Les Confidences (Lamartine)/Livre 11

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Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 291-337).


LIVRE ONZIÈME



I


En 1814, j’étais entré dans la maison militaire du roi Louis XVIII, comme tous les jeunes gens de mon âge dont les familles étaient attachées par souvenir à l’ancienne monarchie. Je faisais partie des corps de cette garde qui devait marcher contre Bonaparte à Nevers, puis à Fontainebleau, puis enfin défendre Paris avec la garde nationale et les jeunes gens des écoles enrôlés spontanément et par le seul enthousiasme de la liberté contre l’invasion des soldats de l’île d’Elbe.

On fait grimacer indignement l’histoire depuis quinze ans sur ce retour de Bonaparte soi-disant triomphal à Paris aux applaudissements de la France. C’est un mensonge convenu qui n’en est pas moins un grossier mensonge.

La vérité, c’est que la France étonnée et consternée fut conquise par un des souvenirs de gloire qui intimidèrent la nation, et qu’elle ne fut rien moins que soulevée par son amour et par son fanatisme pour l’empire. Ce fanatisme, alors, n’existait que dans les troupes, et encore dans les rangs subalternes seulement. La France était lasse de combats pour un homme ; elle avait salué dans Louis XVIII, non pas le roi de la contre-révolution, mais le roi d’une constitution libérale. Tout le mouvement interrompu de la révolution de 1789 recommençait pour nous depuis la chute de l’empire.

La France entière, la France qui pense et non pas la France qui crie, sentait parfaitement que le retour de Bonaparte amenait le retour du régime militaire et la tyrannie. Elle en avait effroi. Le 20 mars fut une conspiration armée et non un mouvement national. Le premier sentiment du peuple fut le soulèvement contre l’audace d’un homme qui pesait sur elle du poids d’un héros. S’il n’y eût point eu d’armée organisée en France pour voler sous les aigles de son empereur, jamais l’empereur ne fût arrivé jusqu’à Paris. L’armée enleva la nation, elle oublia la liberté pour un homme ; voila la vérité. Cet homme était un grand général ; cet homme avait été quinze ans son chef ; cet homme était à ses yeux la gloire et l’empire ; voila son excuse, s’il y a des excuses contre une défection à la liberté. Ce fut la première fois de ma vie que je sentis dans mon âme un profond découragement des hommes. Je vis à huit jours de distance une France prête à se lever en masse contre Bonaparte et une autre France prosternée aux pieds de Bonaparte. Je savais bien que la soumission n’était pas volontaire, et que la prosternation n’était pas sincère ; je compris que les plus grandes nations n’étaient pas toujours héroïques, et que les peuples aussi passaient sous le joug. De ce jour je désespérai de la toute-puissance de l’opinion, et je crus plus quod decet à la puissance des baïonnettes. Ce fut mon premier désillusionnement politique. Le 20 mars et la mobilité d’une nation pliant devant quelques régiments me sont restés comme un poids sur le cœur.

L’histoire a déguisé la sujétion sous un feint enthousiasme. Mais il y a une histoire plus vraie que celle qu’on écrit pour flatter son siècle ; celle-la parlera un autre langage que les thuriféraires du grand peuple et du grand soldat. L’empire aura son Tacite, et la liberté sera vengée. En attendant, laissons mentir en paix cette histoire sans conscience, ces annalistes d’état-major et de caserne qui suivent l’armée comme on suivait les cours, qui dépravent le jugement du peuple en justifiant toujours la fortune, en adorant toujours l’épée, et qui ont dans l’âme un tel besoin de servitude, que, ne pouvant plus adorer le tyran, ils adorent du moins la mémoire de la tyrannie !…


II


Nous quittâmes Paris la nuit qui précéda l’entrée de Bonaparte dans Paris. Nous laissâmes la capitale dans l’agitation. Dans toutes les rues, sur tous les boulevards, dans tous les faubourgs, dans tous les villages où nous passions, le peuple se pressait sur nos pas pour nous couvrir de ses bénédictions et de ses vœux. Les citoyens sortaient de leurs portes et nous présentaient en pleurant du pain et du vin. Ils serraient nos mains dans les leurs ; ils éclataient en malédictions contre les prétoriens qui venaient renverser les institutions et la paix à peine reconquises. Voilà ce que j'ai vu et entendu depuis la place Louis XV, d’où nous partîmes, jusqu’à la frontière belge, où nous nous arrêtâmes.

Et ce n’étaient pas seulement les royalistes, les partisans de la maison de Bourbon, qui parlaient ainsi, c’étaient surtout les libéraux, les amis de la révolution et de la liberté.

Nous arrivâmes au milieu de ce concert d’imprécations et de larmes jusqu’à Béthune, petite ville fortifiée de nos frontières du Nord, à deux lieues de la Belgique. Le maréchal Marmont nous commandait. Le comte d’Artois et le duc de Berri, son fils, marchaient avec nous. Le roi s’était séparé de nous à Arras et avait pris la route de Lille. Il ne passa que quelques heures à Lille, où les dispositions de la garnison menaçant sa sûreté. il se réfugia en Belgique.

À cette nouvelle, le comte d’Artois, le maréchal Marmont et les grenadiers à cheval de la garde royale sortirent de Béthune pour suivre le roi hors de France. Quelques compagnies de gardes du corps, de chevau-légers et de mousquetaires restèrent dans la ville pour la défendre. Le soir on nous réunit sur la place d’armes ; on nous fut une proclamation des princes qui nous remerciaient de notre fidélité ; ils nous adressaient leurs adieux et nous disaient que, dégagés désormais de notre serment envers eux, nous étions libres de rentrer dans nos familles ou de suivre le roi sur la terre étrangère.

Des groupes se formèrent de toutes parts à cette lecture. Nous délibérâmes sur le parti le plus honorable et le plus patriotique à prendre dans cet abandon où l’on nous laissait. Les uns opinaient à suivre le roi, les autres à rentrer dans les rangs de la nation et à attendre là les occasions de servir utilement notre cause trahie par la fortune, mais non par le droit. Les voix les plus passionnées et les plus nombreuses proposaient de porter notre drapeau en Belgique et d’attacher notre fortune aux pas du roi que nous avions juré de défendre. On parlait avec animation et avec cette éloquence militaire qui déroule les plis du drapeau et qui accompagne les paroles du geste et du retentissement du sabre. Ce fut la première fois que je parlai au public. Aimé de beaucoup de mes camarades et honoré, malgré mon extrême jeunesse, d’une certaine autorité parmi eux, je montai, à la prière de quelques-uns de mes amis, sur le moyeu de la roue d’un caisson, et je répondis à un mousquetaire qui avait fortement et brillamment remué les esprits en parlant en faveur de l’émigration.

J’étais aussi ennemi de Bonaparte et aussi dévoué à une restauration libérale que qui que ce fût dans l’armée ; mais je sortais d’une famille qui ne s’était jamais détachée du pays et qui croyait aux droits de la patrie comme nos aïeux croyaient au droit du trône. Mon père et ses frères appartenaient à cette génération de la noblesse française vivant dans les provinces et dans les camps, loin des cours, en détestant les abus, en méprisant la corruption, amis de Mirabeau et des premiers constitutionnels, ennemis des crimes de la révolution, partisans constants et modérés de ses principes. Aucun d’eux n’avait émigré. Coblentz leur répugnait comme une folie et comme une faute. Ils avaient préféré le rôle de victimes de la révolution au rôle d’auxiliaires des ennemis de leur pays. J’avais été nourri dans ces idées ; elles avaient coulé dans mes veines : la politique est dans le sang.

J’exprimai ces idées avec loyauté et avec énergie. Je les appuyai de quelques considérations hardies de nature à faire impression sur les esprits en suspens.

Je dis que la cause de la liberté et la cause des Bourbons étaient heureusement réunies en France depuis que Louis XVIII avait donné à la France le gouvernement représentatif ; que c’était notre force d’être associés de cœur avec les libéraux et avec les républicains ; que la même haine nous animait contre Bonaparte, que l’usurpateur de tous les droits du peuple ne pouvait pas gouverner désormais sans donner lui-même une ombre de constitution libérale à la nation ; que cette constitution impliquerait nécessairement la liberté de la parole et la liberté de la presse ; que si les républicains et les royalistes réunis se servaient à la fois et ensemble de ces armes de l’opinion contre Bonaparte, son règne serait court et sa chute définitive, mais que si les royalistes émigraient et livraient les républicains à l’armée, toute résistance à la tyrannie serait promptement étouffée, ou dans le sang des libéraux, ou dans les cachots des prisons de l’État ; que les hommes de la liberté étaient les ennemis de l’émigration ; que, disposés à s’allier aujourd’hui avec nous sur le terrain des libertés constitutionnelles et d’une restauration de 89, ils s’en sépareraient à l’instant où ils nous verraient sur le sol étranger et sous un autre drapeau que celui de l’indépendance du pays ; qu’ainsi notre devoir envers la patrie, notre devoir envers nos familles, comme la saine politique et la fidélité utile, nous défendaient de suivre le roi hors du territoire ; que les pas que nous avions faits jusque-là pour le suivre étaient les pas de la discipline et de la fidélité, qui ne laisseraient dans notre vie que des traces d’honneur, mais qu’un pas de plus nous dénationaliserait et ne nous laisserait que des regrets et peut-être un jour des remords ; qu’ainsi je ne passerais pas la frontière, et que, sans vouloir blâmer le sentiment opposé dans mes camarades, j’engageais ceux qui pensaient comme moi à se ranger de mon côté.

Ces paroles firent une vive impression, et la masse se prononça contre l’émigration. Ceux qui persistèrent à suivre les princes montèrent à cheval et sortirent de la ville. Nous nous enfermâmes dans Béthune déjà cerné par les troupes que l’empereur avait envoyées de Paris pour observer la retraite du roi. Réduits par l’absence de chefs et par le défaut de commandement à nous commander nous-mêmes, nous établîmes des postes peu nombreux aux principales portes, et nous fîmes des patrouilles de jour et de nuit sur les remparts. Je couchai trois jours et trois nuits au corps de garde de la porte de Lille, avec un excellent ami nommé Vaugelas, distingué depuis dans la magistrature et dans la politique. Nous capitulâmes le quatrième jour. Licenciés par le roi, nous fûmes licenciés de nouveau par le général bonapartiste qui entra dans Béthune. On nous laissa libres de rentrer individuellement dans nos familles. Paris seul nous fut interdit.

J’y rentrai néanmoins à la faveur d’un habit de ville et d’un cabriolet que je me fis envoyer à Saint-Denis. J’y passai quelques jours pour étudier l’esprit public et pour juger par mes propres yeux des dispositions de la jeunesse et du peuple. Je vis l’empereur passer une revue sur le Carrousel. Il fallait le prisme de la gloire et l’illusion du fanatisme pour voir dans sa personne, à cette époque, l’idéal de beauté intellectuelle de royauté innée dont le marbre et le bronze ont depuis flatté son image afin de le faire adorer. Son œil enfoncé se promenait avec inquiétude sur les troupes et sur le peuple. Sa bouche souriait mécaniquement à la foule pendant que sa pensée était visiblement ailleurs. Un certain air de doute et d’hésitation se trahissait dans tous ses mouvements. On voyait que le terrain n’était pas solide sous ses pieds, et qu’il tâtonnait sur le trône avec sa fortune. Il ne savait pas bien si son entrée à Paris était un succès ou un piége de son étoile. Les troupes, en défilant devant lui, criaient : Vive l’empereur ! avec l’accent concentré du désespoir. Le peuple des faubourgs proférait les mêmes clameurs d’un ton plus menaçant qu’enthousiasme. Les spectateurs se taisaient et échangeaient des paroles à voix basse et des regards d’intelligence. On voyait facilement que la haine convoitait et épiait une chute au milieu de l’appareil de sa force et de son triomphe. La police interrogeait les physionomies. Les cris de liberté se mêlaient aux cris d’adulation et de servitude. Cela ressemblait plus à un empereur dans une scène du Bas-Empire qu'au héros de l’Égypte et du consulat. C’était le 18 brumaire qui se vengeait.

Je sortis de Paris, ce grand et héroïque suborneur de la révolution, avec toute mon énergie et avec le pressentiment de la liberté future.


III


Rentré dans ma famille, les décrets impériaux de nouvelles levées de troupes se succédèrent et vinrent troubler la sécurité de mon père. Il fallait ou rentrer dans les rangs des jeunes soldats mobilisés pour l’armée, ou acheter un homme qui m’y remplaçât au service de l’empire. Je ne voulus ni l’un ni l’autre. Je déclarai à mon père que j’aimerais mieux mourir fusillé par les ordres de Bonaparte que de donner une goutte de mon sang ou une goutte du sang d’un autre au service et au maintien de ce que j’appelais la tyrannie. Je sentais que cette résolution, hautement et fermement proclamée par le fils, pourrait compromettre le père si on l’en rendait responsable, et je résolus de m’éloigner.

La Suisse était neutre. Je pris quelques louis dans la bourse de ma mère, et je partis une nuit, sans passe-port, pour les Alpes.


IV


Mon grand-père avait possédé de grands biens dans la Franche-Comté, entre Saint-Claude et la frontière du pays de Vaud. Ces biens ne nous appartenaient plus, mais ils avaient été acquis par d’anciens agents de ma famille, à qui mon nom ne serait pas inconnu. Je parvins, sans être arrêté, jusqu’à leur demeure, au pied des forêts de sapins qui touchent aux deux territoires de Suisse et de France. Ils me reçurent comme le petit-fils de l’ancien propriétaire de ces forêts. Ils me cachèrent quelques jours chez eux. J’y laissai mes habits de ville. J’empruntai d’un des fils de la maison une veste de toile, comme les paysans de la Franche-Comté en portent, et, un fusil sur l’épaule, je passai en Suisse au milieu des vedettes et des douaniers, qui me prirent pour un chasseur des environs. Arrivé sur le sommet de Saint-Cergue, d’où le regard embrasse le lac de Genève et la ceinture de montagnes gigantesques qui l’entourent, je baisai avec enthousiasme cette terre de la liberté. Je me souvins que, quatre ans auparavant, venant de Milan à Lausanne, le même enthousiasme m’avait saisi en lisant sur un écusson en pierre de la route, entre Villeneuve et Vevay, ces deux mots magiques : Liberté, égalité !

Un vieillard de Lausanne, qui voyageait dans la même voiture que moi, témoin de l’émotion que soulevait dans mon âme ce symbole des institutions républicaines au milieu de l’asservissement de l’empire, voulut que je descendisse dans sa maison et me retint, quoique inconnu, plusieurs jours dans sa famille. Les hommes se reconnaissent aux sentiments autant qu’aux noms. Les idées généreuses sont une parenté entre les étrangers. La liberté à sa fraternité comme la famille.


V


Je n’avais ni lettres, ni crédit, ni recommandation, ni papiers qui pussent m’ouvrir l’accès d’une seule maison en Suisse. La police fédérale pouvait me prendre pour un des nombreux espions que l’empereur envoyait dans les cantons pour soulever l’opinion en sa faveur et révolutionner le pays contre les faibles restes de l’aristocratie de Berne. Il fallait trouver à tãtons une famille qui répondît de moi. J’entrai à Saint-Cergue dans la maison d’un des guides qui conduisaient les étrangers de France en Suisse par les sentiers de la montagne. Je lui demandai l’hospitalité pour la nuit. Dans le cours de la conversation, après le souper, je m’informai de cet homme quelles étaient les principales familles du pays de Vaud avec lesquelles il avait des relations et où il conduisait le plus fréquemment des voyageurs. Il me nomma madame de Staël, dont les nombreux et illustres amis prenaient souvent asile chez lui en passant et en repassant la frontière. On sait que Coppet était le refuge de tous les amis de la liberté qui n’avaient pour protecteur depuis dix ans que le génie d’une femme. Il me nomma aussi le baron de Vincy, ancien officier supérieur suisse au service de la France. Il me montra son château, qui blanchissait à quelques lieues de là au pied des montagnes. Il m’en indiqua la route, et je résolus de m’y présenter.


VI


Le lendemain, je descendis au point du jour vers le lac du côté de Nyons. C’était au mois de mai ; le ciel était pur, les eaux du lac resplendissantes et tachées ça et là de quelques voiles blanches. L’ombre des montagnes s’y peignait du côté de Meilleraie avec leurs rochers, leurs forêts et leurs neiges. Je m’enivrais de ces aspects alpestres, que je n’avais fait qu’entrevoir une première fois quelques années auparavant. Je m’arrêtais à tous les tournants de la rampe, je n’asseyais auprès de toutes les sources, à l’ombre des plus beaux châtaigniers, pour m’incorporer, pour ainsi dire, cette splendide nature par les yeux. J’hésitais involontairement, d’ailleurs, à me présenter au château de Vincy. Je n’étais pas fâché de retarder l’heure d’une démarche qui m’embarrassait.


VII


Enfin j’arrivai à la grille du château ; il était plus de midi. Je demandai, avec une timidité que déguisait mal ma feinte assurance, si M. le baron de Vincy était chez lui. On me répondit qu’il y était ; je fus introduit. Malgré ma veste de paysan des montagnes, ma figure contrastait tellement avec mon costume, que M. de Vincy me fit asseoir et me demanda poliment ce qui m’amenait. Je le lui dis ; il m’écouta avec bonté, prit ensuite quelques informations pour s’assurer que je n’étais pas un aventurier, en parut satisfait, écrivit une lettre pour un magistrat de Berne et me la remit. Je sortis en lui exprimant avec sensibilité ma reconnaissance.

Au moment où j’allais le quitter sur le perron de la cour, deux femmes descendaient l’escalier et parurent dans le vestibule.

L’une d’elles était madame la baronne de Vincy. C’était une femme d’environ quarante ans, d’une taille élevée, d’un port majestueux, d’une figure douce et calme, voilée de tristesse comme les traits de la Niobé antique. L’autre était une jeune fille de quinze à seize ans, beaucoup plus petite que sa mère et dont la physionomie méditative indiquait une plante du Nord croissant à l’ombre d’un climat froid et peut-être aussi de quelque tristesse domestique. Elles s’arrêtèrent toutes deux pour écouter en passant les derniers mots de ma conversation avec M. de Vincy. Elles me regardèrent avec une attention mêlée de bonté et restèrent quelque temps sur le perron à me voir partir. Il y avait de l’indécision et du regret dans leur attitude.

Je m’éloignai du château, et j’étais déjà dans les rues du village quand un domestique accourut derrière moi et me pria, de la part de madame de Vincy, de vouloir bien revenir sur mes pas. Je le suivis. Je trouvai la famille, composée de M. de Vincy, de sa femme et d’un fils de dix ou douze ans, qui m’attendait encore sur le perron. « Un regret nous a saisis, me dit d’une voix sensible et toute maternelle madame de Vincy : nous avons craint qu’étranger dans nos montagnes et fatigué d’une longue route à pied, vous ne trouviez pas dans le village une auberge où vous puissiez vous rafraîchir et vous reposer. Nous vous prions de prendre notre maison pour votre halte, de vouloir bien dîner avec nous. Nous allons nous mettre à table. Vous aurez tout le temps nécessaire pour vous rendre à Roll dans la soirée. » Je refusai quelque temps en m’excusant sur mon costume qui me rendait indigne de m’asseoir à leur table. On insista, et je cédai.

Pendant le dîner, qui était simple et sobre, dans une salle où tout attestait la splendeur évanouie d’un maison déchue de sa fortune, M. et madame de Vincy s’entretinrent avec moi de manière a bien se convaincre que j’étais en effet ce que je disais être. Le nom de ma famille leur était inconnu ; mais je voyais à Paris plusieurs personnes de leur connaissance. Les détails que je donnai dans la conversation sur ces personnes étaient de nature à prouver que je vivais en bonne compagnie. Mon antipathie instinctive contre Bonaparte était aussi une prévention favorable pour moi. Je vis, avant la fin du dîner, qu’il ne restait pas dans la famille le moindre soupçon sur mon compte. La loyauté de mon regard, la candeur de mon front, la simplicité de mes réponses, aidaient sans doute à la conviction. Après le dîner, je remerciai madame de Vincy, je pris mon bâton et je voulus partir. Ces dames voulurent m’accompagner en se promenant jusqu’à une certaine distance pour me mettre dans le chemin de Roll. Elles firent environ une demi-lieue à travers les vignes et les bois avec moi. Le jour baissait, nous nous séparâmes.

Mais a peine avais-je fait quelques pas que je m’entendis rappeler de nouveau. Je revins : « Tenez, monsieur, me dit madame de Vincy, il est inutile de vous éprouver plus longtemps et de nous affliger nous-mêmes en vous abandonnant ainsi aux hasards des aventures, seul et dans un pays étranger. Vous nous intéressez ; vous semblez vous plaire avec nous ; ne nous quittons pas. Je me mets en idée à la place de votre mère. J’ai moi-même un fils de votre âge qui combat en ce moment dans les rangs de l’armée hollandaise, et qui est peut-être blessé, prisonnier, errant comme vous ; il me semble qu’en vous abritant je lui prépare pour lui-même un abri semblable dans la maison d’autrui. Revenez avec nous. Nous sommes ruinés, et la table est frugale, mais nous n’en rougissons pas. Un hôte de plus ne porte pas malheur à une pauvre maison. Vous vous en contenterez et vous resterez jusqu’à ce que les événements de l’Europe s’expliquent, et que l’on voie clair au delà de nos montagnes. »

Je fus profondément attendri de tant de bonté. Je rentrai au château comme si j’avais été de la famille. On me donna une chambre haute d’où mon regard plongeait sur le lac, des livres pour occuper mes heures. Au bout de très-peu de jours, mesdames de Vincy ne faisaient plus attention à moi. J’étais comme le fils de l’une, comme le frère de l’autre. Je les accompagnais tous les soirs dans de longues promenades à pied sur les montagnes, ou en barque sur le lac. J’avais envoyé acheter un habit et un peu de linge à Genève. On me présenta chez quelques amis dans les environs. Comme ces dames me voyaient souvent écrire ou crayonner, elles me demandèrent quelques confidences de mes rêveries. Je leur lus une ode à la liberté de l’Europe et quelques stances sur les Alpes, qui leur parurent supérieures à l’idée qu’elles se faisaient sans doute des talents d’un si jeune hôte. Elles me prièrent de les relire à M. de Vincy, qui m’embrassa d’attendrissement aux accents d’indépendance pour sa patrie et aux imprécations contre la tyrannie de l’empire. Il ne voulait pas croire que ces vers fussent de moi. Je fus obligé, pour le convaincre, d’en écrire quelques strophes de plus sous ses yeux et sur des idées données par lui.

De ce jour, l’indulgence de cette noble famille s’augmenta beaucoup pour moi, mais non ses bontés. Je vivais aimé et heureux dans cette maison patriarcale, où la piété, la vie cachée et la charité de mes hôtes me rappelaient la maison de ma mère. Nous passions les soirées sur une longue et large terrasse qui s’étend au pied du château, et d’où l’on domine le bassin du lac, à causer des événements du temps, et à contempler les scènes calmes et splendides où la lune promenait ses lueurs au-dessus des eaux et des neiges.


VIII


On apercevait de là les cimes des arbres du parc et les toits des pavillons du château de Coppet qu’habitait alors, sous les traits d’une femme, le génie qui éblouissait le plus ma jeunesse. « Puisque vous cultivez tant votre esprit, me dit un soir madame de Vincy, vous devez être un des admirateurs de notre voisine, madame de Staël ? ». J’avouai avec chaleur ma passion pour l’auteur de Corinne. Je vis que l’émotion de mon âme et l’enthousiasme de mon admiration inspiraient un pli de dedain aux lèvres de M. de Vincy et faisaient un peu de peine à sa femme. « Je voudrais pouvoir vous conduire chez votre héroïne, me dit-elle ; je connais beaucoup madame de Staël. J’aime son caractère. Je rends justice à sa bonté et à sa bienfaisance. Mais nous ne la voyons plus. Ses opinions et les nôtres nous séparent. Elle est fille de la révolution par M. Necker. Nous sommes de la religion du passé, Nous ne pouvons pas plus communier ensemble que la démocratie et l’aristocratie. Bien qu’en ce moment nous soyons unis par la haine commune contre Bonaparte, nous ne devons pas nous voir, car cette haine n’a pas le même principe. Nous détestons en lui la révolution qui nous a précipités de notre rang et de notre souveraineté à Berne. Elle déteste en lui la contre-révolution. Nous ne nous entendrions pas. Quant à vous, c’est différent. Madame de Stael est une gloire neutre qui brille sur tous les partis et qui doit fasciner un cœur de vingt ans. Vous devez désirer de la voir. Cependant vous nous feriez quelque peine si vous alliez chez elle pendant que vous êtes chez nous. Nos amis ne comprendraient pas ces relations indirectes entre deux châteaux habités par deux esprits différents. »


IX


Je compris ces motifs, je ne cherchai point a les réfuter ; mon extrême timidité d’ailleurs devant la femme et devant le génie ne me laissait pas envisager sans terreur une présentation à madame de Staël. Apercevoir et adorer de loin un éclair de gloire sous ses traits, c’était assez pour moi. J’eus ce bonheur.

J’appris, quelques jours après cet entretien, que madame de Staël, accompagnée de madame Récamier, qui se trouvait alors à Coppet, allait souvent se promener le soir en calèche sur la route de Lausanne. Je m’informai de l’heure habituelle de ces promenades. Elles variaient selon les circonstances. Je résolus donc de passer une journée entière sur la route, de peur de manquer l’occasion. Je pris le prétexte d’une course sur le Jura. Je sortis dès le matin, emportant un peu de pain et un volume de Corinne, et je me mis en embuscade sous un buisson, assis sur la douve, les pieds dans le fossé de la grande route.

Les heures s’écoulèrent. Des centaines de voitures passèrent sur le grand chemin sans qu’aucune d’elles renfermât de femmes sur le visage desquelles je pusse lire les noms de madame de Staël et de madame Récamier. J’allais me retirer triste et chagrin quand un nuage de poussière s’éleva à ma droite sur la route du côté de Coppet. C’étaient deux calèches découvertes attelées de chevaux magnifiques, et qui roulaient vers Lausanne. Madame de Staël et madame Récamier passèrent devant moi avec la rapidité de l’éclair. A peine eus-je le temps d’apercevoir à travers la poussière des roues une femme aux yeux noirs qui parlait en gesticulant à une autre femme dont la figure aurait pu servir de type à la seule vraie beauté, la beauté qui charme et qui entraîne. Quatre autres femmes jeunes et belles aussi suivaient dans la seconde voiture. Aucune d’elles ne fit attention à moi. Je suivis longtemps des yeux la trace fuyante des voitures. Ql’aurais bien voulu suspendre la course des chevaux, mais madame de Staël était bien loin de se douter que l’admiration la plus passionnée s’élevait vers elle des bords poudreux du fossé. Il ne me resta de sa personne qu’une image indécise et confuse qui ne fixa rien dans mon admiration.

La figure ravissante de madame Récamier s’y grava davantage. L’impression du génie s’oublie ; l’impression de l’attrait est impérissable. Le beauté a un éclair qui foudroie. Celle de madame Récamier n’était si puissante et si achevée que parce qu’elle était l’enveloppe modelée sur son intelligence et sur son âme. Ce n’était pas son visage seulement qui était beau, c’était elle qui était belle. Cette beauté, qui était alors du roman, sera un jour de l’histoire. Aussi rayonnante qu’Aspasie, mais Aspasie pure et chrétienne, elle fut l’objet du culte d’un plus grand génie que Périclès. Je ne connus donc jamais madame de Staël, mais plus tardje la reconnus dans sa fille, madame la duchesse de Broglie. C’était peut-être ainsi qu’il fallait la connaître pour la contempler sous sa plus sublime incarnation.

Dans madame de Broglie, toute cette passion était devenue beauté, tout ce feu était devenu chaleur, tout ce génie était devenu vertu. Mourir en laissant une telle trace de soi au monde, c’était, pour madame de Staël, une apothéose vivante que le ciel devait à sa gloire. Ce fut en 1819 que je vis pour la première fois madame la duchesse de Broglie. Elle m’honora, jusqu’à sa mort, de bontés dont le souvenir me sera toujours saint. J’ai consacré à sa mémoire vénérée quelques-uns des derniers vers que j’ai écrits. La poésie, à une certaine époque de la vie, n’est plus qu’un vase funéraire qui sert a brûler quelques parfums pour embaumer de saintes mémoires. Celle de madame de Broglie n’en avait pas besoin. Elle est à elle-même son parfum. Elle s’embaume de sa propre vertu.


X


Cependant je commençais à sentir une certaine pudeur de rester si longtemps à charge dans une maison où j’étais étranger et inconnu. Je craignais que ma présence trop prolongée ne fût indiscrète et n’imposãt même à M. et a madame de Vincy quelque gêne. La fortune de cette respectable famille ne paraissait pas correspondre alors à la générosité de son cœur. Je m’en apercevais malgré la noblesse de leurs procédés. Je ne voulais pas ajouter, par la dépense de plus dont j’étais l’occasion, à ces embarras de fortune et à ces tiraillements d’existence, dont je connaissais trop les symptômes dans ma propre famille pour ne pas les discerner chez les autres. Je les voyais souffrir et je souffrais pour eux. C’étaient des cœurs de roi aux prises avec les nécessités de la pauvreté. Le ciel leur aurait dû la fortune de leurs grands cœurs.


XI


Je pris le prétexte d’un voyage dans les montagnes méridionales de la Suisse. Je quittai le château, non sans tristesse dans les yeux de mes hôtes et dans les miens. Je me retournai souvent pour le regretter et pour le bénir des yeux. Je parcourus seul, à pied, et dans le costume d’un ouvrier qui voyage, les plus belles et les plus sauvages parties de l’Helvétie. Après trois semaines de cette vie errante, je revins au bord du lac de Genève, et je m’arrêtai dans la partie de la côte qui fait face au pays de Vaud, et que J.-J. Rousseau a si justement préférée au reste de ses bords. Je me mis en pension, pour quelques sous par jour, chez un batelier du Chablais, dont la maison un peu isolée tenait à un petit village. Le métier de cet homme était de passer une ou deux fois par semaine les paysans d’une rive à l’autre rive, de pêcher dans le lac et de cultiver un peu de champs. Il avait pour toute famille une fille de vingt-cinq ans qui tenait son ménage, et qui donnait à manger aux pêcheurs et aux passants. A environ trois cents pas de la maison habitée par ce brave homme et par sa fille, il y avait une autre maison inhabitée qui leur appartenait aussi, et qui servait seulement de temps en temps à loger quelques voyageurs ou quelques douaniers en observation.

La maison ne contenait qu’une chambre au-dessus d’une cave. Je la louai. Elle était située dans un terrain plat, à la lisière d’une longue forêt de châtaigniers, et bâtie sur la grève même du lac, dont les flots bruissaient contre le mur. Ma chambre avait pour tout meuble un lit sans matelas, sur lequel on étendait du foin ou de la paille, des draps, une couverture, une chaise et un banc. L’appui de la fenêtre me servait de table à écrire. Je m’y installai.

J’allais deux fois par jour, le matin et le soir, prendre ~mes repas au village chez le batelier et avec lui. Du pain bis, des œufs, du poisson frit, du vin acide et âpre du pays, composaient pour nous ce repas. Le batelier était honnête, sa fille était obligeante et attentive. Après quelques jours de vie en commun, nous étions amis. J’envoyais le batelier chercher une fois la semaine des livres et des nouvelles au cabinet littéraire de Lausanne ou de Nyons. J’avais de l’encre, des crayons, du papier. Je passais les journées de pluie à lire et à écrire dans ma chambre, les journées de soleil a suivre sur la grève les longues sinuosités des bords du lac ou les sentiers inconnus dans les bois de châtaigniers. Le soir, je restais longtemps après souper à user les heures de l’obscurité dans la maison du batelier, causant avec lui, avec sa fille. quelquefois avec l’instituteur et le curé du village, qui s’attardaient auprès de nous, Rentré dans ma chambre, j’y retrouvais avant le sommeil le murmure assoupissant du lac qui roulait et reprenait les cailloux à chaque lame.

Ma chambre était si près de l’eau que, les jours de tempête, les vagues, en se brisant, jetaient leur écume jusque sur ma fenêtre. Je n’ai jamais tant étudié les murmures, les plaintes, les colères, les tortures, les gémissements et les ondulations des eaux que pendant ces nuits et ces jours passés ainsi tout seul dans la société monotone d’un lac. J’aurais fait le poëme des eaux sans en omettre la moindre note. Jamais non plus je n’ai tant joui de la solitude, ce linceul volontaire de l’homme où il s’enveloppe pour mourir voluptueusement à la terre. Je voyais le matin briller de loin au soleil, à sept lieues de moi, sur la rive opposée, le large et blanc château de Vincy ; j’aurais pu y retourner si j’avais voulu abuser encore de la touchante hospitalité de ses maîtres. Je me contentai d’écrire une-lettre de remercîment à mes hôtes, en les informant de ma nouvelle demeure.


XII


Toutes les communications avec la France s’étaient fermées à cause de la guerre. Je ne savais pas si j’y rentrerais jamais. J’étais fermement résolu à ne jamais y rentrer pour subir l’oppression de pensée et l’asphyxie politique dans lesquelles je me sentais étouffer par la brutalité de l’empire. Je vivais de rien. Cependant mon voyage en Suisse avait un peu allégé le poids de ma ceinture de cuir, qui ne contenait que vingt-cinq louis à mon départ de France. Je songeais sérieusement au parti que je pouvais tirer de ma jeunesse et de mes études si je renonçais à mon pays. Je m’arrêtai à l’idée d’entrer pour quelque temps comme maître de langue ou comme instituteur dans une famille russe, de passer ensuite en Crimée, en Circassie, et de là en Perse, pour y chercher le climat d’Orient, sa poésie, ses combats, ses aventures et ses fortunes merveilleuses, que l’imagination de vingt ans entrevoit toujours dans le mystère et dans le lointain. Ce fut sous l’empire de ces impressions que j’écrivis cette romance, qui n’a jamais été insérée dans mes œuvres :



L’HIRONDELLE


A MADEMOISELLE DE VINCY


Pourquoi me fuir, passagère hirondelle ?
Viens reposer ton aile auprès de moi.
Pourquoi me fuir ? c’est un cœur qui t’appelle
Ne suis-je pas voyageur comme toi ?

Dans ce désert le destin nous rassemble.
Va, ne crains pas d’y nicher près de moi.
Si tu gémis, nous gémirons ensemble.
Ne suis-je pas isolé comme toi ?

Peut-être, hélas ! du toit qui t’a vu naître,
Un sort cruel te chasse ainsi que moi ;
Viens t’abriter au mur de ma fenêtre.
Ne suis-je pas exilé comme toi ?

As-tu besoin de laine pour la couche
De tes petits frissonnant près de moi ?
J’échaufferai leur duvet sous ma bouche.
N’ai-je pas vu ma mère comme toi ?

Vois-tu là-bas, sur la rive de France, n
Ce seuil aimé qui s’est ouvert pour moi ?
Val portes-y le rameau d’espérance.
Ne suis-je pas son oiseau comme toi ?

Ne me plains pasl Ahi si la tyrannie
De mon pays ferme le seuil pour moi,
Pour retrouver la liberté bannie,
N’avons-nous pas notre ciel comme toi ?


J’adressai cette romance, par le batelier, à mademoiselle de Vincy. Ce fut mon adieu a mes hôtes.

Noble et hospitalière famille ! Le souvenir de ses bontés ne m’a jamais quitté depuis. J’ai toujours regretté de n’avoir pu lui rendre, dans la personne de quelques-uns de ses membres, ce que j’en ai reçu de services, d’abondance de cœur et de fraternité ! Le père et la mère sont morts avant que la fortune soit revenue consoler et relever leur maison. Maintenant elle est redevenue, dit-on, riche et prospère. Que Dieu bénisse dans les enfants la mémoire de la mère et du père !

Je n’ai jamais repassé sur la route de Genève à Lausanne sans lever les yeux sur le château de Vincy et sans recueillir ma pensée dans un souvenir et dans un regret. Il fut pendant quelques semaines, pour moi, comme une maison paternelle. Quelque chose du sentiment qu’on porte au toit de sa famille s’y attache pour mon cœur. De toutes les plantes dont on pare aujourd’hui les jardins et le seuil de ce château, la plus vivace et la plus durable, c’est la reconnaissance du poëte pour le seuil de l’hospitalité.


XIII


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Je revins, après la rentrée des Bourbons, reprendre à Paris mon service militaire dans la garde du roi, C’est alors que je me retrouvai avec un de mes amis d’enfance qui était aussi entré dans les gardes du corps. Il s’appelait le comte Aymon de Virieu. On l’a déjà entrevu en Italie avec moi. Il fut le premier et le meilleur de mes amis, ou plutôt ce nom banal d’amitié rend imparfaitement la nature du sentiment qui nous lia dès l’enfance. C’était quelque chose comme les liens du sang ou comme la parenté de l’âme. Je fus son frère et il fut le mien. En le perdant, j’ai perdu la moitié de ma propre vie. Ma pensée ne retentissait pas moins en lui qu’en moi-même. Le jour de sa mort, il s’est fait un grand silence autour de moi. Il m’a semblé que l’écho vivant de tous les battements de mon cœur était mort avec lui. Je me sens encore, je ne m’entends plus.


XIV


Aymon de Virieu était fils du comte de Virieu, un des hommes éminents du parti constitutionnel de l’Assemblée constituante, ami de Mounier, de Tolendal, de Clermont-Tonnerre et de tous ces hommes de bien, mais d’illusion, qui voulaient réformer la monarchie sans l’ébranler. On ne réforme que ce qu’on domine. Quand ils eurent mis le trône dans la main d’une assemblée, ils ne purent l’en arracher qu’en morceaux. Aussi le repentir ne tarda-t-il pas à les saisir, et ils se tournèrent, avant qu’elle fût achevée, contre la révolution qu’ils avaient faite. Les uns émigrèrent, les autres s’appelèrent les monarchistes et essayèrent de former ces partis intermédiaires qui sont écrasés entre les deux camps. Les plus hardis comprirent les chances de l’anarchie et en profitèrent pour soulever les provinces contre la Convention. Du nombre de ces derniers fut le comte de Virieu. En quittant la tribune, il prit les armes. Lyon s’insurgeait contre la tyrannie. Il vit dans cette insurrection toute municipale quelque chance d’entraîner cette ville et le Midi dans un mouvement involontaire de royalisme et de restauration monarchique. Il y accourut. On lui donna le commandement de la cavalerie lyonnaise pendant le siège de cette ville par l’armée républicaine. Dans la nuit qui précéda la reddition de la place, il se mit à la tête de la cavalerie et tenta de se faire jour à travers les troupes de la Convention. Il y réussit ; mais, en sauvant une partie de ses compagnons de fuite, il fut tué lui-même à quelques lieues de Lyon. On ne put retrouver son corps. Il n’a reparu de lui que son nom, qui est resté gravé dans nos annales parmi les fondateurs de notre révolution.


XV


Après sa mort, sa veuve, restée dans les murs de Lyon avec son fils, n’échappa que par la fuite à l’échafaud. Vêtue en mendiante, elle erra dans les montagnes du Dauphiné. Elle y confia son enfant à une paysanne dévouée et fidèle, qui éleva le fils du proscrit parmi les siens. Madame de Virieu passa la frontière-et vécut du travail de ses mains en Allemagne, espérant toujours le retour de son mari, dont la mort ne lui était pas connue. C’était une femme d’un caractère héroïque et que son extrême piété tournait au mysticisme religieux le plus tendre et le plus exalté. Son amour pour la mémoire de son mari allait jusqu’à la vision extatique. Sa longue vie depuis le jour où elle le perdit jusqu’à sa mort n’a été qu’une larme, une espérance et une invocation. Rentrée en France, ayant retrouvé son fils et ses filles, recueillant çà et là quelques débris de sa fortune considérable, elle s’était enfermée dans une terre du Dauphiné ; elle y menait une vie toute monastique, vivifiée seulement par ses bonnes œuvres et par sa tendresse pour ses enfants. Les jésuites, sous le nom de Pères de la Foi, venaient de fonder un collège sur les frontières de la France et de ; la Savoie, à Belley. Ce collège grandissait de renommée au milieu de tous les débris d’institutions enseignantes dispersées par la révolution. Il contrastait heureusement aussi avec cette éducation au tambour des lycées impériaux, où Bonaparte, empereur, voulait mettre la pensée de toute la France en uniforme et faire un peuple de soldats au lieu d’un peuple de citoyens. Les familles nobles, ennemies de l’empire, les familles religieuses de la bourgeoisie, envoyaient de France, de Savoie, d’Allemagne et d’Italie leurs fils dans cette institution naissante. Trois cents jeunes gens de tous les pays y recevaient une éducation à la fois pieuse et libérale. Je ne suis pas partisan en général de l’éducation du siècle par le clergé ; je déteste la théocratie, parce qu’elle revendique la tyrannie au nom du’Dieu de liberté et qu’elle la perpétue en la sacrant. Je redoute pour l’esprit humain l’influence du sacerdoce dans les gouvernements ; mais aucune de ces considérations ne m’empêchera de reconnaître et de proclamer la vérité. On ne me fera jamais nier le bien où il est.

Tant que l’esprit du siècle ne deviendra pas une foi religieuse qui dévore à son tour les âmes, les établissements laïques lutteront inégalement avec les établissements du sacerdoce. Il faut que l’État devienne une religion aussi. S’il n’est qu’une administration morte, il est vaincu. Il n’y a pas de budget qui vaille un grain de foi pour acheter les âmes.

Madame de Virieu se hâta de placer son fils dans le collège de Belley. Ma mère m’y amena. Nous nous y rencontrâmes. Nos deux caractères avaient en apparence peu d’analogie. Il était gai, j’étais triste ; turbulent, j’étair calme ; railleur, j’étais sérieux ; sceptique, j’étais pieux. Mais il avait un cœur très-tendre sous son apparente rudesse, et un esprit supérieur qui aspirait pour ainsi dire de haut toute chose sans avoir la peine de rien regarder. Je ne le recherchai pas ; ce fut lui qui me rechercha longtemps sans se rebuter de mon peu de goût pour son étourderie spirituelle et de mon peu d’empressement à répondre à son amitié.

Cependant, à mesure que nous grandissions et que nos deux intelligences s’élevaient un peu au-dessus de la foule de nos camarades, notre intimité s’accrut davantage. Il s’établit entre lui et moi une espèce de confidence d’esprit par-dessus la tête de nos condisciples et même de nos professeurs. Il n’avait que moi pour l’entendre. Cet isolement du vulgaire nous jeta davantage dans l’entretien l’un de l’autre. Se bien comprendre, c’est presque s’aimer. Notre amitié un peu froide fut donc longtemps d’esprit avant d’être de cœur. Ce ne fut qu’après être sortis du collège, et en nous retrouvant plus tard dans l’âge des passions et des attendrissements, que nous nous aimâmes d’une complète et sensible affection.

À cette époque, Virieu, plus âgé que moi de quelques années, touchait l’adolescence. C’était une tête blonde et bouclée du Nord avec un front proéminent et sculpté à grandes bosses comme par le pouce de Michel-Ange. On y lisait plus de puissances diverses que de régularité et d’harmonie dans ces nombreuses facultés. Ses yeux étaient bleus, mais aussi brillants que des yeux noirs. C’était là qu’étaient reflétés toute la grâce et tout le rayonnement de son âme. Le reste de sa figure était de la force mêlée d’un peu de rudesse. Le regard tremblait comme de la lumière dans l’eau. Son nez, comme celui de Socrate, était relevé et renflé aux narines par les muscles fins de l’ironie. Sa bouche, trop ouverte, était celle de l’orateur qui lance la parole plutôt que celle du philosophe qui la médite.

Il avait dans l’attitude, dans le geste, dans le mot, un certain dédain de la foule et un sentiment intérieur de supériorité de race et de fierté de naissance qui rappelait ces habitudes de familles nobles où l’on regarde du haut en bas. Son esprit était si vaste, si plein, si disponible, qu’il était pour ainsi dire débordant et embarrassé du trop grand nombre de ses aptitudes, stérilisé par l’excès même de fécondité, comme ces hommes à qui une imagination trop active fournit trop de mots à la fois sur les lèvres, et qui, par excès même de paroles, finissent par balbutier.

Il balbutiait en effet et bégayait dans son enfance. Sa parole ne devint calme et claire que quand le bouillonnement de la jeunesse fut apaisé. Bien qu’il fût presque toujours le dernier dans toutes les classes, ses camarades et ses maîtres le regardaient d’un commun accord comme le premier. Il était entendu qu’il l’aurait été s’il l’avait voulu ; mais son esprit était rarement où on voulait le conduire ; il était aux mathématiques quand nous étions au latin, à l’histoire quand nous expliquions les poëtes, aux poëtes quand il s’agissait des philosophes. On lui passait tout cela. Il arrivait autrement, mais il arrivait toujours, seulement il n’arrivait pas à l’heure. Son esprit était à libre allure ; il ne pouvait marcher dans l’ornière de personne ; il se traçait la sienne au gré de ses caprices ; il était né pour les solitudes de l’esprit.


XVI


S’il étudiait moins que nous, il pensait beaucoup plus. Son guide était Montaigne, de qui sa mère descendait. Ce génie amuseur et douteur avait passé en partie avec le sang dans ce jeune homme. Le livre de Montaigne était son vade mecum. Dès l’âge de douze ans, il savait par cœur presque tous les chapitres de cette encyclopédie du scepticisme. Il me les récitait sans cesse. Je combattais de toutes mes forces ce goût exclusif pour Montaigne. Ce doute qui se complaît à douter me paraissait infernal. L’homme est né pour croire ou pour mourir. Montaigne ne peut produire que la stérilité dans l’esprit qui le goûte. Ne rien croire, c’est ne rien faire.

Le cynisme aussi des expressions de Montaigne heurtait et froissait la délicatesse de ma sensibilité. La saleté des mots est une souillure de l’âme. Un mot obscène faisait sur mon esprit la même impression qu’une odeur infecte sur mon odorat. Je n’aimais de Montaigne que cette nudité charmante du style qui dévoile les formes gracieuses de l’esprit et laisse voir jusqu’aux palpitations du cœur sous l’épiderme de l’homme. Mais sa philosophie me faisait pitié. Ce n’est pas la philosophie du pourceau, car il pense. Ce n’est pas la philosophie de l’homme, car il ne conclut rien. Mais c’est la philosophie de l’enfant qui joue avec tout.

Or, ce monde n’est pas un enfantillage. L’œuvre de Dieu vaut bien qu’on la prenne au sérieux, et la nature humaine est assez noble et assez malheureuse pour que, si on ne la prend pas en respect, on la prenne au moins en pitié. La plaisanterie en pareille matière n’est pas seulement cruelle, elle est une impiété.


XVII


Voilà ce que je disais dès lors à Virieu, et ce que plus tard il s’est dit mieux que moi, quand les notes graves de la passion et du malheur résonnèrent enfin dans son âme. Il creusait trop la pensée pour ne pas arriver au fond, c’est-à-dire à Dieu.

Quelques années après nos études finies, nous nous trouvâmes à Chambéry ; je m’y arrêtai un jour ou deux pour le voir en allant pour la première fois en Italie. Notre amitié se renoua avec plus de connaissance de nous-mêmes et avec une mutuelle inclination d’esprit plus prononcée que jamais. Trois ans de séparation nous avaient appris à nous regretter. Nous nous jurâmes une fraternité sérieuse et inaltérable. Nous nous sommes tenu parole. Depuis ce jour nous ne nous sommes plus quittés de cœur et d’esprit.


XVIII


Nous avons vécu à deux. Il vint me rejoindre à Rome six mois après. Nous voyageâmes longtemps ensemble ; nous achevâmes l’un à l’autre notre éducation : ce qui manquait à l’un, l’autre le lui donnait. Dans cet échange quotidien de nos facultés, il apportait l’idée, moi le sentiment ; la critique, moi l’inspiration ; la science, moi l’imagination. Il n’écrivait jamais rien ; il était comme ces esprits délicats qui ne se satisfont jamais de leur œuvre et qui préfèrent la garder éternellement à l’état de conception dans leur sein plutôt que de la produire imparfaite et de profaner leur idéal en le manifestant. Ce sont les plus grands esprits. Ils désespèrent d’atteindre jamais par la parole, par l’art et par l’action a la grandeur de leurs pensées. Ils vivent stériles ; mais ce n’est pas par impuissance : c’est par excès de force et par la passion maladive de la perfection. Ces hommes sont les vierges de l’esprit. Ils n’épousent que leur idéal et meurent sans rien laisser d’eux à la terre. C’est ainsi que Virieu est mort en emportant un génie inconnu avec lui.


XIX


Rentrés en France, nous ne nous quittâmes presque plus. A Paris, nous habitions ensemble. L’été, j’allais passer des mois entiers au sein de sa famille, dans la solitude de sa demeure en Dauphiné, entre sa mère, toute consacrée à Dieu, et sa plus jeune sœur, toute consacrée à sa mère et à lui. Cette sœur (son nom était Stéphanie), quoique jeune, riche et charmante, avait dès lors renoncé au monde et au mariage pour se dévouer tout entière à sa famille et à la peinture, dont elle avait le génie. Elle était le Greuze des femmes.

Nous passions les longues journés de l’automne at lui faire des lectures pendant qu’elle peignait, ou à concevoir pour elle des sujets de tableaux auxquels la rapide improvisation de son crayon donnait à l’instant la forme et la vie. Elle adorait son frère et elle s’intéressait à moi à cause de lui. Madame de Virieu, assise dans un grand fauteuil, au coin de la cheminée, silencieuse et recueillie dans la tristesse et dans la prière intérieure, présidait ces studieuses soirées de famille ; elle jetait de temps en temps un regard tendre et un sourire distrait de notre côté, comme pour nous dire : « Je ne participe à une joie de la terre que par vous. »

La vie calme et innocente de cette sainte maison me rafraîchissait et me reposait le cœur, presque toujours agite ou fatigué de passions. C’était le recueillement de mes jeunes années.

Au moment de la chute de l’empire, que Virieu et tous les jeunes gens de ce temps ne détestaient pas moins que moi, nous entrâmes ensemble dans la maison militaire du roi. Nous en sortîmes ensemble quand cette garde fut licenciée. Nous entrâmes ensemble dans la carrière diplomatique. Il suivit le duc de Richelieu en Allemagne. Il fut attaché à l’ambassade du duc de Luxembourg au Brésil. Il accompagna M. de la Ferronnays au congrès de Vérone. Il fut secrétaire de la légation à Turin et à Munich. Des peines secrètes altérèrent sa santé. Il quitta la diplomatie et rentra dans sa famille. Ces absences, que nous remplissions d’une correspondance de tous les jours, n’avaient relâché en rien les liens de notre amitié ; Nous nous entendions de plus loin, voila tout. Notre bourse était commune comme l’étaient nos pensées. Combien de fois n’a t-il pas comblé de sa fortune les insuffisances et les désastres de la mienne ? Il ne savait pas si je le rembourserais jamais, il ne s’en inquiétait pas. Il aurait dépensé son âme pour moi sans compter avec sa propre vie. Comment aurait-il compté avec sa fortune ?

Moi-même je ne lui faisais pas l’affront d’être reconnaissant. Ma reconnaissance, c’était de ne pas compter et de ne rien séparer entre nous. Combien n’y a-t-il pas à lui dans ce qui est aujourd’hui à moi ? Esprit, âme, cœur, fortune, Dieu seul pourrait dire : « Ceci est de l’un, ceci est de l’autre. » Les hommes ainsi unis devraient pouvoir confondre leur mémoire de même qu’ils ont confondu leur vie, et s’appeler du même nom dans la postérité comme un être collectif. Cela serait à la fois plus vrai et plus doux. Pourquoi deux noms où il n’y eut, en réalité, qu’un seul homme ?


XX


Il épousa, quelques années après, une jeune personne dont la grâce modeste, la vertu et l’attachement passionnés ensevelirent pour jamais sa vie dans l’obscurité d’une félicité domestique. Son esprit si supérieur ne faiblit pas, mais il s’abattit du nuage sur le sol. Son âme, autrefois curieuse et sceptique, crut avoir trouvé la vérité dans le bonheur et le repos, dans la foi de sa mère. Il se renferma dans l’amour de sa femme et de ses enfants. Il borna sa vie et n’en franchit plus la borne. Son cœur ne sortait de cette enceinte de famille que par l’amitié pour moi, qui s’était conservée en lui tout entière. Du bord où il s’était assis, il me regardait marcher, monter ou tomber. Il croyait plus au passé qu’à l’avenir, comme tous les hommes fatigués du temps. Il s’intéressait peu aux agitations présentes du monde politique. Il ne les regardait que de côté. Il aimait toujours la liberté, mais il ne l’attendait que de Dieu, comme il ne voyait de stabilité que dans la loi. Le mysticisme de sa mère jetait ses consolantes illusions sur sa piété.

Il m’écrivait souvent sur les affaires du temps. Ses lettres étaient tristes et graves, comme la voix d’un homme qui parle du fond du sanctuaire à ceux qui sont sur la place publique. Une fois, je fus quinze jours sans recevoir de ses lettres. J’en reçus une de sa sœur qui m’apprenait sa fin. Il était mort dans les bras de sa femme en bénissant ses fils et en me nommant parmi ceux qu’il regrettait de laisser sur la terre et qu’il désirait de retrouver ailleurs. La religion avait immortalisé d’avance son dernier soupir. Sceptique en commençant le chemin, a mesure qu’il avait avancé dans la vie il avait vu plus clair. A l’extrémité de la route il ne doutait plus. Il touchait à Dieu !

Je perdis en lui le témoin vivant de toute la première moitié de ma vie. Je sentis que la mort déchirait la plus chère page de mon histoire ; elle est ensevelie avec lui.


XXI


Ce fut en Dauphiné, dans les ruines du vieux château de sa famille, appelé Pupetières, que j’écrivis pour lui la méditation poétique intitulée le Vallon. Ces vers rappellent le site et les sentiments que cette solitude, ces bois et ces eaux faisaient alors murmurer en nous. Si l’on écrivait le murmure des hois et des eaux, on aurait mieux que ces faibles strophes. L’âme du poëte est une eau courante qui écrit ses murmures et qui les chante ; mais nous les écrivons avec les notes de l’homme, et la nature avec les notes de Dieu.

Après avoir quitté définitivement le service, je rentrai dans la maison paternelle, et je repris mes voyages. Ils me portaient souvent vers les Alpes. C’est ici le lieu de parler d’un homme qui m’y attirait le plus. Cet homme était le baron Louis de Vignet. Il est mort, il y a peu d’années, ambassadeur de Sardaigne à Naples. Sa tombe renferme une des plus chères reliques de la vie de mon cœur. Que peut l’homme pour l’homme qui n’est plus ? Bien qu’une froide épitaphe. La pierre garde la mémoire plus longtemps que le cœur ; c’est pour cela qu’on grave un nom et un mot sur un sépulcre. Mais quand la génération est éteinte, les hommes qui passent ne comprennent plus ni le mot ni le nom. Il faut donc les expliquer.

Louis de Vignet, que je connus au collège, était fils d’un sénateur de Chambéry, et neveu par sa mère du comte Joseph de Maistre, le philosophe, et du comte Xavier de Maistre, le Sterne du siècle, mais le Sterne plus sensible et plus naturel que l’écrivain anglais.

Louis de Vignet et moi nous étions, au collège des jésuites, les deux enfants rivaux qui se disputaient toutes les palmes que l’orgueil imprudent des maîtres se plaisait ât présenter à l’émulation de leurs condisciples. Plus âgé que moi de quelques années, d’une pensée plus mûre, d’une volonté plus forte à son œuvre, il l’emportait souvent. Je n’étais point jaloux ; la nature ne m’avait pas fait envieux. Quant à lui, il paraissait peu satisfait de la victoire et humilié des défaites. C’étaient l’Italien et le Français aux prises. Nos deux natures présentaient dans le visage comme dans le caractère le contraste de ces deux types nationaux. Vignet était un grand jeune homme maigre, un peu voûté, penchant sur sa poitrine un front couvert de cheveux noirs. Son teint était pâle et un peu cuivré ; son œil enfoncé se cachait sous de longs cils ; son nez aquilin et effilé était sculpté avec une admirable finesse. Ses lèvres minces se desserraient rarement. Une expression habituelle d’amertume et de dédain déprimait légèrement les coins de sa bouche. Son menton était coupé à angles droits comme la tête du cheval arabe. L’ovale de sa figure était allongé, flexible et gracieux. Il parlait peu. Il se promenait seul. Il se sentait par l’âge et par l’énergie du caractère au-dessus de nous. Ses camarades ne l’aimaient pas. Ses maîtres le craignaient. Il y avait du mécontent dans son silence et du conspirateur dans sa solitude.

Il ne dissimulait pas son mépris pour les exercices religieux auxquels on nous assujettissait. Il se vantait de son incrédulité et presque de son athéisme. Je me sentais de l’admiration pour son talent, de la compassion pour son isolement, mais peu de penchant pour sa personne. Il y avait dans son regard quelque chose du Faust allemand qui fascinait la pensée comme une énigme, arrachait l’admiration, mais qui repoussait l’intimité.

Aucun des hommes que j’ai connus n’avait reçu de la nature de si puissantes facultés. Son esprit était un instrument aiguisé et fort dont sa volonté se servait à tout sans que rien résistait. Il avait le don naturel du style, comme si sa plume eût suivi le calque des plus grands écrivains. Il était naturellement antique dans le discours, poëte harmonieux et sensible dans les vers, philosophe hardi et dominateur avant l’âge de la pensée. Nous pâlissions tous devant lui dans nos compositions. Seulement il péchait par excès de réminiscences et par un peu d’apprêt. Le naturel et l’improvisation plus vraie me donnaient quelquefois l’avantage. Je ne le dépassais que par l’absence de quelques défauts, mais j’étais loin de me prévaloir de ces victoires, et je sentais plus que personne sa supériorité d’âge, de travail et de talent.


XXII


Il sortit de ses études trois ans avant moi. Il laissa un nom parmi nous comme cette trace qu’un homme supérieur laisse en traversant une foule et qui ne se referme que longtemps après. Nous en parlions avec une admiration mêlée d’un peu de terreur. Nous le croyions appelé à quelque haute mais sinistre vocation. Nous en attendions je ne sais quoi de grand. C’était comme le pressentiment d’une destinée. Nous apprîmes qu’il faisait ses études de droit à l’école de Grenoble ; que là, comme ailleurs, il était admiré mais peu aimé ; qu’il vivait dans un fier dédain de la foule ; qu’il ne donnait dans aucune des sottes vanités de la jeunesse de ces écoles ; qu’il se faisait même une gloire stoïque de sa pauvreté, comme Machiavel enfant, et qu’on le rencontrait souvent dans la rue en plein jour portant lui-même ses souliers percés à raccommoder à l’échoppe voisine, ou mangeant fièrement son morceau de pain, un livre sous le bras. Cette fierté de sobriété et de mâle indépendance bravait le mépris de ses camarades et dénotait une âme plus forte que leur raillerie. Mais on ne le raillait pas, on le respectait, et les preuves qu’il donnait dans l’occasion de ses talents comme légiste et comme orateur le plaçaient déjà très-haut dans l’opinion de la ville.

Il y avait six ans que nous nous étions séparés, quand le hasard nous réunit à Chambéry, où je passais quelques jours en revenant d’une course dans les Alpes. J’étais alors dans toute l’ébullition de mes plus vertes et de mes plus âpres années. Il n’y avait ni assez d’air dans le ciel, ni assez de feu dans le soleil, ni assez d’espace sur la terre pour le besoin d’aspiration, d’agitation et de combustion qui me dévorait. J’étais une fièvre vivante ; j’en avais le délire et l’inquiétude dans tous les membres. Les habitudes régulières de mes années d’étude et la douce piété de ma mère et de nos maîtres étaient loin de moi. Mes amitiés se profanaient au hasard comme mes sentiments. J’étais lié avec ce qu’il y avait de plus évaporé et de plus turbulent sous des formes heureuses, dans la jeunesse de mon pays et de mon époque. J’allais aux égarements par toutes les pentes, et cependant ces égarements me répugnaient. Ils n’étaient que d’imitation et non de nature. Quand j’étais seul, la solitude me purifiait.

C’est dans ces dispositions que je rencontrai Vignet. J’eus peine à le reconnaître. Jamais si peu d’années n’avaient opéré un changement si complet dans une physionomie. Je vis un jeune homme au maintien modeste, à la démarche lente et pensive, au timbre de parole sonore et caressant, à la figure reposée et harmonieuse, voilée seulement d’une ombre de mélancolie. Il vint à moi plutôt comme un père à son enfant que comme un jeune homme et son camarade. Il m’embrassa avec attendrissement. Il s’accusa de mauvaises jalousies que nos rivalités de succès dans les lettres lui avaient autrefois inspirées ; il me dit qu'il ne lui en restait dans l’âme que la honte, le repentir et le désir passionné de se lier pour la vie avec moi d’une indissoluble amitié. Ses traits, ses gestes, la limpidité de ses yeux bleus, correspondaient à ses paroles. Mon cœur s’ouvrit pour accueillir les épanchements du sien. Je sentais que cet homme grave, austère et tendre, retrempé dans la retraite au fond des montagnes, ayant en la force de se mettre à part du courant de sottises et de légèretés qui nous entraînait, original dans le bien, tandis que nous nous efforcions d’être de misérables copistes dans le mal, valait mieux que mes amis de plaisirs.


XXIII


Une onction charmante coulait de ses lèvres. Il me raconta son changement d’esprit en montant le matin, au lever du soleil, le petit vallon de châtaigniers qui conduit aux Charmettes, ce berceau fleuri du premier amour et du premier génie de Jean-Jacques Rousseau. Il y avait en ce moment dans Vignet, dans sa taille élancée mais affaissée sur elle-même, dans sa tête inclinée en avant, dans les boucles de ses cheveux noirs sortant de son chapeau par derrière et contrastant avec la pâleur de ses joues creuses, dans sa démarche lente et recueillie, et jusque dans son habit noir, étroit, râpé, boutonné sur sa poitrine, enfin dans le son tendre mais un peu découragé de sa voix, une parfaite ressemblance avec l’image que je m’étais faite du Vicaire savoyard, cette pittoresque création de Rousseau, ce Platon des montagnes dont le cap Sunium était un pauvre village du Chablais.


XXIV


Le père de Vignet était pauvre ; la révolution lui avait enlevé la dignité et les appointements de sénateur. Il s’était retiré dans le seul petit domaine qu’il possédât, à une lieue de Chambéry, auprès d’un joli village appelé Servolex. Il y était mort quelques années après, pendant que son fils était au collège avec moi.

La mère de mon ami, femme adorable et adorée de ses enfants, avait vendu, année par année, quelque champs de l’héritage pour achever l’éducation de ses deux fils et d’une fille. L’aîné de ses fils, que je ne connaissais pas, vivait à Genève et y étudiait l’administration. La pauvre mère vivait seule avec sa fille à Servolex, dans ce dernier débris des biens de la famille. Elle était tombée en maladie de langueur, par suite du découragement de ses espérances, de la décadence de sa maison et de la mort de son mari. Se sentant mourir elle-même, elle avait rappelé son fils Louis de Grenoble, pour la suppléer dans l’administration du petit bien et pour être le protecteur de sa sœur.


XXV


Vignet était accouru. La vue de sa mère mourante l’avait bouleversé. Une seule passion, sa tendresse filiale pour cette sainte femme, avait éteint en lui toutes les autres. Son orgueil avait été noyé dans ses larmes.

L’exemple de cette résignation calme et sereine à la mort que lui donnait tous les jours sa mère l’avait lui-même résigné à la vie. La piété n’avait pas persuadé, mais elle avait attendri son âme. Ce Dieu qu’il ne voyait pas encore, il le sentait et l’entendait en lui. Il avait prié pour la première fois et des milliers de fois au pied de ce lit de souffrance et de paix. Il s’était fait de la religion de sa mère pour prier.dans la même langue. Elle avait langui deux ans, elle avait expiré en lui léguant pour tout héritage sa religion. Il lui avait juré, à l’heure où les paroles sont sacrées, d’accepter ce legs de son âme. Il tenait son serment. Sa religion c’était sa mère ; sa conviction c’était sa promesse ; sa foi c’était son souvenir.


XXVI


Cependant ces deux années d’études tronquées et de carrière interrompue avaient bouleversé tout son avenir. Son ambition était ensevelie sous la pierre du tombeau de sa mère, dans le cimetière de Servolex. Sa santé s’était altérée par l’isolement et par la tristesse. Ses nerfs, tendus trop jeunes par la pensée et par la douleur, s’étaient brisés. Une mélancolie sereine, mais profonde et incurable, assombrissait tout l’horizon pour lui. Les hommes et leurs pensées courtes comme eux lui faisaient pitié. Rien ne valait la peine de rien.

Il avait renoncé résolument at toute carrière. Il avait pris le parti de vivre seul avec sa sœur, jeune personne digne de lui, dans leur pauvre domaine de Servolex. Il possédait à peu près trente mille francs en vignes, en bois et en terres autour de la maison, dont le revenu suffisait à sa vie frugale et à ses désirs retranchés. Des livres, la prière, quelques occupations littéraires remplissaient ses jours. Peut-être aimait-il au fond de l’âme une jeune personne de sa famille, orpheline et pauvre comme lui, et qui était souvent la compagne de sa sœur ? Mais cet amour, s’il existait, ne se trahissait jamais que par la constance d’un culte silencieux. Il croyait trop peu à sa fortune pour y associer une pauvre fille. Il ne manquait et son cœur qu’un ami. Il s’offrait à être le mien.

Bien souvent, depuis six ans, il avait pensé à moi comme au seul cœur auquel il voulût attacher le sien. Il n’avait pas osé m’écrire. Il savait que son caractère, acide alors et sauvage avait laissé à ses camarades de l’éloignement pour lui. Il savait aussi que j’étais plongé, avec des amis de circonstance, dans toutes les légèretés de la vie du monde. Il le déplorait pour moi. Je n’étais pas de cette chair dont le monde fait ses jouets et ses idoles. J’avais une âme qui surnageait sur ce cloaque de vanités et de vices. Cette âme devait aspirer en haut et non en bas. Ma mère était pieuse comme la sienne. Elle devait souffrir de l’air vicié où je vivais. Plus âgé que moi par les années, mais surtout par le malheur, qui compte les années par jour, il m’offrait une affection plus sainte et plus vraie que celle des jeunes compagnons de mes égarements. Il se dévouait a moi comme un frère.


XXVII


Je sentais la vérité et surtout l’accent de ses paroles, et j’en étais touché. Nous entrâmes, en causant ainsi, dans la maison déserte des Charmettes, qu’une pauvre femme nous ouvrit, comme si les maîtres, absents d’hier, avaient dû rentrer le soir. L’image charmante de madame de Warens et de Jean-Jacques Rousseau enfant peuplaient pour nous les trois petites chambres du rez-de-chaussée. Nous cherchions la place où ils s’asseyaient. Nous parcourûmes l’étroit jardin, nous nous assîmes au bout de l’allée, sous la petite tonnelle de chèvrefeuille et de vigne vierge où se fit le premier aveu d’un pur amour, depuis si profane. Vignet, quoique chrétien par la volonté, avait dans le cœur le même enthousiasme que moi pour Jean-Jacques Rousseau, ce seul écrivain du dix-huitième siècle dont le génie fût une âme. Nous passâmes une partie du jour dans ce jardin inondé de parfums et de soleil, comme si les plantes et les arbres se fussent réjouis de recevoir des hôtes dignes d’aimer leurs anciens maîtres. Nous n’en redescendîmes qu’au coucher du soleil, et nous redescendîmes ainsi.

Je sentais combien ce jeune homme, né près du berceau de Rousseau, inspiré comme lui, pauvre et malheureux comme lui, mais plus pur et plus religieux que lui, était au-dessus de ceux que j’appelais mes amis, et que je devais aux Charmettes bien autre chose qu’un vain souvenir de grand homme, l’amitié d’un homme de bien. Mon cœur ne demandait qu’à admirer.


XXVIII


Vignet m’emmena dans sa maison de Servolex et me présenta à sa famille. Deux des oncles de sa mère vivaient alors à Chambéry ou dans les environs de Servolex. Ils étaient les frères du comte Joseph et du comte Xavier de Maistre, qui résidaient en Russie. L’un était colonel en retraite, l’autre chanoine et bientôt évêque d’Aoste, en Savoie. Ces deux hommes étaient dignes du beau nom que le génie divers de leurs frères a fait depuis à leur maison. Ils avaient, en outre, le génie de la bonté. Leur conversation étincelait de cette lueur de gaieté douce, dont le rire ne coûte rien à la bienveillance. La nature avait fait à cette famille le don de grâce. C’était la finesse italienne sous la naïveté du montagnard de la Savoie. Leurs principes étaient austères, leur indulgence excusait tout. Longtemps ballottés par les événements de la révolution, émigrés, jetés d’un bord à l’autre, ils étaient comme ces rudes pierres de leurs montagnes que les avalanches ont roulées dans le torrent, que le torrent a limées et polies pendant des siècles, qui sont devenues luisantes et douces au toucher, mais qui n’en restent pas moins pierres sous la surface qui les adoucit.


XXIX


Mêlés à des événements et à des hommes divers, ils savaient tout le siècle par cœur. Le côté plaisant et ironique des choses leur apparaissait toujours avant tout. Ils ne prenaient au sérieux que l’honneur et Dieu. Tout le reste était pour eux du domaine de la comédie humaine. Ils se moquaient de la pièce, mais ils avaient de la pitié pour les acteurs.

Le chanoine surtout était l’esprit le plus excentrique et le plus original que j’aie jamais connu. Il écrivait le matin des sermons dont il nous lisait des fragments le soir, et il faisait un recueil de toutes les anecdotes bouffonnes, mais chastes, qu’il avait pu récolter dans sa tournée : une espèce de dictionnaire de la gaieté ou d’encyclopédie du rire à l’usage de la famille et des voisins. Mais ce rire était celui d’un ange et d’un saint. Il ne devait coûter ni rougeur au front, ni larmes aux victimes. C’était le côté plaisant de la nature, mais jamais le mauvais côté. Il était très-lié avec madame de Staël, dont il n’aimait pas les principes, dont il plaisantait l’enthousiasme, mais dont il adorait la bonté. Leur correspondance était fréquente et bizarre. C’était l’agacerie charmante de l’esprit et du génie. C’était la religion gracieuse et tolérante jetant un peu de poussière aux ailes de la philosophie, mais sans vouloir les souiller. C’était le badinage courtois de la poésie et de la prose. Elles se faisaient briller en luttant. Je passai des journées délicieuses dans cette intimité de famille.

Ce fut à une autre époque que j’y connus le comte Joseph de Maistre, le frère aîné de tous ces frères, le Lévi de cette tribu. J’entendis de sa bouche la lecture des Soirées de Saint-Pétersbourg avant leur publication. Les amis et les ennemis de sa philosophie connaissaient également peu l’homme sous l’écrivain.

Le comte de Maistre était un homme de grande taille, d’une belle et mâle figure militaire, d’un front haut et découvert, où flottaient seulement, comme les débris d’une couronne, quelques belles mèches de cheveux argentés. Son œif était vif, pur, franc. Sa bouche avait l’expression habituelle de fine plaisanterie qui caractérisait toute la famille ; il avait dans l’attitude la dignité de son rang, de sa pensée, de son âge. Il eût été impossible de le voir sans s’arrêter et sans soupçonner qu’on passait devant quelque chose de grand.

Sorti jeune de ses montagnes, il avait d’abord vécu à Turin, puis les secousses l’avaient jeté en Sardaigne, puis en Russie, sans avoir passé par la France, ni par l’Angleterre, ni par l’Allemagne. Il avait été dépaysé moralement dès sa jeunesse. Il ne savait rien que par les livres, et il en avait lu très-peu. De là, sa merveilleuse excentricité de pensée et de style. C’étaít une âme brute, mais une grande âme ; une intelligence peu policée, mais une vaste intelligence ; un style rude, mais un fort style. Livré ainsi à lui-même, toute sa philosophie n’était que la théorie de ses instincts religieux. Les passions saintes de son esprit étaient passées chez lui à l’état de foi. Il s’était fait des dogmes de ses préventions. C’était là tout le philosophe. L’écrivain était bien supérieur en lui au penseur, mais l’homme était très-supérieur encore au penseur et à l’écrivain. Sa foi, à laquelle il donnait trop souvent le vêtement du sophisme et l’attitude du paradoxe qui defie la raison, était sincère, sublime, féconde dans sa vie. C’était une vertu antique ou plutôt une vertu rude et à grands traits de l’Ancien Testament, tel que ce Moïse de Michel-Ange, dont les membres ont encore l’empreinte du ciseau qui les a ébauchés. Sous les formes de l’homme, on sent encore le rocher. Ainsi ce génie n’était que dégrossi, mais il était à grandes proportions. Voilà pourquoi M. de Maistre est populaire. Plus harmonieux et plus parfait, il plairait moins à la foule, qui ne regarde jamais de près. C’est un Bossuet alpestre.