touchent aux éléments les plus généraux de l’administration et du pouvoir, telles que la loi municipale et départementale, la loi sur le recrutement, la loi sur l’instruction publique, etc. Le mot organique employé dans ce sens est tout à fait abusif, et M. Odilon Barrot avait raison de dire que de telles lois n’ont rien d’organique du tout. Ce prétendu organisme, de l’invention de Bonaparte, n’est que le machinisme gouvernemental. J’entends par organique ce qui fait la constitution intime, séculaire de la société, supérieurement à tout système politique, à toute constitution de l’État.

Ainsi, nous dirons que le mariage est chose organique. Il appartient au pouvoir législatif de prendre l’initiative de toute loi concernant les rapports d’intérêt et d’ordre public et domestique auxquels donne lieu la société conjugale ; il ne lui appartient pas de toucher à l’essence de cette société. Le mariage est-il une institution d’une moralité absolue ou douteuse, une institution en progrès ou en décadence ? On peut disputer à cet égard tant que l’on voudra : jamais un gouvernement, une assemblée de législateurs n’auront à cet égard à prendre d’initiative. C’est au développement spontané des mœurs, à la civilisation générale, à ce que j’appellerai la Providence humanitaire, de modifier ce qui peut être modifié, d’apporter les réformes que le temps seul révèle. Et voilà, pour le dire en passant, ce qui a empêché le divorce de s’établir en France. Après de longues et sérieuses discussions, après une expérience de quelques années, le législateur a dû reconnaître qu’une question aussi délicate et aussi grave n’était pas de son ressort ; que le temps était passé pour nous où le divorce aurait pu entrer dans nos institutions sans danger pour la famille et sans offense pour les mœurs, et qu’en voulant trancher ce nœud, le gouvernement courait le risque de dégrader précisément ce qu’il voulait ennoblir[2].

Je ne suis suspect de faiblesse superstitieuse et de préjugés religieux d’aucune sorte : je dirai pourtant que la religion est, comme le mariage, non pas chose réglementaire et de pure discipline, mais chose organique, par conséquent soustraite à l’action directe du pouvoir. Il appartenait, telle est du moins mon opinion, à l’ancienne Constituante, en vertu de la distinction du spirituel et du temporel, admise dès longtemps dans l’Église gallicane, de régler le temporel du clergé et de refaire les circonscriptions épiscopales ; mais je nie que la Convention eût le droit de fermer les églises. Je reconnais d’autant moins à l’autorité communale et à la société des Jacobins le pouvoir d’établir un nouveau culte, que cette tentative ne pouvait aboutir qu’à fortifier l’ancien. Le culte était chose organique en France quand la Révolution éclata ; et si, par le progrès de la philosophie, on pouvait alors proclamer le droit de s’abstenir, si l’on peut prédire aujourd’hui l’extinction ou la transformation prochaine du catholicisme, on n’était point autorisé dès lors à l’abroger. Le concordat de 1802 ne fut point, quoi qu’on ait dit, un fait de réaction consulaire ; ce fut une simple réparation exigée par l’immense majorité du peuple à la suite des vaines parades d’Hébert et Robespierre. — Je crois encore, et sur les mêmes considérations, qu’il appartenait à la Chambre de 1830 d’assurer par la Charte la liberté, le respect et le salaire de tous les cultes ; je ne répondrais pas qu’il lui fût permis, en maintenant le principe monarchique, de dire que la religion catholique n’était qu’une religion de majorité. Certes, je n’appuierais point aujourd’hui la révision, dans le sens que j’indique, de l’article 7 de la Constitution de 1848 : ce qui est accompli, quoi qu’il ait coûté, est accompli, et je le tiens irrévocable. On pouvait faire mieux et plus pour l’émancipation de la conscience humaine ; mais je n’eusse point voté l’article 6 de la Charte de 1830.

Ces exemples suffisent à expliquer ma pensée. Une révolution est une explosion de la force organique, une évolution de la société du dedans au dehors ; elle n’est légitime qu’autant qu’elle est spontanée, pacifique et traditionnelle. Il y a tyrannie égale à la réprimer comme à lui faire violence.

L’organisation du travail, dont on sollicitait, après février, le Gouvernement provisoire de prendre l’initiative, touchait à la propriété, et, par suite, au mariage et à la famille ; elle impliquait même, dans les termes où elle était posée, une abolition, ou si l’on aime mieux, un rachat de la propriété. Les socialistes qui, après tant de travaux sur la matière, s’opiniâtrent à le nier, ou qui déplorent que d’autres socialistes l’aient dit, n’ont pas même la triste excuse de l’ignorance ; ils sont tout simplement de mauvaise foi.

Le Gouvernement provisoire, avant d’agir, avant de prendre aucune délibération, devait donc préalablement distinguer la question organique de la question exécutive, en autres termes, ce qui était de la compétence du pouvoir et ce qui n’en était pas. Puis, cette distinction faite, son unique devoir, son seul droit, était d’inviter les citoyens à produire eux-mêmes, par le plein exercice de leur liberté, les faits nouveaux sur lesquels lui, gouvernement, serait plus tard appelé à exercer, soit une surveillance, soit au besoin une direction.

Il est probable que le Gouvernement provisoire ne fut pas conduit par des considérations si hautes ; il est même à croire que de tels scrupules ne l’eussent pas retenu. Il ne demandait qu’à révolutionner : seulement il ne savait comment s’y prendre. C’était un composé de conservateurs, de doctrinaires, de jacobins, de socialistes, parlant chacun une langue à part. C’eût été merveille, quand ils avaient tant de peine à s’accorder sur la moindre question de police, qu’ils vinssent à bout de s’entendre sur quelque chose comme une révolution. La discorde qui régnait au camp, bien plus que la prudence des généraux, préserva le pays des utopies du Gouvernement provisoire : les dissentiments qui l’agitaient lui tinrent lieu de philosophie.

La faute, la très grande faute du Gouvernement provisoire, ne fut pas de n’avoir su édifier, c’est de n’avoir pas su démolir.

Ainsi , il fallait abroger les lois oppressives de la liberté individuelle, faire cesser le scandale des arrestations arbitraires, fixer les limites de la prévention…… On ne songea qu’à défendre les prérogatives de la magistrature, et la liberté des citoyens fut plus que jamais livrée à l’arbitraire des parquets. Il plaît à la haute police de convertir un restaurant en souricière ; deux cents citoyens réunis pour dîner sont enlevés à leurs femmes et à leurs enfants, frappés, jetés en prison, accusés de complot, puis relâchés, après que le juge d’instruction, qui ne sait lui-même de quoi la police les accuse, s’est longuement convaincu qu’il n’existe contre eux aucune charge.

Il fallait désarmer le pouvoir, licencier la moitié de l’armée, abolir la conscription, organiser une landsturm, éloigner les troupes de la capitale, déclarer que le pouvoir exécutif ne pouvait, en aucun cas, et sous aucun prétexte, dissoudre et désarmer la garde nationale. — Au lieu de cela, on s’occupa de la formation de ces vingt-quatre bataillons de mobiles, dont on nous enseigna plus tard, en juin, l’utilité et le patriotisme. Comme on se méfiait de la garde nationale, on était loin de la déclarer inviolable : aussi les gouvernements héritiers du provisoire ne se font-ils faute de la dissoudre.

Il fallait assurer la liberté de réunion, d’abord en abrogeant la loi de 1790 et toutes celles qui pouvaient prêter à l’équivoque, puis en organisant les clubs autour des représentants du peuple, et les faisant entrer dans la vie parlementaire. L’organisation des sociétés populaires était le pivot de la démocratie, la pierre angulaire de l’ordre républicain. En place d’organisation, le Gouvernement provisoire n’eut à offrir aux clubs que la tolérance et l’espionnage, en attendant que l’indifférence publique et la réaction les fissent éteindre.

Il fallait arracher les ongles et les dents au pouvoir, transporter la force publique du gouvernement aux citoyens, non-seulement afin que le gouvernement ne pût rien entreprendre contre la liberté, mais encore afin d’arracher aux utopies gouvernementales leur dernière espérance. Le 16 avril, le 15 mai, n’ont-ils pas prouvé la puissance du pays contre les entreprises des minorités ? Or, il n’y aurait eu ni 16 avril, ni 15 mai, si le gouvernement, avec sa force irrésistible, n’eût été comme une irrésistible tentation à l’impatience des démocrates.

Tout a été pris à contre-sens le lendemain de février. Ce qu’il n’appartenait pas au gouvernement d’entreprendre, on l’a voulu faire ; et c’est pour cela qu’on a conservé le pouvoir tel qu’on l’avait repris à la monarchie de juillet, qu’on en a même augmenté la force. Ce que l’on devait faire, on ne l’a pas fait ; et c’est pour cela que, dès le 17 mars, la Révolution était refoulée, au nom du pouvoir, par ceux-là mêmes qui en paraissaient être les plus énergiques représentants. Au lieu de rendre au peuple sa fécondité initiatrice par la subordination du pouvoir à ses volontés, on cherchait à résoudre, par le pouvoir, des problèmes sur lesquels le temps n’avait pas éclairé les masses ; pour assurer soi-disant la Révolution, on escamotait la liberté ! Rien ne s’offrait aux réformateurs de ce qui s’était vu aux grandes époques révolutionnaires : nulle impulsion d’en bas, nulle indication de l’opinion ; pas un principe, pas une découverte qui eût reçu la sanction du peuple. Et ce peuple, ils alarmaient journellement sa raison par des décrets qu’ils condamnaient eux-mêmes. Ne pouvant les justifier par des principes, ils prétendaient les excuser, ces décrets, au nom de la nécessité ! Ce n’était plus, comme la veille, l’antagonisme, c’était le charivari de la liberté et du pouvoir.

Relisez donc l’histoire, et voyez comment se produisent et comment s’achèvent les révolutions.

Avant Luther, Descartes et l’Encyclopédie, l’État, fidèle expression de la société, livre aux bourreaux les hérétiques et les philosophes ! Jean Hus, le précurseur de la Réforme, est brûlé à Constance, après la condamnation du concile, par le bras séculier. Mais peu à peu la philosophie s’insinue au cœur des masses : aussitôt l’État amnistie les novateurs, il les prend pour guides et consacre leur droit. La Révolution de 89 partit de la même source : elle était faite dans l’opinion quand elle fut déclarée par le pouvoir. Dans un autre ordre d’idées, quand l’État s’est-il occupé de canaux et de chemins de fer ? quand a-t-il voulu avoir une marine à vapeur ? Après les essais multipliés, et le succès publiquement reconnu des premiers entrepreneurs.

Il était réservé à notre époque de tenter, chose qui ne s’était jamais vue, une révolution par le pouvoir, et puis de la faire rejeter par la nation. Le socialisme existait et se propageait depuis dix-huit ans, sous la protection de la Charte, qui reconnaissait à tous les Français le droit de publier et faire imprimer leurs opinions. Les démagogues de février eurent le secret, en traînant le socialisme au pouvoir, de soulever contre lui l’intolérance et de faire proscrire jusqu’aux idées. Ce sont eux qui, par ce fatal renversement des principes, firent éclater l’antagonisme entre la bourgeoisie et le peuple, antagonisme qui n’avait point paru dans les trois journées de 1848, non plus qu’en celles de 1830 ; qui ne ressortait point de l’idée révolutionnaire, et qui devait aboutir à la plus sanglante catastrophe, comme à la plus ridicule débâcle.

Pendant que le Gouvernement provisoire, dépourvu du génie des Révolutions, se séparant à la fois et de la bourgeoisie et du peuple, perdait les jours et les semaines en tâtonnements stériles, agitations et circulaires, un je ne sais quel socialisme gouvernemental enfiévrait les âmes, affectait la dictature, et, chose étonnante pour qui n’a pas étudié la mécanique de ces contradictions, donnait lui-même, contre sa propre théorie, le signal de la résistance.


  1. Voir Idée générale de la Révolution au xixe siècle, où la contradiction entre le régime politique et le régime économique est démontrée. — Paris, Garnier frères, 1851.
  2. Sur la question du divorce, la meilleure solution est encore celle de l’Église. En principe, l’Église n’admet point que le mariage, régulièrement contracté, puisse être dissous ; mais, par une fiction de casuistique, elle déclare, en certains cas, qu’il n’existe point, ou qu’il a cessé d’exister. La clandestinité, l’impuissance, le crime emportant mort civile, l’erreur sur la per-sonne, etc., sont pour elle, comme la mort, autant de cas de diremption du mariage. Peut-être serait-il possible de satisfaire également aux besoins de la société, aux exigences de la morale et au respect des familles, en perfectionnant cette théorie, sans aller jusqu’au divorce, au moyen duquel le contrat de mariage n’est plus en réalité qu’un contrat de concubinage.